³ - mirage et vérité d'âme

< Annie >

Phil habite dans un mobil-home blanc cassé à la sortie de Bleach Hill. C'est un coin assez reculé de la ville, avec à l'Est champs de blé et autoroutes, et à l'Ouest aperçu des façades des pavillons du quartier américain. En somme un endroit plutôt calme, même s'il arrive que nos voisines les grands-mères se lancent un peu trop à l'improviste lors de leurs soirées karaoké entre copines, fenêtres ouvertes -l'insonorisation merdique n'arrange en rien la santé de mes tympans-. Mais bon, j'ai une chambre -et pas au grenier- ; puis Phil cuisine drôlement bien.

Ce type, puisque je t'en parle, cherche toujours à se donner un genre fonctionnaire-maniériste, mais en-dessous de ça se dissimule juste un citoyen lambda qui préfère se fondre dans la masse afin d'éviter les emmerdes. Je le comprends, quelque part, on prend vite goût à l'invisibilité.

Enfin bref, ce gars est un super cuisto. C'est lui qui m'a fait découvrir la nourriture mexicaine (parce que je t'avoue qu'à part les tacos, je ne connaissais vraiment rien ... quoique, c'est mexicain le chili con carne ?)

« Tu comptes t'inscrire dans un des clubs du lycée, Harden ? demanda-t-il au bout d'une semaine, au moment du dîner.

Un plat d'enchiladas refroidissait au centre de la table de l'entrée-cuisine-salon. Ma mère mangeait en silence ; un sourire flottait sur ses lèvres quand elle releva ses yeux vers moi :

— Ouais, ce serait une bonne idée. Tu sais ce qu'ils ont comme groupes là-bas ?

J'haussai les épaules en remuant ma fourchette dans la tortilla encore chaude. Aucune envie de passer mon temps libre avec des ratés que je dois déjà côtoyer chaque jour de l'année sans me plaindre. Ou presque.

— À part le club de football et de Cheer, le club de maths et d'échec, y a pas grand chose.

Phil attrapa la carafe d'eau avant de se servir un verre.

— Et le football ne te tente pas ?

Je grimaçai :

— C'est pas trop mon trip, le sport.

— Ça te donnerait l'occasion de rencontrer des garçons de ton âge, Harden, ça pourrait être pas mal d'essayer, commenta ma parente en haussant les sourcils.

Je suis donc résolument un asociable à leurs yeux, intéressant.

— Non ... je le sens pas.

— Ce serait du gâchis, avec un corps pareil ! prononça Phil en engouffrant une cuillerée de son plat.

Il y eut un court silence avant quand ma mère éclate d'un rire maîtrisé ; Phil dansa des épaules. En remarquant que je n'étais visiblement pas sur la même longueur d'ondes qu'eux niveau humour, Arlyn reprit :

— Enfin, c'est comme tu veux bien sûr. »

Je ne la reconnais pas Annie. C'est dans des moments comme ceux-là qu'on réalise que les titres familiaux n'ont aucune espèce d'importance. Je n'avais pas revu ma mère depuis trois ans, trois longues et tumultueuses années. Et maintenant que je l'ai de nouveau devant les yeux ... je sais pas, il y a un truc qui coince. Son sourire fatigué, son regard vieillit, les rides qui déforment son visage autrefois si lisse : j'ai l'impression de ne plus savoir qui elle est. Pourtant elle est loin d'être âgée, ma vieille.

Mais la retenue dont elle fait part depuis mon retour me fait limite peur. J'avais le souvenir d'une blondasse hurlant dans un studio miteux, ramenant chaque soir un homme différent dans sa chambre et faisant trembler les murs lorsqu'elle trouvait suffisamment d'argent pour s'acheter un pack de whisky.

Aujourd'hui elle passe l'aspirateur dans le salon, rigole discrètement aux blagues de son copain et me demande ce que je veux pour le petit déjeuner quand je me lève.

Je suppose que je devrais être heureux. Profiter de ce doux rêve, de ce mirage irrationnel. Car c'est ça la question en fin de compte ; combien de temps ça durera ? Comment je peux être sûr de ne pas me réveiller un matin et retrouver la maison sens dessus dessous, ma mère pleurant sur un canapé déchiré ? Tu veux que je te dise, chère cousine, ce qui me terrifie le plus dans cette histoire ? C'est ce qui va se passer ensuite. Après le mirage.

Je suis bête, hein. Desfois je me dis que c'est peut-être moi qui gâche tout. Quand j'étais chez toi à Maple Hill, elle a réussit à reconstruire sa vie de son côté. Toute seule. Phil est un gars bien.  Oui, et quand j'étais avec toi ... on sait tous les deux comment ça c'est terminé. J'en ai assez d'être le fauteur de problèmes et de désordre dans les vies qui m'entourent. J'ai tellement détruit, Annie. Je ne mérite même pas de profiter d'un seul instant de ce mirage idéaliste.

