CHAPITRE 22 - TU VIENS ME REVEILLER D'UNE NUIT ETERNELLE

Kim Taehyung, 24 ans,

Juin 2024, Seoul.

Ils pensaient probablement trouver un endroit tranquille en choisissant de s'installer dans la dernière pièce du long couloir menant à la fête qui bat toujours son plein, malgré l'heure tardive.

Lorsque j'ai ouvert la porte, personne n'a fait attention à ma présence, tant ils sont occupés par leurs actions. Le premier visage qui me fait face est celui de Jungkook dont les yeux sont fermés et le menton est relevé. Il est cerné par deux personnes, dont un homme qui ne me paraît pas inconnu. Il a le nez plongé dans le cou du noiraud tandis qu'une femme est agenouillée devant lui, prête à défaire sa ceinture, ce qu'elle finit par faire. La chemise de son costume a été déboutonnée, offrant une vision directe sur sa peau lisse et ses abdominaux.

Je reste interdit, j'ignorais cet aspect-là de sa personnalité. Je ne savais pas qu'il pouvait avoir une sexualité aussi débridée, voire une sexualité tout court. Je l'ai peut-être un peu trop idéalisé dans mon esprit, ne lui accordant même pas la possibilité de sortir de l'innocence.

Soudainement, Jungkook ouvre les paupières et son regard tombe sur le mien. Il semble avoir les pupilles dilatées, quelque peu perdues dans le flou de l'espace. Il n'est même pas surpris par mon arrivée impromptue, totalement aspiré dans l'endroit où il paraît s'être réfugié.

C'est alors que je comprends qu'il n'est pas dans son état normal. Il ne m'a pas protégé de ses aventures durant toutes ces années pour m'exposer cela ainsi sans aucune crainte ou pudeur. De plus, même s'il peut se verrouiller, garder sous clé la profondeur de ses émotions, il n'a jamais paru aussi vide qu'à cet instant.

— Jungkook-a ? l'appelé-je et les deux comparses se stoppent, tournant leurs visages vers moi.

Ils ont la décence d'avoir l'air étonné, ils se figent comme s'ils avaient été pris la main dans le sac, et c'est le cas.

Le noiraud fronce les sourcils et ses lèvres s'entrouvrent, mais aucun mot ne sort de sa bouche, il expire seulement à la place. Ses yeux me renvoient un puit sans fond, sans vie, d'où la lumière ne peut s'échapper. Mon ventre se contracte face à cette vision, j'ai presque l'impression de le perdre en cet instant et je n'apprécie pas du tout ce sentiment. C'est ce qui me pousse à adopter un ton ferme.

— Cassez-vous.

La jeune femme se relève en grimaçant tandis que l'homme se détache bien trop lentement du maknae. Je crois reconnaître le producteur de l'agence des S-pring.

— Quand on en cherche un, on trouve l'autre. Tu pourrais participer, tu sais ? me propose ce dernier avec un sourire en coin, que je ne lui rends pas.

— Je ne me répèterai pas.

La dureté de ma voix finit de les convaincre qu'ils ne devraient pas insister, que je suis déjà sur la corde raide. Je fais un pas sur le côté pour les laisser partir et ça me coûte de les voir s'en tirer comme ça, mais j'ai plus important devant moi.

— Jungkook-a, l'interpellé-je à nouveau en m'approchant de lui.

Il est à moitié assis sur le lavabo, les bras pendant dans le vide alors que son torse est quelque peu exposé. Lorsque mon regard se porte sur ce dernier, je constate que de nombreuses traces de rouge à lèvres y résident. Je continue de scanner son corps, remontant jusqu'à son visage où les marques se poursuivent, il y en a même une qui se trouve à la commissure de ses lèvres.

J'avale ma salive de travers devant ce spectacle dont je ne pensais jamais être témoin.

Il vient d'être agressé.

Jungkook a été violenté par ces gens.

Arrivé à sa hauteur, je me glisse naturellement entre ses jambes, mais il ne réagit pas. Il paraît complètement stone, je comprends alors qu'ils l'ont probablement drogué pour faire de lui ce qu'ils voulaient.

