Acte III - Scène 2: Lucide
Immergée dans la pénombre, inondée par une chaleur fiévreuse, la chambre transpirait la maladie et l'agonie. La moiteur salée de la pièce était irrespirable et émanait avec une telle force du souffrant qu'elle se renouvelait plus vite que l'air s'engouffrant par la lucarne.
Le silence était total. Presque total. Des marmonnements et gémissements, quasiment inaudibles s'échappaient du corps mourant. L'odeur que dégageait la plaie béante était répugnante et irrespirable. La blessure malodorante avait viré au noirâtre, tandis que des croûtes sèches et remplies de pue l'entouraient, s'engouffrant parfois dans l'ouverture.
Seul l'amour de Kurwenal pour son Seigneur lui permettait de supporter cette effroyable scène, remplie de l'imposant parfum de la mort approchante. Il s'évertuait à lui éponger le front, changer ses bandages toujours sales, lui apporter de l'eau pour ses rares instants de lucidité.
La majorité du temps, Zain délirait en appelant le nom de son amant ainsi qu'un autre qu'il ne connaissait pas, qu'il n'avait jamais entendu.
« Bérénice ».
Kurwenal avait réussi à déchiffrer des bribes de mots incompréhensibles des formules saccadées et répétées en boucle par Zain. Il avait fini par comprendre que Zain s'était attribué l'enfant à naître de Saraï comme étant le sien. Il entrevoyait ainsi une petite fille qui aurait été un parfait mélange entre lui et Melden. Il y avait de fortes chances que son rêve soit réaliste, puisque Saraï lui ressemblait énormément. Seulement ça ne pouvait pas être l'enfant de Zain. C'était impossible. Il en semblait pourtant convaincu, répétant inlassablement les mêmes paroles, d'une voix faible, les yeux fermés et à peine conscient.
« Bérén... inca... our...main..... gran... perf... verr...m... our... »
-Reposez-vous, Seigneur Llugorn... Je vous en prie...
-Béréni...incarn...mour... Melden...
-J'ai envoyé une lettre à Melden.
Zain sembla vaguement lucide pendant un instant. Ses yeux brillants de fièvre se plantèrent dans ceux de son écuyer, alors qu'il semblait tenter de dégager son bras des couvertures pour l'agripper.
-Où est Melden ?
-Je ne sais pas, Seigneur. Il n'a pas répondu. J'espère qu'il arrivera bientôt. Vous entendez cette musique ?
-Mmh..
-J'ai demandé à un berger qui gardait ses moutons de jouer un air gai si un bateau à l'effigie des Penzifig arrivait de la mer. Ainsi vous serez immédiatement alerté si Melden arrive.
Un air de flûte lointain et triste sonnait aux oreilles de Zain en écho à la réponse de Kurwenal. L'air répétitif et dépressif plongeait d'autant plus le malade dans un état second. Il lui semblait être dans ces moments de demi-sommeil où une musique tourne en boucle dans l'esprit, rendant presque fou et empêchant de dormir.
Zain ne souhaitait pas s'assoupir, ne serait-ce qu'un instant, malgré les supplications de Kurwenal, car il savait que ce sommeil serait sans réveil. Il ne pouvait pas mourir sans l'avoir vu une dernière fois. Cette vie qu'il avait toujours méprisé, il s'y accrochait désormais de toutes ses forces, attendant le retour de son amant.
« Béréni...incarna...mour...grand...perfe...et...hum...verr...mai...our... »
Dans la chambre noire se matérialisaient parfois des objets, des formes. Cette fois-ci, des gens apparaissaient devant lui. Il les voyait nettement. Des décors se constituaient autour d'eux, flottant dans le vide. Il observait ces représentations de lui, toujours un peu différentes, comme s'il s'était agi de son corps possédé par quelqu'un d'autre. Il était souvent accompagné de Melden. Ils riaient tous les deux, se disputaient, s'embrassaient, se frappaient, se pourchassaient, se croisaient. Ils étaient tous là, en même temps, dans sa chambre qui était maintenant loin d'être sombre.
