CHAPITRE 37 - RÊVE

Kim Taehyung, 24 ans,

Juillet 2024, Seoul.

Nous n'avons pas été dans la même équipe avec Jungkook, ce qui m'a permis d'éviter plus facilement son regard sans que ça ne paraisse trop suspect. Je ne veux pas mettre de la distance entre nous, mais s'il est trop proche, il risquerait de se rendre compte que quelque chose ne va pas.

J'aimerais être sûr des informations que j'ai entendu avant de lui en parler, je ne veux pas créer d'histoire inutile. Je peux me tromper, avoir mal compris, et je ne peux pas foutre en l'air autant d'années de collaboration sur un malentendu.

— Je vais m'entraîner un peu, nous informe Jungkook en repositionnant son sac à dos.

— J'avais bien envie d'aller boire un verre, ça fait longtemps qu'on ne l'a pas fait tous ensemble, déclare Jimin en retirant son haut qui a été taché par ses exploits en cuisine.

Avec Namjoon, ils sont les seuls à avoir mis un véritable bordel, et ils étaient dans mon équipe. C'était évident que le staff allait choisir le plat du maknae et de Hoseok comme gagnant, même moi je l'aurais sélectionné.

Ceci dit, je n'ai fait que décorer le plat, alors je ne vais rien dire.

— Ça me va, s'enjaille notre danseur principal.

— J'imagine que je n'ai pas le choix, dit notre leader. Tu nous accompagnes ? me demande-t-il et je secoue la tête.

— Je suis claqué, je préfère rentrer et me faire couler un bon bain.

J'en rêve depuis hier, surtout que ça me permettra de remettre mes idées au clair.

— Okay, si jamais l'envie te prend, tu pourras toujours nous rejoindre plus tard, conclue Jimin.

Je les regarde partir, puis sors mon téléphone pour envoyer un message à Seojun afin de savoir s'il est en bas.

— On se dit à demain alors ?

La voix de Jungkook me tire de ma torpeur et mon regard croise le sien pour la première fois depuis le début du tournage. Ses iris noirs parcourent mon visage avec un air que je ne lui connais pas, comme s'il était un peu troublé, qu'il ne savait pas quoi faire.

— Oui, on se verra à la répétition, lui réponds-je en hochant la tête, soudainement mal-à-l'aise également.

Je crois qu'on ne sait pas trop comment se quitter. Ces trois derniers jours, nous les avons littéralement passés ensemble, sans beaucoup d'interruption. Ça sera la première nuit où l'on ne dormira pas tous les deux.

J'amorce mon départ en lui souriant simplement et en lui envoyant un petit signe de la main. Je ne fais que quelques pas avant qu'il ne me retienne par le poignet, tirant sur mon bras pour que je me retourne.

Il ne dit rien, il m'attrape par le cou et pose ses lèvres sur ma joue. Je ferme les yeux à ce contact, ressentant toutes les vibrations que cela procure à mon corps.

Je suis définitivement foutu, jusqu'à la moelle.

Il s'en va après ce baiser, me laissant démuni au beau milieu de ce couloir avec une dernière pensée : comment Harin a-t-elle pu se servir d'un homme tel que Jungkook ?

Une fois en bas, je suis étonné de ne pas voir la voiture de mon chauffeur. Peut-être qu'il n'a pas eu mon message lui disant que j'arrivais ? C'est lui qui m'a conduit ici, il savait que je n'en avais pas pour longtemps. Habituellement, il s'occupe de tous les trajets professionnels et aujourd'hui, ça en était un.

Seojun doit lire dans mes pensées puisqu'il m'appelle.

— Je ne te vois pas, tu es garé où ? le questionné-je en décrochant, ne le laissant pas parler.

— Mais je croyais que tu te débrouillais pour rentrer.

Je fronce les sourcils, qu'est-ce qu'il raconte ?

— On avait convenu que tu devais me ramener chez moi.

— Oui, mais on m'a ensuite dit que tu allais rentrer avec Jungkook-ssi.

Quoi ?

— Non, il reste s'entraîner. Qui t'a dit ça ?

— Yoon Harin-ssi.

Mon sang se glace et mon corps se fige.

Soudainement, comme par instinct, je relève la tête, pris d'une angoisse que je ne peux pas expliquer.

