Acte II - Scène 1: Potion
Melden arpentait les couloirs rageusement à la recherche de Brangäne, son élève. Les événements de la semaine précédente l'avaient mis dans une humeur massacrante. Il piquait des crises de colère, puis pleurait de longues heures dans son lit, sans bouger, laissant les larmes rouler sur ses joues sans que jamais elles ne se tarissent. Il ne mangeait presque rien, ne dormait quasiment pas, ses rêves étant hantés par des images du corps de son frère en décomposition, pleurant à chaudes larmes sur sa propre sépulture. Le cadavre pourrissait d'ailleurs toujours dans la chambre, donnant l'occasion à tout le royaume de faire ses bénédictions, comme le voulait la coutume de l'archipel.
Melden devait chercher Brangäne depuis deux minutes environ, et cela lui semblait avoir été des heures. La jeune femme recherchée passa par la petite porte de service quelques instants plus tard et tomba nez à nez avec son mentor.
-Ou étais-tu ?
-Dans la forêt, à chercher les plantes que vous m'avez demandé il y a une heure.
-Ça n'aurait pas dû te prendre plus de trente minutes, s'énerva Melden, qui avait en réalité oublié qu'il l'avait envoyée chercher des choses.
-Je suis désolé, Seigneur.
-C'est bon, viens. Allons fabriquer ce philtre d'amour.
Il agrippa Brangäne par le poignet et la fit presque courir dans les couloirs, jusqu'à arriver au niveau du laboratoire. Il l'observa les bras croisés alors qu'elle disposait ses provisions sur l'établi, tâchant au mieux de respecter l'ordre que Melden lui avait imposé, sa dernière volonté étant de mettre son mentor en colère. Il sembla rouspéter vaguement mais ne dit rien de concret.
-Bon. Il y a deux jours, tu as appris à faire ce poison mortel très puissant et indolore. Tu l'as très bien réussi. Il aurait pu tuer dans les 10 secondes, et c'est l'idée. La potion du philtre d'amour est presque similaire, mais demande bien plus de précision, et je pense que tu es prête.
-Merci, Seigneur.
-Tais-toi, idiote.
Il sortit un livre de l'étagère indiquant la recette du philtre et le lui jeta presque au visage. Elle eut tout juste le temps de le rattraper au vol.
-Tu te débrouilles, je n'explique rien cette fois-ci, maugréa-t-il en s'asseyant sur sa chaise, comme à son habitude.
-Vous n'expliquez pas grand-chose en général.
-Et pourtant tu progresses, non ? Alors arrête d'être insolente.
Brangäne découpa ses ingrédients soigneusement, heureuse de voir Melden lui manifester de la mauvaise humeur. La dernière leçon lui avait montré un homme cassé et systématiquement au bord des larmes. Ce caractère ronchon ressemblait bien plus à son mentor dans son état normal. Pourtant, lorsqu'elle leva les yeux vers lui pour qu'il la rassure, car elle n'était pas tout à fait sûre d'un geste à effectuer, elle le surprit à regarder dans le vide avec une expression de désespoir. Il se ressaisit soudainement en sentant son regard pesant, puis se leva, ignorant l'expression compatissante de Brangäne et lui montra dans quel sens couper le champignon pour maximiser son efficacité.
La préparation avait été réussie et Melden, fier de son élève, la gratifia d'un :
-C'est pas trop mal.
-Merci beaucoup, cria-t-elle de joie en lui sautant au cou.
Il la regarda avec un air surprit, peu habitué à ce genre de démonstrations d'affection, puis lui rendit son étreinte. Ses bras amicaux lui donnaient envie d'y noyer sa peine et de pleurer toute sa douleur, mais il se ressaisit et l'éloigna gentiment.
-Ecoute-moi bien. Il faut que tu aies toujours cette rigueur quand tu prépares cette potion. S'il te manque quelque chose, tu risques de tuer le destinataire. Si tu mets trop d'un seul élément, la personne sous l'influence du philtre mourra en même temps que la personne qu'elle aime artificiellement, au lieu de rompre le charme. N'oublie pas que cette recette est très proche du poison. Donc les effets peuvent être similaires. Ensuite, on ne sait pas comment créer des sentiments amoureux entièrement. Si le destinataire n'a aucune attirance, la potion ne fonctionnera pas. Le philtre ne fait qu'amplifier des sentiments déjà présents.