« Bérénice...incarnati...no...amour... so... for...etr...huma...grand...perfect... verr...amai...jour... »
Un des Melden attira son regard. Il lui semblait qu'il le fixait, comme si lui aussi, le voyait. Il était plus maigre. Ses yeux cernés témoignaient d'une hygiène de vie moyenne. Il était vêtu d'un accoutrement qui semblait pour le moins étrange à Zain. Ces vêtements semblaient ne pas protéger grand-chose et leur utilité était loin d'être évidente aux yeux du malade, qui dévisageait l'homme en face de lui. En prêtant plus attention, il remarqua que celui-ci pleurait. Ses joues étaient couvertes de larmes, le blanc de ses yeux était rougi par l'irritation et son visage s'étirait dans une grimace témoignant d'une profonde peine. Il se mit finalement à sourire avec un air dément, fixant toujours Zain droit dans les yeux, alors que celui-ci commençait à avoir peur. Il se mit alors à courir droit sur lui. Il le regardait toujours mais ne semblait plus le voir et alors que son image se brouillait lentement, remplacée par l'obscurité de la pièce, il vit l'homme se jeter dans le vide.
« Bérénice...incarnation...not...amour...sou...for...etr...humai...si...grand...perfection...verra...amai...jour.»
La pièce fut soudain vide, seulement remplie par l'obscurité. Et alors une jeune femme apparue, assise sur lui sans peser aucun poids, le fixant avec tendresse. Ses longs cheveux blancs cascadaient jusqu'à ses hanches. Ses yeux dorés à l'aspect félin se posaient sur lui avec bienveillance. Sa peau pâle encadrait un corps fort et musclé. Elle était entièrement nue, sans sexualité ni vulgarité, juste parfaitement nue dans une pureté sans pareil.
Le parfait mélange entre Zain et Melden. Elle lui tenait compagnie depuis le jour où il s'était fait poignardé, lui montrant ces images qui le faisait tant rêver. Mais jamais elle ne lui était apparue si proche, si claire. Il la voyait enfin de manière limpide, alors que des larmes s'emparaient du coin de ses yeux.
-Papa.
Sa voix était douce, pleine de bienveillance, de tendresse et d'amour. Elle résonnait de manière cristalline dans la pièce, emplissant l'espace de telle manière que Zain n'entendait plus la flûte jouant son air triste dans le lointain. Il ne voyait plus que cette jeune femme, qu'il trouvait plus belle que toutes les choses de l'univers, et dont la beauté surpassait même celle de Melden.
« Bérénice...incarnation...notre...amour...sous...form...être...humai...si...grande...perfection...verra...amais...jour.»
-Bérénice.
-Papa-chou, quand rentres-tu à la maison ? Où est Papounet ? Quand est-ce qu'il arrive ?
Ses questions pressantes et les surnoms enfantins qu'elle gardait depuis l'enfance faisaient sourire Zain. Elle trépignait d'impatience, semblant s'ennuyer, toute seule. Elle se jeta de tout son long sur son père, lui arrachant un rire qui se transforma bientôt en un gémissement de douleur, à cause de sa plaie ravivée.
-Je te promets qu'on va bientôt rentrer. Enfin, moi, je serai bientôt là.
-J'étais tellement contente de te retrouver, mon petit papa. Pourquoi Papounet ne peut pas me voir ?
-Il ne peut pas te voir, mais il sent que tu es là, Bérénice. Tu es notre amour, il ne peut pas t'oublier.
-Oui, papa. Tu me manques.
-J'arrive très vite.
« Bérénice...incarnation...notre...amour...sous...forme...être...humai...si...grande...perfection...verra...jamais...jour.»
La jeune femme se blottit contre Zain, sans qu'il ne puisse sentir son contact et savourer sa chaleur. Bientôt il lui sembla qu'elle disparaissait de son champ de vision, ne laissant que le noir envahir à nouveau la pièce.
« Bérénice, l'incarnation de notre amour sous la forme d'un être humain...
Bérénice.
Mon enfant.
Je rentre bientôt.
Et je t'arracherai du corps de la prétendue mère, cet infâme démon qui ose te porter en son sein.
Un air joyeux résonna dans la vallée.
Sortant Zain de ses rêves malades et fiévreux.
Melden arrivait enfin.
Fou de joie, il se leva promptement, ignorant la douleur lancinante de ses entrailles, alors qu'il arrachait le bandage de fortune fabriqué par Kurwenal, croyant dans sa folie que son bien-aimé ne verrait pas qu'il était sur le point de mourir.
C'est ainsi qu'il s'élança au dehors, blessé et à moitié nu, les cailloux au sol lacérant la plante de ses pieds ; alors que sa plaie, de nouveau à vif, répandait le reste de son sang sur le sol.
...D'une si grande perfection qu'il ne verra jamais le jour. »
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