Je comprends qu'il lui ait fait confiance, il l'a déjà conduit à plusieurs événements professionnels au nom du groupe. Maintenant que j'y pense, elle m'a accompagnée pour aller à l'ouverture de cette boutique physique il y a deux ans.

Mon dieu, à quel point s'est-elle foutue de notre gueule ?

— Ne fais plus confiance à cette fille, déclaré-je avec rudesse.

Je regarde partout autour de moi, mes poils se hérissant comme s'ils sentaient le danger roder. Et peut-être qu'il est là, à guetter une opportunité, un moment d'inattention de ma part. Une voiture noire passe à mon niveau et un mauvais pressentiment m'envahi. Quand elle ralentie à ma hauteur, mes jambes se mettent aussitôt en mouvement.

— Comment ça ? Est-ce que tout va bien ?

J'avance, puis quitte la rue principale pour m'enfoncer dans un recoin que j'espère assez isolé pour que le véhicule n'ait pas dans l'idée de m'y retrouver.

— Je ne sais pas, j'ai l'impression que quelqu'un me suit.

Je me cache derrière une benne, attendant que l'heure tourne, que la menace s'éloigne. Les battements de mon cœur m'envoient une décharge qui fait frétiller mes sens, je me prépare au pire sans même savoir pourquoi.

C'était peut-être qu'une simple voiture.

Il est possible que je psychote pour rien.

— Où est-ce que tu es ?

— Je ne suis pas loin de l'agence, dans la rue abandonnée dans l'angle, là où il y a les ordures, chuchoté-je, ayant peur d'attirer des personnes mal intentionnées.

Mon cerveau n'a qu'une seule idée en tête : Harin n'aurait jamais demandé à Seojun de partir s'il n'y avait pas de raison.

— Tu aurais dû aller dans un café ou un magasin ! m'engueule-t-il alors que je tremble déjà.

— Je n'ai pas réfléchi, j'ai paniqué !

Ma respiration devient effrénée lorsque j'entends des pas, étant convaincu qu'ils ne proviennent pas d'un seul individu.

— Je crois qu'il y a des gens, m'inquiété-je.

— Putain, râle-t-il et c'est la première fois que je l'entends jurer. Reste en ligne, j'appelle quelqu'un.

J'aperçois le bout de deux paires de chaussures avant de tomber sur deux hommes ressemblant affreusement à des gardes du corps. Ils me fixent et s'arrêtent nets, comme s'ils avaient trouvé ce qu'ils cherchaient.

Je me déteste pour ne pas avoir couru, pour n'être pas revenu dans l'agence ou je ne sais quoi d'autre. Mais mon affolement précipité m'a conduit ici et, sans réfléchir, je me suis réfugié dans un cul de sac.

— Il est là, dit l'un des hommes en tapotant son oreille.

Visiblement, il est aussi au téléphone.

Je range le mien dans ma poche, mais maintien toujours l'appel. S'il se passe quoi que ce soit, ils sauront ce qui m'est arrivé.

Pendant un long moment, nous ne faisons que nous observer et je me demande s'ils ont prévu de me faire du mal ou non. L'un d'entre eux a, semble-t-il, prévenu quelqu'un d'autre. Pourquoi ?

Je devrais peut-être tenter de les fuir ? Ils sont sans aucun doute plus forts que moi, mais ils ne sont pas nécessairement plus rapides. J'ai un bon cardio et ils sont plus lourds, je pourrais facilement les distancer.

J'amorce un pas, mais le plus grand des deux hommes, celui qui était en ligne m'en défend :

— Tu ne devrais pas faire ça.

Son ton est froid, sec, il n'invite pas à la sympathie. Leurs corps sont imposants, l'un des deux hommes a un énorme tatouage sur le bras, et parmi l'un d'eux, une rose se détache sur son poignet. Elle est différente de celle du producteur des S-pring, celle-ci comporte davantage d'épines alors que la tige s'entortille un peu partout autour des pétales de la fleur.

Sans qu'on ait besoin de me le dire, je sais pour qui ils travaillent.

Encore une fois, des picotements traversent mon épiderme, le recouvrant d'une pellicule de sueur alimentée par mon trouble.

Est-ce qu'il va finir ce qu'il a commencé ?

De nouveaux pas martèlent le sol et mon cœur s'emballe alors que je ne l'ai même pas encore vu. Pourtant, je sais qu'il est là, qu'il revient des enfers pour m'y faire retourner, n'ayant pas terminé de me tourmenter.