— Jungkook-a, recommencé-je mais ses paupières ne font que papillonner.

Il ne réalise pas la gravité de la situation, pas encore, pas tant qu'il est loin de la réalité, dans cette bulle qu'il s'est créée pour fuir cette scène. Ma main monte d'elle-même jusqu'à sa joue que je prends en coupe, cherchant à le ramener progressivement vers moi. Il ferme les yeux à mon contact, penchant la tête pour me sentir davantage contre lui, me laissant comprendre qu'il est bien avec moi, même s'il ne peut l'exprimer pleinement.

— Je suis là maintenant, dis-je en caressant doucement la peau de son visage.

Il me laisse accès à la couleur de ses pupilles quand il me sonde avec peine. Ce regard brise quelque chose à l'intérieur de moi, comme si une tempête venait de ravager mes organes vitaux, emportant avec elle toute trace de joie. Il ne reste plus que la douleur, le constat de cette terrible souffrance.

Je ne me rends pas tout de suite compte que je me suis mis à pleurer, mais les larmes dévalent la colline de mes joues à une vitesse affolante, échouant leur course avide dans mon cou qui s'humidifie rapidement. Des trémolos se coincent dans ma gorge, l'enserrant comme si elle était prise au piège par un océan de tristesse.

J'étais là. Pendant tout ce temps, j'étais là, à côté, dans une pièce bondée d'un monde dont je me fiche. Je n'ai pas su le protéger, le préserver du danger, être là quand il avait besoin de moi.

Mon cœur se serre à mesure que ma respiration devient tremblante. Je ferme les yeux, souhaitant cesser ma pleurnicherie. Jungkook est plus important que mes états d'âme, j'y penserai lorsque je me retrouverai seul. Je me dois d'être présent pour lui maintenant, ces larmes ne m'appartiennent pas ce soir, ce sont les siennes.

Je sens des doigts saisir mon cou, son pouce s'arrêtant à cheval sur ma mâchoire. Il incline doucement ma tête jusqu'à ce que nos fronts se touchent. Son nez effleure alors le mien, interrompant mon souffle.

— Ne... ne pleure pas, chuchote-t-il dans un souffle qui s'abat contre mes lèvres, que j'entrouvre.

Je reviens à la réalité à ses mots, mon regard tombant sur ses iris fatigués, à peine éveillés. Je crois n'avoir jamais été aussi près de ses prunelles qui sont d'un noir intense, retrouvant petit à petit la couleur que je leur connais, celle de la vie.

— Pardon, dis-je tandis que je cherche à me détacher de son contact.

Il me serre plus étroitement contre lui, allant jusqu'à essuyer les larmes qui coulent sans que je ne puisse les retenir.

— Juste... ne pleure pas... s'il te plaît.

Je hoche la tête, acceptant sa demande. Je ne devrais pas pleurer, ce n'est pas le moment.

Mes yeux parcourent ses traits, buttent sur ses lèvres salies par le rouge à lèvres de cette femme. Je fais disparaître cette imperfection sur son visage en utilisant mon pouce. Ses lèvres sont douces sous mon toucher, quoi qu'un peu asséchées par le passage sauvage de ces personnes dont la cruauté dépasse l'entendement.

Ce n'est que la partie visible de l'iceberg, à quel point a-t-il été marqué ? Nous pouvons effacer les traces, mais certaines cicatrices ne sont pas apparentes, elles se terrent quelque part où l'on ne peut pas les voir, puis elles ressurgissent lorsque nous nous y attendons le moins, pour tout détruire et nous déposséder.

En le détaillant, j'observe sa poitrine monter et descendre à un rythme incroyablement lent, contrastant avec la mienne, plus soutenue. Sa peau a été souillée ici et là, tordant mes traits à la pensée de cet homme et de cette femme marquant son corps comme s'il était du bétail.

