Acte II - Scène 2: Poison et vérité
Melden contemplait pour la dernière fois sa chambre avec tristesse. Il connaissait cette pièce par cœur, dans les moindres recoins. Elle était de taille moyenne, pourvue de quelques meubles en bois et l'emblème de l'éclair noir sur fond blanc se dressait sur le mur derrière le lit, au milieu de la pièce. Melden contemplait ce lieu remplie de souvenirs d'enfants, heureux et malheureux. Cette chambre représentait les fois où il avait été puni, les fois où il avait joué avec Zain, les fois où il s'y était réfugié pour noyer ses peines. Il la quittait comme s'il s'agissait d'un adieu à son enfance, d'un renoncement à son heureux passé.
Il fut coupé dans sa rêverie mélancolique par du bruit au dehors. Des cors de chasse annonçaient la Maison Llugorn. Zain, entouré de gardes aux couleurs de sa famille, attirait l'attention par son armure dorée et parsemée de vert. Il resplendissait systématiquement, illuminant le monde de sa clarté majestueuse. Melden aurait été prêt à s'arracher les yeux pour ne plus voir sa lumière, tout en sachant que son amour resterait inébranlable.
-Bonjour, Seigneur, murmura Brangäne en restant à la porte.
-Bonjour Brangäne, répondit Melden sans se retourner. Que veux-tu ?
-Je voulais savoir si vous étiez prêt, nous allons partir.
-Tu viens avec moi ?
-Votre père me l'a autorisé, pour que je puisse poursuivre ma formation avec vous.
-Bien-sûr. As-tu ce que je t'ai demandé ?
-Oui, dit Brangäne en rougissant légèrement de honte à cause de son mensonge.
-Bien. Allons-y, alors.
Melden compta chacun des pas qui le menait à l'extérieur de sa maison, cherchant à imprégner éternellement le souvenir de cet instant, comme un condamné à mort se dirigeant vers la potence. Même s'il savait que sa solution était la meilleure, il ne pouvait s'empêcher d'avoir les larmes aux yeux en pensant à ce qui l'attendait. Les membres de la Maison lui faisaient une haie d'honneur depuis l'escalier jusqu'à la porte, murmurant des formules de respect. Il observa une dernière fois son petit frère qui sanglotait dans les bras de sa sœur, Surmura qui lui lançait le regard le moins méprisant qu'elle pouvait et son père, qui le considérait avec dignité. Melden réalisait peu à peu la teneur des événements. Tout s'était passé si vite qu'il n'avait pas pris le temps de digérer le déroulement des événements. Il comprit soudainement que c'était la dernière fois qu'il voyait ce château. Ils s'attendaient tous à un mariage, mais en réalité, tout serait terminé en quelques heures.
Brangäne, de son côté, suivait son mentor la tête de basse, lourde de peurs et d'angoisse. Melden était pour elle une sorte de dieu divin et elle ne savait pas par quel miracle celui-ci ne réaliserait pas le subterfuge. Elle n'avait jamais menti ou triché. La jeune femme avait toujours été droite et honnête, alors, dans cette position inconfortable, elle avait grand mal à maîtriser ses tremblements. Personne n'y prêtait réellement attention, trop occupé à fixer le Seigneur qui sacrifiait sa jeunesse pour empêcher la guerre, pour éviter un nouveau massacre. Brangäne avait pourtant le sentiment de jouer sa place et son honneur. Melden la renverrait probablement en réalisant que le prétendu poison n'avait aucun effet, mais elle préférait nettement cela à la mort de son mentor et ami.
La porte du château s'ouvrit sur l'immense plaine surplombée par la demeure. Zain descendit de son cheval à l'arrivée de Melden et s'inclina devant lui, recevant pour toute réponse un regard des plus glaçants.
Pennaeth fit un bref discours, qu'aucun des deux hommes n'écoutait, trop perdu dans leurs sombres pensées. L'ambiance était si pesante que personne n'osa parler sur le chemin jusqu'au bateau. Le silence était seulement perturbé par le bruit de pas des hommes et des chevaux, par les sons de la forêt. Melden profitait de cette relative tranquillité, méditant sur la suite des événements, réfléchissant à ce qu'il pouvait bien exister après la mort. Il se questionnait sur le bon déroulement de son plan, imaginant les différents scénarios possibles, les bonnes réactions à avoir dans chaque situation. Zain avait beau être son meilleur ami, il avait toujours eu quelque chose d'insaisissable que Melden adorait, et qui avait peut-être déclenché son amour. Zain était spontané et imprévisible, alors Melden, jamais trop prudent, se préparait mentalement à chaque possibilité. La traversée serait courte et il fallait agir rapidement. Ils arrivèrent à la mer après une demi-heure de voyage et aperçurent le grand vaisseau dans lequel ils allaient faire la traversée. Les Llugorn semblaient vouloir réellement faire honneur au Penzifig, ce qui ne faisait qu'accroître la rage de Melden.