— Tu n'es pas facile à aborder, tu es toujours accompagné.

Ce sont les premiers mots qu'il prononce.

Rien que sa voix torture mon être, grignotant chaque part de courage dont je dispose. Inconsciemment, mon corps se ratatine, se souvenant de la force qu'il a exercé sur moi quand il m'agressait. Le bruit de son souffle caresse toujours brutalement mes oreilles, j'en entends encore le bourdonnement.

— Tu n'es pas très bavard, tu as perdu ta langue ?

La mâchoire serrée, je suis partagé entre deux sentiments, celui de me recroqueviller, de cesser d'exister, de peur qu'il ne m'engloutisse, et celui de me débattre, d'assurer ma survie, de me défendre.

— Il y a deux ans, tu étais beaucoup plus causant, m'assène-t-il tandis que je sers les poings dans mon dos. Je suis sûr que tu te rappelles de cette partie de la soirée maintenant. C'est bien ce dont tu parlais avec Jin-ssi hier, non ? rit-il.

Je ne réponds rien, plantant mes ongles dans les paumes de mes mains, cherchant à cesser de trembler.

— Ce soir-là, tu passais ton temps à sourire à tous ceux qui voudraient voir l'incroyable Kim Taehyung. C'était ridicule, si tu veux mon avis.

La colère s'insinue progressivement dans mes veines, les rendant chaudes et vives, brûlantes de s'exprimer, d'évacuer ce qu'elles contiennent.

— Tu peux continuer à garder le silence, c'est surtout moi qui ai des choses à te dire, s'agace-t-il tout de même. Toi et ta bande, vous êtes des fouineurs, vous mettez le nez dans des affaires qui vous dépassent, en plus de ne pas être les vôtres. D'abord Jungkook-a, puis maintenant ton très cher manager Jin-ssi. Ils peuvent toujours chercher, ils ne trouveront rien contre moi. Tu peux même porter plainte si ça te soulage la conscience.

De quoi est-ce qu'il parle ? Est-ce qu'ils auraient tenté d'enquêter sur lui ?

— Je vois que tu es surpris, continue-t-il en constatant mon étonnement. Mais toi aussi tu es un petit fouineur, tu penses que Harin-ssi ne t'a pas remarqué en train de l'espionner ? A quel point tu as peur de perdre ton Jungkook hein ? Tu crains qu'on te le vole, pas vrai ?

Si mes doigts étaient déjà serrés, ils sont devenus blancs à force de les contracter.

— Au début, il ne m'intéressait pas, mais Harin-ssi m'a été d'une aide précieuse. Elle m'a parlée de votre incroyable relation, tellement unique qu'elle rend folle toute la Corée, et le reste du monde. Je me suis dit que c'était une toute nouvelle manière de t'atteindre. Elle t'a plu ?

La fureur qui me traverse transcende tout ce que j'ai pu connaître jusque-là, elle me dévaste, me piétine.

— Pourquoi ?

J'avance d'un pas, le regard dur ancré dans celui de mon bourreau. J'ose enfin lui faire face, et ses pupilles, d'un marron s'assombrissant vers le noir, me parlent aussi distinctement que la transparence de l'eau de roche. La méchanceté et le vice habitent son âme, elle est entachée, assombrie par un voile obscur et inhumain.

Suite à mon geste, les gardes du corps se rapprochent, prêts à intervenir.

— Pourquoi ? répète-t-il avec un rire mauvais. L'ambition de tes rêves a détruit celle de ma nièce, mais j'imagine que tu dois déjà le savoir.

— Ça n'a aucun sens, je ne la connaissais même pas !

Il parle de cette fille qui s'est suicidée suite à une pression qu'elle ne pouvait gérer, trop jeune pour l'intensité des entraînements.

— C'est bien ça le problème ! s'énerve-t-il, la rage déformant ses traits. Tu étais son idole quand elle était trainee, elle ne faisait qu'avoir ton nom à la bouche. « Taehyung oppa est si talentueux », « Taehyung oppa est si beau », et j'en passe. Mais ça te passait au-dessus, tu ne lui as jamais ne serait-ce qu'adressé un regard. Elle voulait te ressembler alors elle travaillait dur, elle se surpassait. Elle se sous-alimentait parce qu'elle ne voulait pas paraître trop grosse pour toi, elle s'imposait des habits inspirés de ton style vestimentaire, elle faisait une fixette sur ce futur chanteur, destiné à être l'idole des idoles.