Melden fut coupé par un garde qui venait le chercher pour une entrevue avec son père. Il congédia Brangäne et se rendit dans la salle du trône avec son escorte. Il avait très peu vu Pennaeth depuis la mort d'Harden. Il le voyait assez peu, en réalité, son père étant toujours aux affaires de l'archipel, ce que Melden exécrait tout particulièrement. Son père avait l'air bien plus abattu qu'à l'accoutumée et Melden ne savait pas à quoi s'attendre.
-Je viens d'être informé que le meurtrier de ton frère n'est autre que ton ami, Zain.
Le ton particulièrement condescendant de Pennaeth en prononçant le mot « ami » fit frémir Melden de peur. Le vieil homme dégageait toujours quelque chose de terrifiant. Ses cheveux blancs cascadant sur son corps lui donnant dans ses mauvais jours des airs de sorcière, imposaient là une sorte d'humble respect, comme s'il s'eut été agi d'une divinité.
-J'en suis très choqué, murmura Melden.
-Non, tu ne l'es pas, tu le savais déjà.
Des larmes de culpabilité jaillirent des yeux de Melden.
-Je suis désolé, père, j'ai été incapable de le tuer.
-Ce n'est pas grave. Cela aurait déclenché une énième bataille et je ne peux pas me permettre de perdre un autre membre de ma famille, et de sacrifier mon peuple inutilement. Les guerres précédentes ont anéanti notre pouvoir militaire. Personne dans l'archipel n'est encore en état d'en faire. J'aurais du baisser ce tribut depuis longtemps, comme tu me l'avait conseillé.
-Qu'allons-nous faire ?
-La paix. Avec toi. Tu seras le gage d'une paix durable dans l'enceinte de l'archipel.
-Je ne comprends pas.
-Je vais te donner en hyménée à Saraï, pour me faire pardonner d'avoir exécuter son mari et tirer enfin un trait sur cette guerre destructrice. La Maison Llugorn vient te chercher demain.
-Quoi ? Non, non, je ne peux pas...
Alors qu'il pensait ne pas pouvoir être plus malheureux qu'avec le meurtre de son frère par son meilleur ami, Melden se retrouvait soudainement à devoir épouser la matriarche Llugorn. La situation ne pouvait pas être pire. Il allait toujours croiser Zain qu'il détestait aussi éperdument qu'il ne l'aimait, tout en étant au bras de sa mère. Saraï avait été une tante pour lui, un parent de confiance.
-Ce n'est pas à propos de toi, Melden, et de ce que tu veux ou pas, c'est à propos de la paix dans l'archipel et avec le reste du monde. Sais-tu la raison qui a déclenché la guerre ?
-Une dispute entre vous et Gelefydd Llugorn, le père de Zain.
-Sais-tu pour quelle raison nous nous sommes disputé ?
-Non.
-Gelefydd avait peur que Zain ne lui donne pas de descendance, alors qu'il était son seul enfant. Il considérait que votre relation était un frein à la pérennité de sa Maison.
-Pourquoi ?
-Parce que vous entriez dans un âge où vous étiez prêts à donner des enfants, où vous auriez dû commencer à désirer les femmes. Pourtant, vous étiez toujours inséparables.
Melden sentit ses joues s'enflammer et baissa la tête pour cacher son émotion. Il ne disait plus rien, n'ayant jamais imaginé que ses sentiments aient pu être flagrants. Son père continua de parler, impassible à sa réaction.