Je quitte sa joue pour refermer sa chemise, bouton après bouton, jusqu'à verrouiller le dernier au niveau de son cou, y laissant dessous sa chaine en argent. Il ne dit rien de plus, se contentant de me laisser faire, son front toujours collé au mien. La veste de son costume traîne quelque part dans un coin, mais je pense qu'il s'en passera volontiers. La ceinture de son pantalon a été défaite, alors j'hésite à l'arranger.

Il vient de subir une agression, je ne veux pas qu'il interprète mal la situation, qu'il pense d'une quelconque façon que je profite de son état. Je me fais ensuite la réflexion qu'il s'agit toujours de Jungkook et qu'il me connaît, il sait que je ne ferais jamais une chose pareille.

Je m'occupe de sa ceinture et il n'a même pas un mouvement de recul. Cela prouve à quel point il me fait confiance, même dans un moment de grande vulnérabilité comme celui-là.

Lorsque j'ai terminé, j'attrape sa main pour la faire quitter mon cou. Il n'oppose aucune résistance à mes gestes, me laissant mener la danse.

— Nous allons rentrer, d'accord ?

Il pince ses lèvres, louchant sur les miennes, mais cela ne dure qu'une seconde. Il acquiesce, tente également de se redresser, mais son corps est mou, il a du mal à répondre à la commande de son cerveau. Je l'aide à se stabiliser tandis qu'il prend appui sur mes épaules, mais ses mouvements sont ralentis et il tangue un peu en me lâchant.

— Est-ce que tu as ton téléphone sur toi ?

Encore une fois, il hoche seulement la tête et je ne tente même pas de lui demander de m'indiquer où il se trouve. Je mets la main dans ses poches et finis par y tomber dessus. Je lui pique son pouce pour le déverrouiller et envoie un message à son chauffeur pour lui indiquer qu'il rentre avec moi.

— On va essayer de trouver une issue de secours pour éviter la foule, expliqué-je en replaçant l'appareil à l'endroit où je l'ai trouvé.

Il ne me contredit pas, se calquant sur mes actions, ne cherchant pas à objecter. Je place son bras sur mes épaules pour le soutenir et nous sortons ainsi des toilettes.

Je jette un coup d'œil dans le couloir pour que l'on ne tombe sur personne. Il est vide, tout le monde est occupé à se mouvoir sur la piste de danse ou bien à se saouler avec des verres.

Tout de suite sur la droite, un panneau nous indique une sortie d'urgence, je l'ouvre et une brise fraîche s'échoue sur mon visage, me donnant la chair de poule. Nous descendons tant bien que mal les quelques marches qui nous conduisent au trottoir de la rue arrière du bâtiment. Je fouille dans mon propre pantalon pour contacter mon chauffeur et lui indiquer de nous rejoindre ici. J'en profite pour écrire le même message à Namjoon et Jin pour leur expliquer que nous avons décidé de rentrer et qu'ils n'ont pas à s'inquiéter.

Seojun ne tarde pas à garer son véhicule devant nous puisqu'il attendait non loin, à l'entrée. Il se dépêche de claquer la porte en sortant tandis que son visage prend un air préoccupé.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Est-ce qu'il va bien ?

— Oui, aide-moi juste à le mettre dans la voiture, réponds-je et il vient immédiatement me porter main forte.

— Est-ce qu'on doit l'amener à l'hôpital ?

Jungkook se montre plutôt coopératif et se force à mettre ses jambes en mouvement afin de s'installer sur son siège, à l'arrière.

— Non, dépose-nous chez moi.

— Tu es sûr ?

Je croise le regard de Seojun alors que je viens d'attacher le noiraud.

— Oui, il a simplement un peu trop bu, tout va bien se passer.

— Je ne l'ai jamais vu dans cet état en cinq ans, même après de nombreux verres.

— N'insiste pas.

Je me vois obligé d'adopter un ton ferme avec mon ami alors que son inquiétude est justifiée et légitime. Jungkook ne m'a rien dit, mais je préfère préserver sa dignité, le monde n'a pas besoin de savoir ce qui lui est arrivé, ce que j'ai vu. Nous garderons ça pour nous, à moins qu'il souhaite l'évoquer avec d'autres, mais ça ne sortira jamais de ma bouche.