Je suis retourné par ses paroles. J'ignorais que cette fille avait une telle admiration pour moi ; je pensais juste qu'elle était curieuse d'apprendre de ses aînés.

— Elle m'appelait et me parlait sans cesse de l'incroyable trainee que tu étais. Tu apprenais les chorégraphies si vites qu'elle s'est acharnée au travail pour te ressembler, mais elle n'avait que douze ans. Douze ans ! répète-t-il en se rapprochant assez pour que ses pieds buttent contre les miens. Son cœur a lâché, en plein entraînement, trop fragile pour supporter le rythme.

Ma respiration marque un arrêt.

Nous n'avons pas les mêmes informations quant à son décès.

Il envahi mon espace vital, j'en frissonne de terreur, mais ne tremble plus.

— Alors, quand je t'ai vu à cette soirée, rencontrant enfin pour la première fois le tant renommé Kim Taehyung, j'avais besoin de découvrir par moi-même ce qu'elle trouvait de si extraordinaire chez toi. Et puis tu étais si souriant, tout le monde était à ta botte, ils auraient pu manger dans ta main, s'amuse-t-il. Tu riais, tu semblais heureux alors qu'elle est enterrée, emportant avec elle ses rêves trop ambitieux pour son jeune âge. Je voulais que tu comprennes ce que ça fait d'être détruit, morceau par morceau.

Et il a réussi.

Il m'a brisé, cassé. 

Je suis passé du vase que l'on souhaite exposer dans son salon, souffrant de n'être que ça, à regretter d'être devenu autre chose, une chose dégradée, fragmentée, éparpillée un peu partout sur le sol. J'aurais mille mois préféré rester cet objet de décoration un peu ignoré ou seulement admiré pour ce que l'on croit voir en lui. Aujourd'hui, j'ai peur que les autres ne s'avancent trop près et ne découvrent les fêlures qui le parsèment.

— Je suis navré pour votre nièce, dis-je, le pensant sincèrement. Mais je ne suis pas responsable de sa mort, affirmé-je, tenant bon.

Finalement, je parviens à trouver en moi une certaine part de courage qui me permet d'affronter la situation.

Son visage change d'expression, alors qu'il était presque calme jusque-là. Je peux maintenant voir ce qui se cache sous le masque, il ne fait plus semblant de masquer ses traits mesquins et perfides.

Je ne vois pas arriver la claque qu'il m'envoie.

Ma tête tourne d'elle-même et mes doigts récoltent le sang qui s'écoule de ma lèvre fendue par la violence de l'impact. Je suis sous le choc, la respiration courte et affolée. Mes yeux retournent sur le producteur qui me fixe d'un air hautain, me considérant comme une simple fourmis qu'il se doit d'écraser sous sa chaussure.

Et c'est peut-être vrai, je suis celui qui le laisse me traiter ainsi.

— Je ne suis pas responsable ! hurlé-je cette fois-ci, le cœur débordant d'émotions. Je ne suis pas responsable ! Je n'ai pas à payer pour sa mort, ni moi, ni mes proches !

Ses poings se contractent et le constater me permet d'éviter le coup qu'il souhaitait me donner. Je m'écarte sur le côté, trébuchant un peu, mais je me rattrape assez vite. Les gardes du corps suivent chacun de mes mouvements, mais ils semblent paralysés, n'ayant visiblement pas prévu que la conversation prendrait un tel tournant.

Peut-être ne comprennent-ils même pas le sujet qui nous anime.

— J'ai passé trop de temps à me sentir sale et foutrement abîmé pour savoir comment avancer, en étant à peine capable de survivre. J'en ai autant chié que votre nièce. Je me suis bousillé à la salle d'entraînement, me blessant, m'épuisant et souffrant de ne plus voir mes proches. J'ai sacrifié ma jeunesse, mes premières fois et des tas de souvenirs avec ma famille pour en arriver là, m'époumoné-je. Je n'ai pas vu sa détresse, mais je ne voyais déjà pas la mienne, ni même celle des membres de mon propre groupe ! Encore une fois, je suis désolé pour ce qui lui est arrivé, mais je ne suis pas coupable de son suicide, lâché-je, désespéré.

