Acte I - Scène 2: Souvenirs d'Enfants

Le meurtre devait se dérouler trois jours après le Conseil. Zain était allongé sur son lit, dans sa grande chambre, froide, toute en pierres, décorée seulement des éternelles bannières de sa Maison et de quelques meubles nécessaires. Il se remémorait son enfance avec Melden, les après-midis qu'ils passaient ensemble. Les derniers jours passés à ses côtés restaient gravés dans la mémoire de Zain.

Il était âgé de 15 ans et Melden de 14. Ils jouaient sur une plage bordée d'une immense forêt, par un temps froid et humide. Ils se couraient après et se plaquaient mutuellement dans le sable, puis riaient aux éclats pendant de longues minutes, en suffocant, les côtes douloureuses. Leur enfance avait toujours été ainsi. Elle avait parfois été teintée de disputes ou de déceptions, mais les deux amis s'étaient toujours soutenus. Néanmoins, un jour que Zain se trouvait sous le grand arbre à la croisée des chemins entre leurs deux maisons, qui était leur point de rendez-vous, il avait remarqué le visage inhabituel de Melden.

Ils marchèrent alors côte à côte sur le chemin, avant d'arriver sur la plage, dans un silence glaçant, Melden demeurant dans un mutisme à toute épreuve. Ils s'assirent ensuite dans le sable et s'observèrent un moment, Melden détaillant son ami comme s'il eut essayé d'imprimer son visage de manière indélébile dans son esprit, avant de se mettre à pleurer.

Zain n'avait encore jamais vu son ami pleurer et s'inquiéta immédiatement, le prenant dans ses bras pour le rassurer.

-Melden, qu'est-ce qu'il t'arrive ? Pourquoi tu pleures ?

Les larmes gagnaient lentement les yeux de Zain, qui s'imaginait désormais tous les scénarios possibles qui avaient déclenché cette douleur. Melden pleurait comme un enfant, sanglotant bruyamment et à chaudes larmes.

-Je... J'ai peur qu'... qu'on... J'ai p...peur... qu'... qu'on n... n... nous sé...p...p...pare ! hoqueta difficilement Melden.

-Mais pourquoi on nous séparerait ? demanda Zain en paniquant légèrement et en cherchant le visage de son ami, tandis que Melden essayait tant bien que mal de reprendre son calme.

-Parce que... Parce que la guerre... la guerre entre nos Maisons com... commence.

-Et alors ? Ce n'est pas la première fois qu'ils se battent. On est pas obligés d'être séparés.

-Cette fois-ci, t... ta Maison n'est p... pas alliée à la mienne. Ils v... vont nous interdire d... de... de nous revoir, Zain !

Leur monde s'était effondré ce jour-là, comme si leur enfance avait été balayée d'un coup de vent. Leur vie défilait sous leurs yeux. Leur première rencontre, lors de laquelle Zain avait offert une fleur à Melden qui avait peur de lui et se cachait derrière son frère, figurait parmi leurs premiers souvenirs. Ils n'avaient que deux et trois ans et étaient devenus inséparables depuis lors. Ils se cachaient dans les buissons pour faire des farces à Harden et Surmura. Ils couraient dans les couloirs du château des Llugorn, tandis que le père de Zain les poursuivaient en hurlant, de peur qu'ils ne se blessent, augmentant toujours les rires des enfants. Ils se baignaient pendant des heures, par les chaudes journées d'été, dans l'eau claire et peu profonde de l'archipel, s'éclaboussant en riant. Ils se remémoraient ces souvenirs, réalisant soudain qu'il leur restait très peu de moments si joyeux à vivre et qu'ils pourraient ne plus jamais se revoir.

Zain et Melden s'étaient alors encore enlacé longtemps, prêts à être arrachés l'un à l'autre, en pleurant avec toujours plus de force. Ils ne s'étaient que peu montré d'affection au long de leur amitié, n'en ressentant pas le besoin, alors cette étreinte contenait toutes les émotions confuses et empreintes de désespoir qu'ils avaient accumulé avec les années. Melden avait ensuite collé son front contre celui de Zain avant de lever les yeux vers lui, plus calmement, acceptant lentement la douleur qui faisait corps avec lui. Ils étaient si proches qu'ils sentaient les respirations de l'autre leur effleurer la peau, qu'ils distinguaient chaque larme sur leurs joues roses. Melden prit alors son courage à deux mains, et fit ce qu'il rêvait de faire depuis un long moment. Il se rapprocha encore de Zain, et voyant que celui-ci ne fuyait pas, déposa ses lèvres sur les siennes dans un geste d'extrême tendresse, dans un baiser timide et désespéré. Leur cœur battaient à l'unisson, ils ressentaient un creux dans leur poitrine, tant l'émotion était forte.

