CHAPITRE 10 - COMMUNICATION
Kim Taehyung, 18 ans,
Novembre 2018, Seoul.
Il est en retard.
Ça fait au moins dix minutes que je l'attends, assis dans le fauteuil que j'emprunte à chaque fois que je mets les pieds dans le studio. Les écouteurs vissés dans les oreilles, j'écoute la nouvelle chanson de IKON intitulée « Goodbye road », et suis bercé par cette balade légèrement rythmée.
J'ai conscience qu'il est important pour un artiste d'être inspiré par ses compères, ça permet d'enrichir son propre style et de se découvrir dans ce qu'on aime écouter.
J'avais fermé les yeux et tapais du pied quand la porte s'ouvre sur un Jungkook essoufflé. Ses cheveux sont trempés, signe qu'il était allé faire un tour dehors, sous une pluie battante. Ses bras sont chargés de sacs qu'il dépose sur la table basse devant moi et je m'avance un peu pour essayer de voir ce qu'ils contiennent.
— Je nous ai pris à manger et des boissons puisque je ne sais pas quand est-ce que l'on va s'arrêter, explique-t-il en se débarrassant de son manteau.
Il secoue la tête dans tous les sens, cherchant à faire tomber les gouttes d'eau qui persistent à élire domicile dans sa tignasse. Il renfile ensuite la capuche de son sweat noir, puis s'assoit sur le canapé qui me fait face.
Je suis surpris par l'attention de Jungkook, mais je n'en laisse rien paraître. Il cherche peut-être à se faire pardonner, à sa manière.
Nous ne sommes pas revenus ici depuis notre accrochage. Nous avons choisi de reprendre les mêmes places et je tiens également mon carnet et mon stylo, comme ce fameux jour. La seule chose qui a changé, c'est que nous y sommes seuls.
— Je nous ai acheté du gimbap* et des hotteok*, j'espère d'ailleurs qu'ils n'ont pas déjà refroidi. J'ai pris du coca, aussi, dit-il en sortant la nourriture des poches.
L'odeur me parvient et j'ai déjà envie d'y goûter. Je ne sais pas s'il l'a fait exprès, mais il s'agit de l'un de mes plats favoris. Quand je le vois installer notre ravitaillement, je me dis qu'il a probablement pris ce qu'on a l'habitude de commander avec les autres, sans se soucier d'autre chose.
Il ne le remarque pas, mais je me suis mis à l'observer. Il a à nouveau son attitude nonchalante, celle qui donne l'impression que nous ne venons pas du même monde, et c'est vrai. Il vient d'une famille aisée, populaire, qui a toujours baigné dans le milieu artistique tandis que ma famille était disloquée et a connu des jours de famine. Je n'étais pas à plaindre, loin de là, mais nous ne mangions pas toujours à notre faim, l'argent étant une denrée rare pour laquelle il fallait se battre. Peut-être que c'est pour cette raison que mes grands-parents ont insisté pour que je passe cette audition. Je ne pourrais jamais assez les remercier pour m'avoir poussé à le faire, car maintenant je n'envisagerais pas ma vie autrement. Et, par conséquent, je n'aurais jamais rencontré une autre partie de ma famille, mes frères d'âme.
Le silence se fait pesant, ce que je n'ai jamais ressenti avec les autres membres, et j'ignore s'il s'agit-là d'un mauvais signe, celui qui dit que notre relation n'évoluera jamais vraiment, qu'elle restera ce qu'elle est actuellement.
Je dépose mon carnet et mon stylo sur la table puis, en commençant à manger, je décide d'engager la conversation :
— As-tu réfléchi à un sujet que tu aimerais traiter ?
Ses yeux se relèvent pour la première fois sur moi, créant un arrêt dans le temps. Ses pupilles sont profondes, je ne peux pas lui enlever ça, il y a là-dedans un océan de mystères, de secrets, comme un abysse. Ses prunelles sont capables de rendre curieux la plupart des gens, dont notre public, dont moi.
— Je ne voulais pas venir ici avec quelque chose de définie, mais Palette* aborde les différentes couleurs de la vie et comment on peut apprendre à les mélanger pour en faire notre propre coloration, commence-t-il avec une étrange douceur. Nous avons beaucoup parlé de nous-mêmes et finalement peu de notre rapport avec le monde extérieur, avec les autres.
J'aime la façon qu'il a de conceptualiser nos chansons, de leur donner un sens, une symbolique. Ça m'offre une nouvelle perspective qui me permet de les penser autrement.
— Tu voudrais une continuité avec nos précédents titres ?