Ses yeux subissent un changement si rapide, si soudain, que j'aurais pu ne jamais m'apercevoir de cette évolution.

La Corée du Sud connaît beaucoup de suicides pour des raisons diverses, surtout liées à une pression bien trop grande pour les maigres épaules d'un humain. A toujours vouloir se démener, être la meilleure version de soi-même pour briller dans une société qui ne nous verrait pas même avec la puissance lumineuse d'un réacteur nucléaire. Invisibles dans cette marée, nous nous convainquons qu'en nous acharnant nous pourrons devenir quelqu'un et qu'on nous reconnaîtra, qu'on nous adulera, qu'on nous aimera.

Je suis sûr que c'était le rêve de cette jeune fille, de montrer sa lumière à qui voudrait la voir, mais le prix de cet éclat est parfois trop élevé. Cet acte de résignation est souvent accompagné de déshonneur pour un coréen, comme si la personne, en se suicidant, faisait preuve d'abandon, de lâcheté, qu'elle n'était pas capable, pas assez armée pour survivre dans ce monde.

Si on se déplaçait, qu'on prenait un angle de vue un peu différent, on pourrait comprendre qu'il s'agit surtout d'un cri, de l'expression pure d'un désespoir si immense qu'il vous dévore tout entier. Peut-être qu'il y a un abandon, mais il ne faut pas oublier que la personne s'abandonne avant toute chose, et c'est probablement l'acte le plus dur qu'un humain puisse commettre.

— Elle ne s'est pas suicidée ! Elle n'a pas mis fin à ses jours, elle n'humilierait jamais sa famille ainsi !

Il s'emporte, la salive quittant sa bouche à mesure que la colère gagne du terrain.

— Elle n'a humilié personne, elle n'a simplement pas supporté la...

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase, il m'assène d'un coup de poing qui me fait tanguer, en plus d'entacher ma vision. Durant quelques secondes, tout est flou autour de moi et ma joue ne fait que chauffer, la peau irritée par la brutalité de cet homme.

Il ne me laisse pas revenir complètement à moi, il attrape mon haut et me secoue plusieurs fois.

— Tu mens ! Tu mens ! s'entête-t-il à répéter, essayant de s'en convaincre lui-même.

Il était sûrement plus facile pour lui de l'enterrer avec un sentiment de fierté, la pensée qu'elle a quitté ce monde en travaillant, en se surpassant. La vérité est un peu différente et peut-être moins reluisante pour cet homme plein d'égo.

— Lâchez-moi !

Je le repousse assez violemment pour qu'il atterrisse sur l'un de ses gardes du corps, celui avec le tatouage. Ce dernier le rattrape à deux mains, comme on réceptionnerait un ballon.

— La dernière fois ne t'a pas suffi ? enchaîne-t-il, la haine dans les yeux. Tu as besoin que je te redonne une leçon, que tu comprennes où est ta place ?

Il s'avance à nouveau, mais je suis sur mes gardes. Je ne me retiendrai pas cette fois.

— Oh, mais tu préfèrerais peut-être que je m'occupe de ton protégé, ton petit Jungkook-a ?

C'est la goutte de trop, celle qui fait déborder le vase brisé que je suis, qui me fait exploser. Je me jette sur lui et ne compte plus les coups que je lui assène. Je suis moi-même surpris de constater ma violence, cette agressivité contenue depuis tellement de temps. Aujourd'hui que j'ai le responsable de mes tourments devant moi, j'ai besoin de lui faire ressentir ce sentiment d'impuissance, cette peur qui broie les organes et donne l'impression de n'être rien.

Mais nous ne sommes plus dans cette pièce sombre et exiguë, seuls dans ce tourbillon. Et même si, cette fois, je ne suis pas sous l'influence de la drogue, je ne pourrai jamais me mesurer à trois personnes simultanément.

Si les gardes du corps m'avaient laissé agir jusque-là, étant autant surpris que moi par ma rapidité, ils finissent par intervenir et m'éloignent de leur employeur. En le faisant, l'un d'eux me bouscule contre le mur, mon dos le frappant avec dureté. Je fais une grimace comme si elle allait m'aider à encaisser le choc.