Je suis l'élément pertubateur ; Arlyn devrait s'en être rendue compte depuis le temps. Alors je me demande pourquoi elle a tant insisté pour que je revienne. >>

La première fois que j'ai parlé avec Harden, il faisait nuit. J'étais passée chez Early's afin d'acheter des briques de jus de grenade et des bâtons de colle pour Owen -ce débile les bouffe- lorsque j'ai reconnu ses mains. Il était assis sur le banc, bras ballants. Seules ses phalanges sortaient de l'ombre créée par le lampadaire. Des courbes galbées par une lumière oscillante. Mon téléphone affichait un neuf, deux points et deux zéro. Ponctuel(le).

« Je te reconnais toi, il me pointa du doigt. Toi. »

La nuit semblait l'avoir changé (ce n'était pas que la nuit). Son genoux bâtait la mesure d'un rythme silencieux ; ses doigts longilignes se désiraient entre eux sans arriver à se trouver.

« Toi, reprit-il.

Brin-de-paille, enchantée.

Il eut un rire, un éclat. Un soupir pincé :

— Moi aussi je trouve que ce prof est un gros con.

J'haussai les épaules.

— Il l'a pas toujours été.

— Quoi ?

— Gros. »

Il sourit -sans les dents cette fois-, et mon regard vrilla de nouveau sur ses mains jointes devant lui ; quelle histoire, les mains d'Harden.

« C'est lequel ton album préféré ? Lança-t-il, en sachant que j'allais machinalement faire le parallèle avec les Pink Floyd.

— The Piper At The Gates of Dawn.

Son sourire ne daignait pas s'effacer de ses lèvres. Je le devinais dans l'ombre, je commençais à m'habituer à l'éclairage tamisé des néons tressautant.

— Un nom bien long pour un premier album.

Je confirmai de haut en bas.

— Et toi ? Fis-je à mon tour.

Il renifla, trompette inspirant l'air froid.

— La face obscure de la lune.

— Classique.

— En vérité, il n'y a que le nom qui m'intéresse, expliqua-t-il. »

Il cligna des yeux (je ne percevais qu'une partie de ses cils blond). Soudainement, il revint sur ses pieds en enfonçant ses précieuses mains à l'intérieur de ses poches. Un jean égratigné, un tee-shirt blanc discutablement trop grand, avec comme pardessus une veste orangée. La tenue d'Harden.

« Comment tu t'appelles ? Continua t-il en se rapprochant.

Oh, il était plus grand que ce que j'imaginais. L'ombre dans laquelle baignait son visage me donnait l'impression d'être encore plus minuscule. Son ton impassible troublait. Je répondis d'une voix, écorchée par mes précédentes déglutitions :

— Ezra.

Regard appuyé, Swich-Swich -frottements de veste- ; silence, il leva les yeux vers le ciel éteint.

— Il fait nuit, Ezra. Les étoiles n'existent pas à Riverdeen.

— Les lampadaires ne s'éteignent qu'après minuit.

— Pas tous, il descendit de nouveau son regard incisif vers moi. Seuls ceux des rues piétonnes et des impasses. »

Il était arrivé en début de semaine et connaissait déjà la ville mieux que moi. Plantée par son discours, il me contourna de sa lenteur singulière et se stoppa à ma gauche, en face du chemin goudronné qui s'évanouissait à travers la pénombre. Côte à côte.

(Retour du Swich-Swich ; veste contre veste, bras droit contre épaule gauche. Je frissonnai).

« Mais c'est tout de même pas totalement faux ce qu'il disait, ce type était un putin de junkie, poursuivit-il.

— Je ne juge pas les gens par rapport à leurs faiblesses.

— Il me semble qu'il y a une légère différence entre « faiblesse » et « addiction ». Ce mot te fait peur ? »

J'ouvrai la bouche sans qu'un seul son n'en sorte. Cette situation se présentait comme assez étrange ; tous deux face à l'asphalte ébène, strié de bandes blanches, de panneaux stop et de boîtes aux lettres sur les trottoirs. Pourtant tout me paraissait complètement normal : moi, Brin-de-paille, la route qui continuait jusqu'à disparaître dans les tréfonds de l'obscure campagne, posté l'un à côté de l'autre sans ne rien savoir de plus que nos prénoms. C'était évident.

« Non, craquai-je finalement.

— Tu mens.

Ses mains se mouvèrent dans le tissu de ses poches. Il persista :

— Tu transpires de peur même.

Je n'en savais rien.

— Non.

Il pivota, me détailla précisément de ses yeux bleu. Deux poils de barbe se battaient en duel sur son menton.

— T'en es aussi sûre que ça ?

— Évidemment.

Je n'en sais toujours rien.

Son sourire s'envola sur ses mots :

— Si t'en es aussi sûre ... on verra bien. »

Il parlait tellement légèrement qu'on aurait dit qu'il plaisantait. (J'aurais aimé savoir qu'il était en réalité beaucoup plus sérieux que ça.)

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