On les aida à embarquer sur le pont. On transporta leurs bagages avec déférence. On montra ses quartiers à Melden. On déposa les affaires du Seigneur et de sa suivante dans un coin de la pièce prévu à cet effet, en prenant soin des sacs comme s'il s'eut été agi d'un nourrisson. On proposa de l'aide, demanda s'il y avait un quelconque besoin, mais Melden, exaspéré et pressé, congédia le petit monde sans aucune once de politesse. La pièce qui leur servait de chambre pour la traversée était assez exiguë et remplie du strict nécessaire. Melden, qui avait jusque-là gardé l'air diplomate et parfaitement stoïque qu'on lui avait enseigné toute sa vie, se tourna vers Brangäne en urgence et la saisie par les épaules.
-Ou est le poison ?
-Le voilà, Seigneur, répondit-elle en tendant le flacon d'une main tremblante.
Melden lui arracha la fiole des mains et s'éloigna vers la porte tandis que le bateau se mettait en mouvement. Alors qu'il s'apprêtait à sortir, il se tourna vers son élève.
-Merci, Brangäne, dit-il solennellement, tu as été une véritable amie.
-Si je suis votre amie, alors Seigneur, je vous en prie, écoutez-moi. Je suis sûre qu'il y a un autre moyen. S'il-vous-plaît, ne vous tuez pas.
-Ma décision est prise, Brangäne. Il n'y a pas d'autre solution, malheureusement. Adieu.
Il sortit de la pièce et se dirigea à grandes enjambées vers la chambre de Zain. Il poussa la poignée sans toquer, prenant une posture pleine d'aplomb pour masquer ses tremblements angoissés, et ouvrit la porte en fracas, surprenant Zain qui l'observa avec les yeux écarquillés.
-Melden !
-Et voilà le meurtrier.
Zain baissa la tête, pour masquer l'expression douloureuse qui s'était dessinée sur son visage à l'entente de ce surnom. Il savait qu'en sacrifiant Harden, il avait également tiré un trait sur sa relation avec Melden, mais le fait d'être traité de la sorte était le plus difficile. La haine déformait les traits de son ami, qui avaient par le passé toujours été emplis de douceur et d'affection. Le sourire radieux de Melden, auquel seul Zain et Harden avaient droit, lui manquait terriblement. Pendant tout le temps où ils avaient été séparés, il avait imaginé toutes leurs retrouvailles possibles, il les avait détaillé avec patience, les avait transposé dans des décors imaginaires, sous la pluie, sous le soleil. Et pourtant, jamais il n'avait imaginé ça. Jamais il n'avait imaginé que Melden le haïrait de la sorte.
-Je suis désolé pour tout, Melden ! Si tu savais... Je n'imaginais pas que la suite des événements serait ainsi.
-Je ne suis pas surpris. La réflexion en général, ce n'est pas ton fort, hein.
-Je... Je voudrais pouvoir faire quelque chose.
Melden gardait le silence, toujours à l'entrée de la pièce, et fixait froidement Zain, les mains attachées dans le dos. Zain en profita pour s'approcher de lui et continuer de lui parler. Même si la situation lui brisait le cœur, il se sentait heureux d'être à nouveau proche de son ami. Il avait appris la veille l'accord entre Saraï et Pennaeth et s'était senti trahi par sa propre mère, qu'il détestait de plus en plus. Il craignait que cette issus ait été son plan depuis le départ, qu'il se soit simplement fait manipuler. Melden n'arrivait même pas à le blâmer plus qu'il ne le faisait lui-même.
-Melden, reprit-il, ce que je t'ai dit la dernière fois, je... Je le pensais vraiment. Je t'aime, comme toi tu m'aimes.
-Qu'en sais-tu ? Tu penses vraiment que je peux aimer un homme comme toi ? Tu es capable de sacrifier des vies pour de l'argent.
-Tu es injuste ! Ce tribut décimait la population entière. Je me suis juste chargé du sale boulot, si ce n'était pas moi, ça aurait été un autre qui aurait peut-être torturé Harden avant de le tuer ! Tu crois que j'en suis heureux ?
-Je ne crois rien, Zain. Après toutes ces années je pensais te connaître, mais ce que j'ai en face de moi n'est pas mon meilleur ami. Je ne vois qu'une imposture.
-Si c'est ce que tu vois, alors qu'est-ce que vois, à ton avis, Melden ?
-Je ne sais pas. Je m'en fous. Tu m'as trahi et tu viens sur ton grand cheval blanc, avec tous tes sentiments, comme si c'était censé réparer quoique ce soit ?
-C'est ce que tu crois ? Que je t'ai fait part de mes sentiments pour régler nos problèmes ? Je t'ai dit que je t'aime seulement parce que c'est vrai ! Je t'aime, Melden ! Je t'aime !
Melden se sentait prêt à défaillir sous le poids des déclarations de son ami. Zain hurlait presque, dans un état dramatique, la voix brisée par les sanglots, les larmes pointant au coin de ses yeux et roulant doucement sur son visage. Melden aussi avait envie de pleurer, mais il ne pouvait pas lâcher. Il avala difficilement sa salive, tentant de garder une maîtrise de lui-même qui commençait à lui échapper.
-Epagne-toi, ça ne sert à rien.