Cette question est plus ou moins celle qui a déclenché les hostilités il y a quelque temps. Je préfère la poser maintenant, pour que nous partions sur de bonnes bases dès le début.
Il soupire en se rapprochant de la table, abandonnant ses baguettes sur le côté.
— Je sais que nous ne sommes pas d'accord sur ce sujet, alors essayons de trouver un compromis, propose-t-il et je suis réellement surpris des efforts qu'il fait ce soir.
— Honnêtement, je préfère me laisser porter par le sujet que nous choisirons. Ne nous limitons pas à nos idées préconçues, ça se définira petit à petit.
Il hoche la tête pour toute réponse.
— Nous avons abordé nos paradoxes avec Dark Shade, notre titre principal, puis la solitude avec Blue Ocean et, avec White Snow*, la face angélique du monde que nous avons du mal à voir lorsque tout est sombre autour de nous. Il y a finalement Green Board* qui évoque la jeunesse qui se fige dans le temps, comme un tableau qui cristallise cette période à tout jamais. Il y a d'autres couleurs, comme le rouge, qui nous permettrait de parler de relations humaines. C'est une couleur qui t'évoque quoi, à toi ?
Je prends le temps de la réflexion, tapotant l'une de mes baguettes sur mes lèvres, cherchant à rassembler mes pensées. Jungkook suit mon geste des yeux avant de revenir les planter dans mes pupilles.
— Je pense forcément à la colère ou à la passion. Une relation passionnelle, voire un peu sensuelle. Il y a aussi le feu qui me vient à l'esprit, comme une relation brûlante, explosive, qui donne envie de révéler sa part d'ombre.
— C'est étrange que tu n'aies pas parlé d'amour, rit-il en croquant dans l'une des rondelles de son gimbap.
— Je ne vais pas écrire une chanson d'amour avec un adolescent de dix-huit ans*.
— Ah parce que dans ta vision de l'amour, l'âge joue une part importante ?
Sa posture a changé, ses coudes se sont posés sur ses genoux tandis qu'il s'est penché vers moi.
— Notre manière d'aimer évolue avec le temps, on n'aime pas à quinze ans comme on aime à trente.
— Et que fais-tu du premier amour ? demande-t-il et je fronce les sourcils, ne comprenant pas où il veut en venir. C'est celui qui te marque toute la vie, qui reste gravé en toi, peu importe qui il y aura après, s'explique-t-il.
— Je ne dis pas qu'on ne peut pas aimer lorsqu'on est adolescent, je dis juste que, durant cette période, nous nous découvrons, nous cherchons à expérimenter des choses. Nous sommes très indécis et immatures, on n'a pas affaire à un amour construit sur des bases solides.
Je ne sais pas très bien où va nous mener cette conversation, pourtant je l'alimente aussi, au point que j'en oublie de manger.
— Il y a une certaine fougue et innocence dans l'amour de jeunesse, c'est quelque chose qui manque aux couples plus âgés. Tu ne crois pas ?
J'élude sa question pour en poser une autre :
— Tu veux parler d'amour ?
— On parle toujours d'amour dans les chansons. White Snow, c'est l'amour que l'on éprouve pour une passion, un objectif à atteindre. Dark Shade, c'est l'amour que l'on développe envers les blessures que l'on arbore et qu'on apprend à chérir. Green Board, c'est l'amour artistique, visuel, celui qui est un peu nostalgique et qu'on a envers une période de notre vie. Et Blue Ocean, c'est apprendre à s'aimer soi-même pour apprécier l'étendue devant nous et commencer à explorer le monde. Toutes les chansons parlent d'amour, finit-il avant de baisser la tête sur les hotteok.
Je reste un instant interdit, étonné par la maturité dont il peut faire preuve. Jungkook se révèle être une personne aux multiples facettes, et je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse avoir un raisonnement aussi élaboré et profond, et encore moins qu'il puisse le partager avec moi.
— Tu as une vision unique de la musique.
Ce sont les seuls mots qui sortent de ma bouche après un long silence. Le menton relevé, je croise son regard gêné, pourtant je lui envoie un sourire que j'espère réconfortant.
— Peut-être que Jang Siwoo-nim avait raison, on a des choses à s'apporter sur le plan artistique, avoué-je, cherchant à le tranquilliser.
Il m'envoie un rictus et l'ambiance s'apaise tout à coup, c'est comme si l'embarras n'était plus qu'un doux murmure dans le fond de la pièce.
— Imaginons une relation tumultueuse, à la fois basée sur de l'attraction, mais qui est aussi un peu effrayante. C'est un peu comme être inévitablement attiré par un feu tout en redoutant de finir brûlé par lui.