— D'accord, abdique-t-il à contre-cœur en rejoignant le côté conducteur.

Je rentre également dans la voiture, m'installant à la droite du noiraud. Sa tête se pose contre la fenêtre et ses yeux se perdent dans le vague, il semble revenir tristement à la réalité. Je le vois à sa respiration qui devient plus tremblante et à la sueur qui s'est mise à couler de son front.

Il a choisi le silence pour affronter la situation et je ne suis personne pour le lui reprocher. Il m'accueillera dans son jardin secret quand il le voudra, s'il le souhaite un jour. Je n'ai pas besoin d'y accéder pour être là pour lui.

En fouillant dans le véhicule, je retrouve de vieux écouteurs que je branche à mon téléphone. Je choisis une chanson que nous apprécions tous les deux pour l'apaisement qu'elle nous procure à chaque fois.

« Eclipse »* se lance, mais je la stoppe pour fixer l'un des écouteurs dans l'oreille de mon meilleur ami tandis que le deuxième atterrit dans la mienne. Son regard dévie vers moi lorsque la musique démarre et ses prunelles m'envoient une décharge électrique que j'ai du mal à contenir.

Il est profondément triste.

Et je ne peux rien faire contre ça.

Je sens les larmes brûler le coin de mes yeux, mais je les retiens en prenant de longues inspirations. Sa joue se colle à nouveau à la vitre. Il oriente son esprit vers le monde qui l'entoure, celui qui n'a pas cessé de tourner, malgré tout. Il tourne toujours, quoi qu'il puisse nous arriver, nous, les fourmis qui le peuplons.

Le trajet était à la fois long et court, comme une parenthèse un peu égarée. J'avance la main pour détacher Jungkook, mais il le fait lui-même, cette fois-ci un peu plus éveillé.

— Est-ce que je monte avec vous ? me demande Seojun en croisant mon regard à travers le rétroviseur.

— Ça devrait aller, je vais m'en sortir seul, dis-je en hochant la tête, souhaitant probablement m'en convaincre aussi. Merci.

Je n'ai pas à lui rappeler de faire preuve de discrétion, il a signé une clause de confidentialité, comme tous nos employés. C'est important pour nous afin que nous n'ayons pas le sentiment de devoir être constamment sur nos gardes.

Je retire nos écouteurs, les range là où je les ai trouvés, puis descends de la voiture et en fais le tour jusqu'à Jungkook. J'ouvre la portière et il sort avec difficulté. Je le soutiens comme je le peux, puis nous rejoignons l'ascenseur dans lequel il quitte mes bras pour s'appuyer contre l'une des parois.

— Ne... me regarde pas comme ça, dit-il, brisant le silence qui s'était installé entre nous.

Je cligne plusieurs fois des yeux, puis me mets à fixer le sol qui tremble un peu sous la pression de l'ascension.

Je ne sais pas exactement de quel regard il parle, mais j'imagine qu'il doit être empli de crainte et de chagrin, voire de pitié. Je ne peux pas m'en empêcher, l'impuissance qui m'habite me rend dingue, j'ai envie d'exploser.

Nous arrivons à mon étage et ne tardons pas à débarquer dans mon appartement. Je referme la porte derrière nous et constate que Jungkook tient sur ses deux jambes, qu'il est même capable d'avancer tant bien que mal jusqu'à la cuisine. Je mets des chaussons, puis l'y rejoins pour rapidement lui préparer un verre d'eau. Plus il boira, plus vite il évacuera la merde qu'il a ingéré.

Il ne se fait pas prier pour le finir, il en avale même un second qu'il termine aussitôt. Ses deux mains viennent ensuite accrocher le comptoir tandis qu'il soupire en fermant les yeux. Les muscles de sa chemise se contractent alors qu'il serre la surface du plan de travail entre ses doigts, exprimant des émotions intenses que j'aimerais pouvoir apaiser pour le soulager de ce fardeau écrasant. Dans un instant pareil, on peut avoir l'impression que l'univers entier se fige, qu'il nous engloutit en son sein et qu'il est impossible d'en échapper.