Il s'éloigna alors de lui, la bouche toujours entrouverte, sans le quitter des yeux. Il lui avait alors murmuré qu'il l'aimait d'une voix étouffée, puis, trop gêné pour le regarder à nouveau, s'était levé et éloigné, pour rentrer chez lui, laissant un Zain pantois et seul sur la plage. Ce fut leur dernier contact. Le jour suivant, ils furent cloîtrés chez eux, et on les empêcha de se revoir pendant toute la durée de la guerre.

Zain s'était beaucoup questionné durant cette période du geste de son ami, ne comprenant pas ce qu'il voulait dire, ce qu'il avait ressenti. Il avait finalement décrété que ce geste était normal, parce qu'ils étaient très proches et déçus d'être éloignés l'un de l'autre. Il se répéta cette justification des faits tant de fois qu'elle finit par lui paraître acceptable.

Pendant la guerre, les Nantcoch, Tanborth et Llugorn, alliés contre les Penzifig, se rapprochèrent les uns des autres. Zain passa plus de temps avec Gerwin et Lues, mais aucun d'entre eux n'était capable de combler le trou béant que sentait Zain au milieu de sa poitrine.

La guerre finit par s'arrêter, remportée par les Penzifig. Zain pensait alors pouvoir revoir son ami, mais il en fut décidé autrement. Le père de Zain fut considéré comme le principal instigateur de la rébellion et fut exécuté pour l'exemple des mains de Pennaeth lui-même.

On apprit plus tard qu'une dispute entre les deux hommes avait alimenté les braises d'un royaume instable, conduisant pas à pas à une longue guerre lourde de pertes. La guerre avait duré sept ans, mettant en suspens les activités de toutes les Maisons.

Zain fut très affecté de la mort de son père et, alors qu'il avait prévu de revoir son ami dès que la guerre serait achevée, il fut incapable de lui faire à nouveau face. Il n'était pas en colère après lui, ni même après Pennaeth. Le monde fonctionnait ainsi, il fallait des coupables. Mais Melden ressemblait si fort à son père que Zain ne voyait plus que son bourreau à la place de son visage.

Les événements étaient passés depuis quelques années et Zain, alors âgé de 25 ans, se préparait à assassiner Harden, le frère le plus proche de son meilleur ami de sang-froid, à cause des lourdes séquelles laissées par cette guerre inutile.

Il porta les mains à son visage humide, réalisant qu'il pleurait de cet heureux passé perdu. Melden lui manquait terriblement. Il avait seulement peur de le revoir. Et tout espoir de retrouvailles serait bientôt annihilé. Melden aimait profondément son frère. Il avait toujours vanté ses mérites auprès de Zain, lui donnant la même fascination pour le garçon un peu plus âgé. Harden ressemblait aussi très fort à son père et son frère. Tous les trois avaient ces cheveux blancs surnaturels, d'un blanc aussi pur que la neige. Zain aurait voulu se noyer plusieurs fois dans les cheveux de son ami, tant ils semblaient doux. Alors, peut-être à cause de leur ressemblance, peut-être à cause d'une connexion mystique, les deux frères étaient particulièrement amis. Zain n'avait jamais jalousé leur relation. Ça ne lui ressemblait pas et Melden était capable de leur donner autant d'amour à l'un qu'à l'autre. Leurs relations n'étaient pas sur le même plan, elles n'étaient pas comparables, alors les trois compères n'avaient jamais cherché à supplanter un autre.

Plus Zain se perdait dans ses souvenirs, plus il réalisait avec douleur qu'il allait devoir mettre un terme à ces moments de bonheur au profit d'un intérêt plus grand que lui, qui le dépassait. Zain allait sacrifier son bonheur au plus grand nombre, parce que c'était le rôle qu'on lui avait imposé.

Alors qu'il s'apprêtait à partir pour assassiner Harden, il se prit à rêver d'un monde qu'il aurait pu parcourir avec Melden, main dans la main, dans lequel leurs choix n'auraient jamais impliqué autre chose qu'eux-mêmes. Un monde dans lequel ils auraient pu être enfants éternellement.


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