Soudain, le producteur se fait propulser en arrière et un bras se met en travers de sa gorge, lui coupant presque la respiration.

— Lâchez-le ! vocifère une voix que je reconnaîtrais au milieu d'une centaine d'autres.

Jungkook tient fermement cet homme qui hante tous mes cauchemars et probablement les siens, nous protégeant de ses griffes.

Je ne me demande même pas ce qu'il fait là, l'univers me l'a envoyé et c'est tout ce qui m'importe.

— Je vous ai dit de le lâcher !

Il resserre son emprise sur le cou de notre bourreau alors que ce dernier se met à tousser, obligeant les gardes du corps à s'éloigner de moi. Ils me libèrent les bras et je ne tarde pas à rejoindre Jungkook qui se détache en vitesse de notre tortionnaire.

Tous les deux face à eux, à l'adversité, le monde, nous faisons front, ensemble. Inconsciemment, souhaitant se protéger l'un l'autre, nous mettons un bras en travers de nos poitrines lorsque le producteur se dirige vers nous.

J'agrippe le t-shirt de Jungkook, tout comme il le fait avec le mien, nous rapprochant. Aucun de nous ne souhaite en arriver là, mais si cette histoire m'a appris quelque chose, c'est que mon amour pour lui surpasse tout ce que j'ai connu jusque-là. Je pourrais sacrifier tout ce que j'ai pour qu'il continue de sourire, c'est la seule croyance certaine que j'ai.

— Tu me le paieras, dit notre bourreau en essuyant sa bouche ensanglantée d'un revers de main.

Je fixe étrangement cet homme dont le nom m'est difficile à prononcer, même dans mes songes. Je sais aujourd'hui à quel point je n'ai plus à avoir honte. Cet être monstrueux ne mérite pas ma gêne, il est le seul responsable de ses actes abominables, et je n'en porterai plus le poids. Cela ne justifie rien, mais j'ai compris ses raisons, et ça m'a fait du bien de les entendre. Ce n'est pas ma faute, c'est ce que j'ai réalisé ce soir, dans cette rue peu fréquentée.

J'avais besoin de savoir que ce n'était pas parce que le vase lui plaisait, qu'il voulait jouer avec parce qu'il aurait été une belle décoration dans son salon. Je n'ai pas à en vouloir à mon corps d'avoir été un appel à l'agression, j'ai seulement attiré l'attention de la mauvaise personne. J'ai le sentiment de pouvoir me réconcilier avec une part de moi-même, ne me voyant plus comme le fautif de cet événement. J'ai seulement été victime d'une vengeance ridicule.

Et puis, j'y repense et me dis que, même si je lui avais plu et qu'il avait pris plaisir à me forcer, mon corps ne lui appartient pas. Est-ce qu'il existe une seule raison valable pour commettre ce genre d'acte ?

Pourtant, la détresse que j'ai vu dans ses yeux lorsqu'il a évoqué la tragédie de sa nièce m'a convaincu que le chagrin l'a rendu fou. Il lui était nécessaire de trouver un bouc émissaire, un responsable, une raison de vivre, de supporter la douleur de la perte.

Alors Baek Soo-Min, je te pardonne. Pour toi. Et pour moi.

Une page se tourne définitivement au moment où ils rebroussent tous les trois chemin.

Je relâche mon bras, soudainement harassé par la situation.

Jungkook revient plus rapidement à lui, se mettant devant moi, les mains en coupe sur mes joues.

— Est-ce que tu vas bien ?

Son ton est beaucoup plus doux et intimiste que celui qu'il a employé plus tôt. Mon regard s'ancre dans le sien, inquiet, papillonnant pour inspecter l'entièreté de mon visage. Ses pouces caressent ma peau, passant de mes yeux humides à mes lèvres d'où perle encore un peu de sang. Je me réveillerai sûrement avec des ecchymoses, des douleurs, mais mon cœur est plus léger, j'en suis certain.

— Jungkook-a, dis-je dans un souffle en l'observant.

Ses pupilles noires transpercent les miennes, j'y lis la pureté de ses sentiments, la naïveté de son comportement. Il est mon ange tombé du ciel, je ne verrais pas ma vie autrement qu'à ses côtés, quoi qu'il arrive.

— Oui ?

Sa main dégage les mèches collées à mon front, me permettant de le voir plus nettement. Son regard ensorcèle le mien, je ne suis plus en mesure d'y résister ; je cède à cette magie entre nous.