C'est encore

Je me demande où il en est de son ascension vers l'Everest, s'il affronte sa montée ou bien sa falaise.

— Je vais aller te faire couler un bain.

Je pose le verre que j'ai moi-même bu pour me diriger vers la salle de bain. Il n'a toujours aucune réaction quand je m'adresse à lui, il continue de suivre le mouvement, comme si j'étais celui qui était le mieux placé pour savoir ce dont il a besoin. Or, je ne fais qu'espérer être dans le bon, de lui apporter suffisamment de réconfort, autant que possible dans des circonstances pareilles.

J'ai la chance d'avoir une douche à l'italienne, ainsi qu'une baignoire ; luxe que je n'aurais jamais imaginé pouvoir bénéficier un jour. Je vérifie la température, puis laisse l'eau chaude s'écouler. J'y ajoute même une bombe effervescente à la vanille, espérant que cette odeur familière l'aide à se sentir comme à la maison.

A l'entente de pas, je me relève et fais face à Jungkook qui se tient dans l'encadrement de la porte. Il n'a toujours pas défait ses chaussures et paraît être aussi froissé que l'est sa chemise. Ses poings se serrent et se desserrent discrètement, signe qu'il est à deux doigts de la crise de nerf, mais il se contient, pour une raison que j'ignore.

En huit ans, je ne l'ai jamais réellement vu en colère. Il a pu être agressif, voire blessant, mais il n'élève jamais la voix et ne prend pas les gens pour des sacs de frappe. C'est quelqu'un de tempéré, qui sait comment évacuer la pression sans exploser. Généralement, il accumule les sentiments négatifs jusqu'à la crise d'angoisse, mais il ne projette jamais ses émotions toxiques sur ceux qui l'entourent. Ce soir, il semble être sur le fil du rasoir et j'ignore comment me comporter en réponse.

J'essaie de suivre mon instinct.

— Approche, dis-je doucement et il obéit.

Lorsque ses pieds se trouvent à moins d'un mètre des miens, je m'accroupis devant lui pour lui retirer ses chaussures. Là encore, il ne dit rien, il se laisse faire comme s'il était ma marionnette, comme s'il ne savait plus comment procéder seul.

Je croise son regard, il suit chacun de mes mouvements, prêtant attention à mes gestes, les anticipant peut-être. Je n'arrive pas à déchiffrer son expression, je ne sais pas si je le force à faire ce qu'il ne veut pas ou s'il est vraiment consentant.

Je lui enlève également ses chaussettes, puis me relève. J'hésite sur la marche à suivre, dois-je continuer ?

Ne le voyant esquisser aucun mouvement, je prends une inspiration profonde et m'atèle à défaire sa chemise. Une fois ouverte, je la fais glisser le long de ses épaules, mais mes yeux sont attirés vers une tâche d'encre longeant son flanc, s'étalant de sa poitrine au creux de son rein gauche. J'y lis une phrase écrite en caractères :

  요*

Je fronce les sourcils, reconnaissant les paroles de Red Fire. Ce sont les derniers mots du bridge que je partage avec Jungkook, il s'agit de ma ligne.

Sans pouvoir m'en empêcher, mes doigts glissent sur cette marque qui semble être là depuis un certain temps sans que je n'en sache rien. Nous partageons un tatouage commun où trois étoiles alignées se cachent derrière nos oreilles, à gauche pour moi et à droite pour lui. Nous l'avons fait dans le dos de l'agence il y a environ quatre ans et je savais déjà à l'époque que le noiraud en ferait d'autres. Je pensais alors qu'il m'en parlerait, qu'il évoquerait au moins le sujet avec moi, mais il ne l'a pas fait et je ne comprends pas pourquoi.

« Tu m'as réveillé d'une nuit éternelle ».

Est-ce une coïncidence qu'il s'agisse de ma ligne ou bien cette phrase a-t-elle une signification particulière pour lui ?

Ses pupilles me sondent sans qu'il n'ait besoin d'ouvrir la bouche, il cherche à savoir ce que j'en pense. S'il était intéressé par mon avis, il m'en aurait parlé plus tôt, non ?