J'acquiesce, j'aime l'idée de pouvoir évoquer la profondeur humaine, quand les relations deviennent complexes, qu'elles prennent la direction d'une leçon de vie, d'un apprentissage.
— Je ne veux juste pas que ça ressemble à une relation toxique, poursuit Jungkook en s'attaquant aux beignets. Je trouve qu'on peut éprouver une forme d'adoration pour un être sans que ça ne soit malsain, tant que l'autre n'en tire pas avantage.
— Pourquoi la personne aurait peur de se brûler si elle sait que l'autre ne tirera pas avantage de cette ascendance ?
A mon tour, je pose définitivement mes baguettes et me sers un hotteok. Il n'est plus tout à fait chaud, mais son goût sucré fond dans ma bouche. C'est délicieux.
— Tu ne sais jamais si celui que tu vénères profitera de cet amour un peu particulier que tu lui portes. Ça a un côté dangereux, dit-il alors qu'il se réinstalle au fond du canapé, repus.
— Oui, mais la vie est faite de risques. Je sais que c'est un peu bateau à dire, mais c'est vrai. Si tu ne décides jamais de provoquer certains événements, ta vie ne changera jamais.
Il me fixe durant plusieurs secondes en baladant ses yeux sur mon visage, comme il en a récemment pris l'habitude. Il se mord la lèvre, se retenant visiblement de dire quelque chose. A la place, il détourne la conversation :
— Il y a quoi dans ce carnet ?
Il le désigne du menton. Ce cahier est d'un marron pâle en velours simple, sans fioritures, pourtant il renferme une grande partie de mes pensées, qu'elles soient sombres, légères ou empreintes de romantisme.
— J'y écris ce qui me traverse l'esprit.
Il se détache à nouveau du dossier du canapé pour se réavancer vers moi. On dirait qu'il ne tient pas en place plus de quelques secondes, il semble vraiment agité par notre conversation.
— Je peux voir ?
— Non, réponds-je sans hésiter et il adopte une expression renfrognée. Je ne le montre à personne, si ça peut te rassurer.
Je me mets à mon tour plus à l'aise en m'enfonçant dans le fauteuil. Comme pour le protéger, je reprends mon carnet et le plaque contre mon torse, souhaitant l'éloigner de son regard.
— Pourquoi ? tente-t-il de savoir.
— Tu ne veux pas plutôt qu'on commence à écrire ?
— Comme tu veux, dit-il, laissant tomber.
Il sort un cahier et un stylo d'un des sacs qu'il a amené, puis se concentre là-dessus. D'un même geste, nous mettons nos écouteurs pour être plongés dans notre bulle et griffonnons sur nos supports.
Je ne remarque pas tout de suite que Jungkook s'est levé et ne me montre pas non plus très réactif lorsqu'il s'approche de moi pour me subtiliser mon carnet.
La bulle vient de se briser, brutalement.
Je relève des yeux choqués sur lui, ne m'étant pas attendu à ce qu'il ose faire ça. Je le savais curieux et je m'étais étonné qu'il n'insiste pas plus tout à l'heure, mais jamais je n'aurais pensé qu'il me le prendrait des mains.
Il lit à voix haute :
« 너의 날개는 빛으로 가득해 나비처럼 나를 끌어당긴다 하지만 결국엔 나를 불태울 걸 알아 »
[« Tes ailes sont pleine de lumière, m'attirant tel un papillon, pourtant je saisqu'elles finiront par me brûler »]
J'arrache mes écouteurs et me lève d'un bond. Je tente de lui reprendre mon bien des mains, mais il le place derrière lui.
— Rends-moi ça ! lui ordonné-je.
— J'ai juste envie de lire quelques phrases, répond-il avec un sourire qui me dérange au plus haut point.
— Je ne veux pas, c'est personnel ! continué-je, énervé.
— Il faudra bien que tu partages tout ça avec nous, une jour.
— Ce n'est pas pour maintenant, je ne veux pas, insisté-je en avançant pour m'emparer de mon carnet.
Nos torses rentrent en collision dans mon mouvement, mais je n'y fais pas attention, le poussant même un peu quand je me penche sur lui. J'agrippe son bras et tire sa manche, mais c'est sans succès.
— Arrête de faire l'enfant et rends-moi ça ! m'énervé-je.
— En une seule soirée, ça fait deux fois que tu me balances que je suis un gamin, commence-t-il à s'agacer aussi. Je n'ai que deux ans de moins que toi, je ne suis pas non plus un bébé. Il faut que tu arrives à te le rentrer dans la tête.
— Alors arrête de te comporter comme si tu en étais un, non ?