— Je t'aime, confessé-je dans un murmure.

Je l'avoue ici, dans une rue abandonnée, non loin de l'agence qui nous a portée jusqu'au succès, le visage ensanglanté, le cœur battant la chamade, mais ayant comme repère immuable ce regard, cet ancrage qui m'empêche de me noyer.

Mon organe vital, autrefois protégé par des barbelés remplis d'épines mortelles, capitule alors que le cadenas qui maintenait mes émotions enfermées cède.

Il mentait, il est celui qui m'a réveillé d'une nuit éternelle.

— Pas juste comme des amis, précisé-je pour être sûr qu'il comprenne.

Il cligne plusieurs fois des yeux, visiblement sonné par mes mots. Je n'arrive pas à déterminer ce qu'il en pense, je crois qu'il ne sait pas lui-même s'il a bien entendu.

— Taehyung-ie hyung, je...

Je le coupe pour m'expliquer.

— C'est complètement insensé, j'en ai conscience, mais c'est arrivé comme ça, je n'ai rien pu contrôler. J'en suis vraiment désolé, c'est...

Il m'arrête en resserrant sa prise autour de mon visage.

— Je ne veux plus jamais que tu t'excuses pour ça. Tu ne peux pas savoir depuis combien de temps j'attends ce moment.

Mon cœur loupe plusieurs battements, faisant de cette symphonie une mélodie décalée, déséquilibrée, bousculée par les sentiments qui m'assaillent de toute part.

Cette fois, c'est moi qui pense avoir mal entendu.

— J'ai cru que ça n'arriverait jamais, continue-t-il, un petit sourire en coin. Quand je t'ai vu pour la première fois, il y a huit ans, j'ai compris à quel point j'étais foutu. J'ai tout fait pour garder mes distances avec toi, je ne te parlais qu'en cas de nécessité, quand je n'avais pas le choix. Je faisais en sorte d'être désagréable et insolent pour que tu ne m'approches pas. Et puis, une nuit, tu as débarqué dans mon lit à cause de ces fichus insectes et là j'ai complètement paniqué. Surtout quand tu m'as entouré de tes bras, je savais que je m'y sentais trop bien pour que ça ne cache pas autre chose.

Je ne réalise pas ses mots, j'ai l'impression d'être dans un rêve un peu trop beau pour moi. Je ne crois pas mériter un tel discours, je suis surpris, mais me sens surtout privilégié.

Comment a-t-il pu garder cela pour lui durant huit années ?

— Quand tu as voulu être mon ami, je me suis dit que changer de stratégie n'était peut-être pas si mauvais. Peut-être qu'en étant proche de toi, je verrais davantage tes défauts et ne voudrais plus t'approcher sur un plan sentimental. Mais c'est devenu pire... Je t'ai regardé avoir d'autres relations, être tactile avec les autres membres ou bien les personnes avec qui tu te liais, et je prenais tellement sur moi pour ne pas me montrer jaloux. Je me demandais comment tu pouvais être aussi spontané avec les gens, être avec eux comme tu pouvais l'être avec moi, sans aucune différence... Et ça me rendait fou quand il t'arrivait de me prendre dans tes bras, de me caresser distraitement, de me faire sentir important parce que tu t'intéressais à moi, comme si c'était naturel, alors que je me sentais fondre à chaque fois.

Je ne sais pas s'il s'en rend compte, mais son corps se rapproche de moi pendant qu'il parle, comme s'il était appelé à se déposer contre le mien. Il finit par unir nos bassins et ce contact, en plus de ses mots, me donne le tournis.

— Ce soir-là, lorsque je t'ai embrassé pour la première fois, j'étais horriblement en colère et je m'en suis tellement voulu d'avoir fait ça comme ça. J'ai cru que tu m'en voudrais éternellement, que tu me rejetterais, mais tu ne l'as pas fait, poursuit-il en cajolant ma joue d'une douce attention. C'est à partir de là que j'ai compris que, peut-être, cette relation n'était pas à sens unique. Tu avais simplement besoin de plus de temps, beaucoup plus de temps. J'avais déjà attendu huit ans, je pouvais patienter encore un peu.

Ma respiration se fait de plus en plus laborieuse, j'ai beaucoup de mal à digérer ses mots qui s'insèrent à chaque seconde davantage dans mon cœur.