Je lève les bras pour faire le tour de son cou et détacher sa chaîne en argent qui le prenait en otage. Les muscles de sa mâchoire s'activent, se contractent, j'en entendrais presque ses dents grincer. Cette ambivalence où il navigue entre la passivité et la crispation me donne l'impression de marcher sur des œufs, comme s'il pouvait s'écrouler ou me sauter dessus à tout moment.

— Je te laisse te déshabiller, je vais aller te chercher des vêtements, d'accord ? demandé-je et je n'obtiens qu'un bref hochement de tête.

En quittant la salle d'eau, je respire à nouveau, ayant retenu mon souffle une bonne partie du temps. Je n'ai jamais été aussi tendu à ses côtés, pourtant il s'agit toujours de Jungkook, quoi qu'il arrive.

Je reviens quelques minutes plus tard, muni d'un t-shirt et d'un boxer qu'il avait abandonné ici, et j'ai trouvé un bas de survêtement à moi qui devrait faire l'affaire pour la nuit. Devant la porte, je toque doucement, m'annonçant, mais il ne répond pas. Je ferme un œil et rentre, espérant le découvrir dans le bain moussant.

Jungkook a le corps englouti par les bulles, les bras pendant de chaque côté de la baignoire tandis que sa tête a basculé vers l'arrière, lui laissant le loisir d'observer le plafond. J'entre dans la pièce et dépose ses affaires de rechange sur le lavabo, puis sors une fleur de douche que je lui tends.

Son visage se tourne vers moi et j'ai l'impression d'imaginer cette scène tant elle me paraît lunaire. Je n'aurais jamais cru me retrouver face à une vision pareille. Jungkook me prend l'objet des mains et se met presque mécaniquement à frotter sa peau avec énergie. Une telle énergie que son épiderme commence à fortement rougir.

Je comprends que par son geste, il tente d'effacer bien plus que les marques ou la sueur, il souhaite faire disparaître les sensations qui l'assaillent. Je ne peux pas le laisser faire, alors j'approche et m'assois sur le rebord, lui prenant la fleur de douche des mains. Il me fixe, interdit, la respiration troublée par son agitation.

— Ne sois pas trop dur envers toi-même, susurré-je avec douceur.

Je plonge la fleur dans l'eau, puis m'attaque au bras le plus proche. J'effectue de lentes rotations, veillant à ne pas lui irriter la peau. Ses iris ne suivent plus mes gestes, seulement mon visage, comme s'il allait découvrir mes véritables intentions derrière l'expression de mes traits.

— Tu ne ferais pas ça en temps normal.

La voix de Jungkook me parvient avec un train de retard, je mets un instant à réaliser qu'il vient de briser le silence. Il s'était terré dans ce monde depuis de nombreuses minutes, au point où je me suis imaginé qu'il y resterait reclus durant le reste de la nuit.

Mon regard remonte vers lui, tentant d'éviter de croiser trop de peau afin de respecter au maximum son intimité. Le noir de ses pupilles me captive, revoir leur légère étincelle me ravie plus que je ne me l'avouerais jamais. Même si elles sont encore ternes, elles me semblent revenir progressivement à la surface et je me dis alors que tout n'est pas perdu, qu'il est toujours avec moi.

— C'est vrai, lui confessé-je, mais tu ne m'aurais pas non plus laissé faire en temps normal.

Je continue de le nettoyer, passant maintenant à son buste. Je ne regarde pas vraiment ce que je fais, j'espère seulement que les traces de rouge à lèvres ne sont pas trop incrustées et qu'elles partiront sans que je n'ai à frotter trop fort.

— Peut-être que si, dit-il dans un souffle en battant des paupières à un rythme lent et régulier.

Il se bat encore pour rester pleinement éveillé, ce qui me convainc de ne pas le lâcher, de rester auprès de lui. Ça serait dangereux de le laisser dans une baignoire seul dans un état pareil.

— Tu dis n'importe quoi, tu es celui qui aime prendre soin des autres, pas l'inverse.