-Je veux seulement mourir... Cette situation est insupportable !
-Je peux y remédier, rétorqua Melden d'un ton glacial.
-Comment ça ?
Melden sortit la fiole de poison de derrière son dos et la montra à Zain, qui la fixait sans comprendre. Il releva les yeux vers Melden, pleurant toujours. C'était pour cela qu'il était venu, pas pour trouver une solution, pas pour rattraper le temps perdu, même pas pour lui cracher sa haine au visage. Melden était seulement revenu pour l'empoisonner ? Était-ce donc le peu d'intérêt qu'il suscitait?
-J'avais prévu de t'empoisonner malgré toi, mais puisque tu souhaites mourir, ce sera peut-être plus facile.
-Tu me détestes vraiment alors. A quoi bon vivre dans ces conditions ? articula Zain d'une voix brisée, au bord des larmes.
-Il n'y a plus aucune raison de vivre, Seigneur Llugorn.
Le sang de Zain se glaça en entendant Melden l'appeler ainsi. Il ne l'avait jamais fait avant. De sa bouche, ce titre honorifique était empreint d'un profond mépris. « Seigneur Llugorn » avait balayé le reste d'amitié qu'il restait entre eux, il avait balayé leur enfance, leur passé commun pour laisser place à cette haine froide et répugnante. Zain arracha la fiole des mains de Melden. Son ami lui avait assené son coup de grâce sans état d'âme. Il ne voyait plus aucune lueur dans son regard, plus aucune amitié, plus aucun amour. Il n'y avait que le dégoût et Zain préférait mourir qu'avoir affaire à ce regard. Il retira puis jeta le bouchon en liège et but une grande partie du liquide. Melden lui reprit la fiole et termina le contenu d'une traite, l'avalant à grands traits, avant de réaliser que le liquide avait un goût plus sucré que prévu, un texture légèrement plus épaisse. Il réalisa trop tard ce qu'il s'était passé et fixa Zain qui titubait légèrement.
Le bateau sembla soudainement tanguer violemment, et les deux hommes s'accrochaient aux meubles pour ne pas tomber. Ils n'arrivaient pas à fixer de point précis pour se recentrer, c'était comme si les murs s'éloignaient et se rapprochaient. Les vertiges finirent par se calmer légèrement et Zain et Melden se regardèrent.
-Pourquoi tu as fait ça, Zain ? hurla soudainement Melden, laissant échapper la souffrance qu'il gardait en lui.
C'était comme si son cœur explosait des émotions trop fortes. Il était submergé, incapable de les taire. Son corps était trop petit pour ces sentiments si violents, alors comme un vase trop rempli qui commence à déborder, Melden se mit à sangloter à chaudes larmes, comme un enfant, comme l'enfant sur la plage qui pleurait dans les bras de son ami de peur de le perdre.
-Parce que je t'aime, Melden ! Parce que si quelqu'un d'autre l'avait fait, je ne l'aurais jamais pardonné ! Parce que c'était trop important pour que quelqu'un d'autre s'en occupe ! Et toi, pourquoi tu ne m'as pas dit plus tôt ce que tu ressentais ?
L'amour qu'ils ressentaient l'un pour l'autre sembla s'amplifier, devenant si puissant, si gigantesque que leur corps entier leur faisait mal. Ils se regardaient comme si le temps s'était arrêté, laissant des frissons les parcourir, leur estomac se nouer, leur cœur danser dans leur poitrine.
-Parce que j'avais trop peur de te perdre. Tu étais bien trop important pour que je te dise mes sentiments...
-Mais Melden, on aurait pu être heureux ! On aurait pu s'aimer ! On aurait au moins eu ça, comme souvenirs aujourd'hui !
Ils s'aimaient d'un amour inconditionnel, surpuissant, éternel et mortel. Ils marchèrent alors lentement l'un vers l'autre, tandis que leurs sensations s'amplifiaient encore à chaque pas, et que, traversés par des vagues d'amour et de désir, ils se sentaient braver les océans déchaîner pour se retrouver.
-Et toi ? Pourquoi tu ne réalises ça que maintenant que c'est trop tard ?
-Parce que j'étais bien trop stupide pour comprendre ce que je ressentais ! Comment aurais-je pu le comprendre, pendant toutes ces années ou tu n'as jamais essayé de me revoir?
-J'ai essayé ! Au début j'avais peur à cause de ce que j'avais fait ! Mais après, j'ai tenté de fuir, de te retrouver, je n'ai juste pas réussi. J'ai fini par croire que tu m'avais oublié !
-Tu es bien fou pour croire que je pourrais t'oublier ! J'ai pensé à toi chaque jour, et ton absence me brisait un peu plus le cœur à chaque instant !
-Et moi donc ? Je t'aime depuis si longtemps ! J'ai tellement pleuré de t'avoir perdu !
Ils arrivèrent finalement l'un en face de l'autre, ayant oublié toute haine et toute rancœur, seulement remplis de cet amour indéfectible bien plus grand qu'eux et que leur propre vie, et incapables de faire face à cette avalanche émotionnelle, ils finirent par s'évanouir et tomber, inconscients, sur le sol.
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