— Et puis le lendemain de notre première nuit ensemble, j'ai porté fièrement tes marques. Je voulais que tu comprennes le message, que je n'en avais pas honte, que, au contraire, j'étais prêt à les assumer. Même auprès de l'agence.

Mon organe vital rate un battement, je deviens fébrile, brûlant, extatique.

— Jungkook-a, l'appelé-je. Cette ligne que tu as écrite, que je chante dans Red Fire et que tu as gravé sur ta peau, elle n'a jamais eu autant de sens pour moi qu'aujourd'hui. Tu es mon meilleur ami et aussi la personne qui me fait me sentir unique, celui qui se passe des mots pour me dire les choses, mais qui n'hésite pas à les employer quand il le faut. Quand l'obscurité prend trop de place, je sais que tu es toujours là pour chasser les ombres.

Mon cœur déborde, mon cerveau allant dans tous les sens.

— Et je suis désolé pour tous les ennuis que tu as pu avoir à cause de moi, dis-je alors qu'il ne sait probablement même pas ce que je raconte, mais j'avais besoin de l'exprimer.

Il fronce les sourcils, mais je ne lui laisse pas le temps d'argumenter.

— J'étais endormi jusque-là, survivant à peine, mais tu m'as réveillé d'une nuit éternelle.

Il sourit.

Et alors je sais que ce sourire vaut bien tous les sacrifices, qu'il viendra toujours réchauffer mon cœur, peu importe combien il a froid.

— Je t'aime, Taehyung-ie hyung-ie. Depuis ce jour où tu es entré dans la salle de danse et que tu as répondu à mon regard noir avec une douceur qui me hante encore de la plus belle des façons.

Ça ne sera pas facile, nos problèmes sont loin d'être résolus, mais j'ai mon meilleur ami pour qui je porte un amour sans frontière à mes côtés, alors je me sens beaucoup moins seul.

En réalité, depuis huit ans, depuis cet échange de regards dont il parle, je ne l'ai plus vraiment été.

La vie me paraît plus simple ainsi, avec sa main au creux de la mienne.

— Jungkook-ie, veux-tu devenir mon amoureux ?

Il rit à cette appellation enfantine qui nous correspond bien.

— Je ne veux pas seulement être ton amoureux, je veux être l'amour de ta vie.

Nos lèvres se trouvent comme pour celer ce nouveau pacte. Huit ans plus tard, d'une distance froide à amis, nous devenons des amants, et je suis plus prêt que jamais pour cette nouvelle aventure.

__________

__________

NOTE DE L'AUTEURE :

Sachez que je n'ai pas forcément les mots à cet instant. C'est un peu dur de quitter mes personnages, je me suis attachée à eux et j'ai l'impression que mes enfants doivent lâcher ma main pour s'envoler d'eux-mêmes. C'est un sentiment très particulier, je ne sais pas ce que vous en pensez.

Cette confrontation entre le producteur et Taehyung me semblait nécessaire, elle était importante pour que Tae puisse comprendre les raisons de son agresseur et parvienne à tourner une page. Selon moi, on ne guérit jamais vraiment de ce genre de blessures, mais on peut arriver à une cicatrice qui, avec le temps, blanchit jusqu'à être partiellement oubliée. Une entaille ne définit jamais tout un parcours, il s'agit d'une étape, d'une épreuve, mais la vie est un tout et ne se résume pas à un événement. Demain peut sembler nuageux, mais le soleil se cache toujours derrière les nuages. Il est timide, mais présent ;)

Je suis obligée de revenir sur la relation entre Jungkook et Taehyung qui prend définitivement un tournant à 180 degrés ! Aviez-vous imaginé que JK puisse aimer Tae en secret depuis huit ans ? Il a énormément pris sur lui, reniant ce qu'il ressentait, pour son bien, celui de Taehyung, mais aussi celui du groupe. Mais les sentiments ont leur propre raison et il est difficile de faire taire l'amour, il peut se montrer extrêmement bruyant ;)

Que ressentez-vous face à ce dernier chapitre avant l'épilogue ? La deuxième partie de mon roman se clôture ici et ainsi, en espérant qu'elle vous ait plu :)

On se retrouve tout de suite pour l'épilogue, mes Dumiz !

Era xx

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top