Je ne sais pas pourquoi je relève simplement ce détail plutôt que le fait qu'il m'aurait laissé le nettoyer dans d'autres circonstances.

Un léger rire s'échappe de lui, provoquant des ondulations dans l'eau qui m'éclaboussent légèrement.

— Je n'en ai pas l'air, mais je crois que j'aime bien quand c'est l'inverse.

Je suis surpris par cet aveu, lui qui aime exercer un contrôle sur tout ce qui l'entoure, je ne le voyais pas lâcher prise pour qu'un autre s'occupe de son bien-être. Même après tant d'années, je réalise que je ne le connais pas entièrement. Bien sûr, Jungkook n'est plus totalement un mystère à mes yeux, je sais de nombreuses choses, beaucoup de détails qu'il préfèrerait taire aux yeux du monde, et que je garde précieusement pour moi. Pourtant, ses facettes sont multiples et je ne peux accéder qu'à celles que j'entrevois. Or, celle-ci n'était jamais apparue jusque-là.

— Avance-toi, lui demandé-je et je me mets alors à lui frotter le dos, faisant couler de l'eau dessus en pressant la fleur.

— Ton regard sur moi va changer après ce soir ?

Je me stoppe dans mes mouvements et mes yeux se ferment sans que je ne puisse me retenir. J'attrape ma lèvre entre mes dents, la serrant jusqu'à m'en faire mal, puis la lâche, comme si la tension qui m'accable allait suivre mon geste.

Je reprends mes rotations dans son dos, puis décide que j'en ai fini avec ça.

— Penche la tête en arrière, s'il te plaît, dis-je, ignorant sa question, le temps que mes idées se rassemblent dans mon esprit.

Il s'exécute pendant que je prends mon shampoing à l'arôme agréable de fraise. J'en verse dans ma paume, puis masse ses cheveux humides.

Encore une fois, il me laisse prendre soin de lui, cajoler son cuir chevelu d'une pression délicate que j'essaie de faire ressembler à un massage. Il y est bien plus réceptif que je ne l'aurais cru : ses épaules s'abaissent immédiatement alors que les muscles de son cou se relâchent, sa tête suivant le rythme de mes mouvements.

L'instant s'étire et le silence devient confortable. Doucement, je lui fais incliner la tête pour le rincer avec le jet d'eau. Lorsque j'ai terminé, il se rassoit contre la baignoire, les yeux fermés et la respiration calme.

Il paraît détendu, comme si l'événement de cette nuit ne s'était jamais déroulé, qu'il avait seulement eu besoin d'un petit massage pour s'ancrer à nouveau dans la réalité. Quand je reprends la parole, je pèse chacun de mes mots :

— Jungkook-a, dis-je et ses paupières s'ouvrent doucement. Ce soir, tu es dans un trou noir et tu me laisses seulement t'approcher parce que j'ai été quelque peu aspiré par lui aussi. Il y a longtemps, j'ai décidé d'être ami avec cette part vulnérable de toi, celle que j'ai toujours préféré, celle qui est au plus près de ce que tu es. Je ne retournerai pas en arrière parce qu'une lame est passée au travers de ton armure. Chacune de tes blessures te façonne, et même si je rêverais de les effacer pour qu'elles ne te fassent pas souffrir, je ne peux que soutenir leur poids avec toi. Tu es et tu resteras toujours Jungkook, ce garçon timide et renfrogné que j'ai appris à aimer avec le temps. Je ne te vois pas autrement que comme ça.

Il déglutit, puis ouvre la bouche, souhaitant me répondre mais rien ne sort de ses lèvres. L'instant reste suspendu et se rompt quand il se redresse un peu. Pour maintenir le contact visuel, je suis contraint de baisser la tête alors que ses yeux continuent de me scruter intensément.

Les cheveux mouillés et lissés en arrière laissent son front et ses yeux à découverts, révélant toutes ses expressions sans rien pouvoir dissimuler. Je crois y lire plusieurs sentiments naviguant dans des eaux troubles, allant de la peine à la surprise, puis à l'apaisement, sans que je ne sache celui qui domine.