-On avait essayé plusieurs fois de vous présenter des jeunes femmes nobles, de bonnes familles, pour assurer notre descendance. On avait tout essayé, on vous avait tout expliqué, mais vous n'en aviez que faire. Vous vous échappiez pour vous revoir dès que vous en aviez l'occasion. La tension a commencé à monter. Gelefydd voulait vous éloigner en envoyant Zain en dehors de l'archipel. J'avais refusé, parce que je te connais. Tu te serais enfui et lancé à sa poursuite et nous ne vous aurions jamais retrouvé. Il était excédé et a lancé une rumeur t'accusant d'être homosexuel, suggérant que tous les enfants Penzifig l'étaient, et qu'il était intolérable qu'une famille de dégénérés soit à la tête de l'archipel. Il voulait déclencher une guerre pour vous forcer à vous éloigner et assurer la descendance de sa famille. Quand j'ai appris ce qu'il avait fait, je me suis promis de le faire exécuter dès que j'en aurais l'occasion.
Melden fut abasourdi par les révélations de son père. Jamais il n'avait imaginé que la guerre avait été déclenchée à cause de lui, à cause de sa relation avec Zain. La décision de son père permettait d'enterrer définitivement la hache de guerre et ainsi d'apaiser tout le monde. Cela ne rendait pas la chose plus acceptable pour Melden, qui quitta de la salle à tout allure, après avoir vaguement salué son père.
Il arpentait rapidement les couloirs, réfléchissant à un plan qui lui aurait évité ce destin tragique, mais rien ne lui venait à l'esprit. Il ne savait pas quoi faire. Il pourrait chercher à fuir, mais on le retrouverait probablement rapidement. Il n'avait que très peu de pouvoir et Pennaeth avait probablement ordonné à ses gardes de l'empêcher de fuir, sachant l'incident diplomatique que cela causerait. De plus, sa fuite aurait sans doute porté préjudice à son petit frère, Luath, qui aurait été forcé de subir le même destin. Et s'il se tuait, en emportant Zain avec lui ? Le drame calmerait peut-être la tension entre les deux Maisons ? De toute façon, quelle importance cela pouvait-il avoir, une fois mort ?
Il ouvrit la porte du laboratoire en fracas, faisant sursauter Brangäne. Elle le regardait avec frayeur alors qu'il traversait la pièce à toute allure pour la prendre par les épaules.
-Brangäne, j'ai besoin de toi. Tu te souviens du poison mortel d'hier ?
-Oui, Seigneur, mais je...
-Je veux que tu le refasses. Je n'ai pas le temps de m'en occuper.
Il lâcha les épaules de Brangäne et commença à s'agiter dans le laboratoire en bousculant toutes les fioles et livres qui étaient rangées sur les étagères.
-Mais pourquoi faire ?
-Je... Pennaeth a décidé de me donner en mariage à Saraï. Mais je... Je ne peux pas... Je vais essayer d'empoisonner Zain, et moi avec. Comme ça ils n'auront plus de raison de se battre.
-Quoi ? Mais quel rapport avec vous ?
-C'est long à expliquer. Mais la guerre dans laquelle tu as grandi a été déclenchée à cause de Zain et moi. Je suppose que ma solution fonctionnera aussi bien que le mariage.
-Mais vous parlez de vous tuer !
-Et alors ? Tout se solde par la mort, non ?
-Je refuse, je ne le ferai pas.
Melden qui, jusque-là, parlait dans la précipitation en rassemblant divers objets qu'il jetait dans un sac, s'arrêta soudain pour fixer Brangäne avec un regard meurtrier.
-C'est un ordre, Brangäne. Ne me force pas à te menacer.
Brangäne fut saisie d'horreur en voyant son regard et baissa la tête en retenant difficilement ses larmes.
-Bien, Seigneur.
Il sortit de la salle sans la regarder, la laissant seule. Elle rassembla distraitement les éléments du poison, réfléchissant à une autre solution, puis fut soudain frappée par une idée. Etant donné que le poison et le philtre d'amour nécessitaient quasiment la même préparation, elle allait fabriquer un philtre. Vu l'état émotionnel de son mentor, ce dernier ne s'en rendrait probablement pas compte.
Brangäne créa donc un nouveau philtre d'amour, faisant attention aux dosages comme lui avait appris son mentor, et suivant à la lettre les indications de la recette. Elle fut très satisfaite du résultat, et fit couler le faux poison mortel dans un petit flacon en cristal, qu'elle referma à l'aide d'un bouchon en liège.
Tout lui semblait parfait.
Elle n'avait fait qu'une seule erreur.
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