Je me redresse, lâchant son pull pour lui faire face. Je n'ai jamais été aussi proche de lui, enfin pas avec un éclairage. Nos yeux sont presque à la même hauteur et se font une guerre silencieuse, ce qui me déstabilise légèrement.
— Plus tu me dis ça, plus j'ai envie de le faire. Si je ne te force pas un peu, tu ne me parleras jamais de ce qu'il y a à l'intérieur de ce carnet.
— Et alors ? En quoi c'est grave ?
— J'ai envie de savoir ce qui se passe dans ta tête, Taehyung-ie hyung-ie.
Encore cette appellation.
Je fronce les sourcils, peu sûr de ce qu'il veut dire par là.
— C'est pour ça que tu t'es mis à m'observer à la dérobée ?
Il a un petit mouvement de recul, comme si je l'avais poussé, mais il se reprend bien vite.
— J'aime observer ce que je ne comprends pas, c'est vrai. C'est mal ? J'essaie de faire des efforts, ça ne se voit pas ? Pourquoi il faut toujours qu'on en arrive là tous les deux ? Je voulais juste te dérider un peu, tu peux le garder ton carnet, dit-il finalement, le laissant tomber sur le fauteuil derrière moi. Je vais me coucher, ça ira pour aujourd'hui.
J'attrape mon bloc-notes et le porte à nouveau contre mon torse, le berçant dans l'étau de mes bras.
Le noiraud se tourne pour remballer nos déchets et alors qu'il s'affaire, une pointe de regret de me traverse. On ne se comprend définitivement pas.
— Jungkook-a, dis-je dans un chuchotement.
— Laisse tomber, ça va.
Quand il a tout rangé, il récupère son manteau qu'il tient pendu à son bras, puis se dirige vers la porte, mais je suis plus rapide, et me plante devant elle.
Il soupire, les rôles ont été inversés, c'est à mon tour de lui barrer la route.
— Ecoute, oublions les cinq dernières minutes, on s'en était plutôt bien sortis jusque-là, proposé-je, prenant une ton plus posé.
Mes yeux se perdent sur lui et cette fois, c'est moi qui l'examine en détails. Son visage est pâle, pourtant il n'en est pas moins rempli de couleurs, démontrant une vie qui ne demande qu'à s'exprimer. Ses traits sont doux alors qu'ils sont tirés à cause de la fatigue et sûrement une pointe d'agacement. Il s'est récemment coupé les cheveux donc ils ne lui barrent plus la vue, permettant à son regard de me faire pleinement face afin de rajouter un peu de tourment à ma vie. Son nez se fronce quand il est agacé et ses lèvres font régulièrement la moue, lui conférant un air enfantin. Pourtant, contrairement à ce qu'il pense, j'ai bien remarqué qu'il n'en était plus tout à fait un.
Ses mots sont plus soignés, sa démarche plus confiante et son physique aussi a évolué. Ce dernier est en marche pour devenir adulte, il est plus solide, et même sa force a augmenté.
— Je ne suis pas prêt à montrer mes écrits, avoué-je, la voix craquant à mon dernier mot. J'ai... peur, je crois.
Son regard change subtilement et il se met à battre des cils plus lentement.
— Pourquoi ?
Je commence à triturer mes doigts tandis que je m'appuie plus franchement contre la porte dans mon dos. Si je pouvais la traverser pour aller me terrer dans un trou, je le ferais probablement.
— J'ai toujours eu des pensées peu orthodoxes et les gens me trouvent souvent bizarre.
— Bizarre ?
— Tu sais, le mec qui ne fait jamais comme tout le monde. Les gens pensent que je vais trop loin dans mes réflexions, que je suis décalé, confié-je avec difficulté en fixant le sol, ne tenant plus les interrogations que je lis dans son regard.
— Fais-moi lire, laisse-moi en juger par moi-même plutôt que te faire une idée de ce que je pourrais penser de toi. Est-ce que c'est pour ça que tu ne vas pas sur les réseaux ?
Comment fait-il pour ne pas comprendre les choses futiles, mais pour saisir les petits détails beaucoup plus intimes ?
Je ne sais pas quoi répondre alors je hoche seulement la tête.
Est-ce que je saurais dépasser cette peur ? Aurais-je un jour suffisamment confiance en moi ?
Je veux grandir, faire un pas vers l'homme que je rêve de devenir. Alors, sans trop réfléchir, je lui tends mon carnet. Il le saisit sans réellement comprendre, et je quitte la pièce sans me retourner.
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NOTE DE L'AUTEURE :
Un chapitre spécial Taekook ! Une nouvelle dynamique en vue, vous pensez ?
A demain pour un nouveau chapitre xx
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