— C'est pour ça que j'ai fait tatouer cette phrase, m'avoue-t-il et je penche la tête sur le côté, confus. A chaque fois que j'ai l'impression de me noyer, tu viens me réveiller d'une nuit éternelle.

L'émotion monte si vite en moi qu'elle me fait mal à l'estomac, compressant mon organe comme s'il s'agissait d'un vulgaire morceau de papier.

C'est la plus belle chose que l'on ne m'ait jamais dite.

— Je l'ai fait le jour où j'ai eu une énième crise d'angoisse la veille d'un concert et que tu m'as dit que le soleil se lèverait toujours après l'orage. Que la tempête représentait une nuit de sommeil un peu agitée, comme un cauchemar, mais que le réveil succédait toujours à l'obscurité du soir. Tu as ajouté que les rayons lumineux avaient besoin d'ombre pour survivre. Sans elle, ils ne pourraient plus briller. Tu es un peu comme mon aube.

Je ne pensais pas que mes mots l'avaient à ce point marqué. Ce jour-là, il y a environ un an, je souhaitais simplement le rassurer en lui racontant cette histoire dont j'essaie de me persuader la véracité chaque jour qui passe, comme un vieux mantra.

Plus tard, alors que nous étions tous les deux couchés dans une chambre différente, j'ai senti mon matelas s'enfoncer alors que la lumière du jour perçait déjà à travers la fenêtre. Depuis toujours, j'avais pris l'habitude d'être celui qui me lovait contre Jungkook, ce dernier étant soit trop timide ou bien moins adepte des contacts physiques. Pourtant, cette nuit, c'est lui qui se glisse sous la couverture et qui vient entourer mon ventre de son bras. Son nez frotte contre mon cou, y déposant des centaines de frissons que je tente de refréner.

Son poings se ferme sur mon t-shirt au niveau de ma poitrine, froissant le tissu avec force. L'une de ses jambes se faufile entre les miennes, y trouvant finalement sa place. Je peux entendre le cœur de Jungkook prendre de la vitesse contre mon dos, à mesure que des soubresauts s'emparent de lui. Je sens ensuite ses larmes dévaler ma nuque, ce qui me fait fermer les yeux avec plus de dureté.

Sa peine me traverse, elle me déchire de part en part, me laissant impuissant face à elle. Je ne peux ni la lui voler, ni la faire disparaître, je ne peux qu'assister à ce triste spectacle avec l'impression d'être un piètre ami.

Mes larmes roulent à leur tour, en écho avec ses tourments qui se confondent avec les miens.

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NOTE DE L'AUTEURE :

Vous me pensiez assez clichée pour écrire une simple scène de jalousie ? Vous me connaissez si mal haha (⁠ ⁠ꈍ⁠ᴗ⁠ꈍ⁠)

Avez-vous été surpris ou vous y attendiez-vous ?

Et que pensez-vous de ce chapitre ? Je veux tout savoir parce qu'il est l'un des plus touchants de Eodum (enfin, je crois, je ne promets rien... (^•^))

Et les quelques révélations de JK concernant son tatouage, qu'en pensez-vous ?

Tae est un peu bouleversé, comment pensez-vous qu'il va réagir durant les prochains jours ?

Je crois qu'on passe un nouveau step dans leur relation, non ? Tae qui lui donne le bain...

Petite parenthèse, je ne pensais jamais dire ça, mais je croule sous les commentaires et j'ai beaucoup de mal à suivre. Alors ne changez rien, continuez de me harceler, je suis un peu sadomaso alors j'aime ça ! Je le disais simplement parce que je tiens à répondre à chacun d'entre eux, mais que ça fait buguer mon Wattpad et que certaines notifications passent à la trappe donc ne le prenez surtout pas mal ಥ⁠‿⁠ಥ

Malgré des négociations serrées, je pense continuer à poster 2 fois par semaine parce que j'aime bien vous faire mariner, je l'avoue (⁠◠⁠‿⁠◕⁠)

Mais je suis gentille donc... un indice sur le prochain chapitre, voici son titre : "Possessivité"

A dimanche, mes Dumiz xx

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