Acte I - Final: Retrouvailles

Zain et Kurwenal arrivèrent devant le château des Penzifig après une heure de route. Zain avait la boule au ventre. Il allait enfin revoir Melden, son meilleur ami, son seul ami. Il allait devoir lui mentir en portant la dépouille de son frère.

Le regarder dans les yeux et lui mentir.

Cette idée était insupportable pour Zain. Il n'était même pas sûr d'y arriver, malgré un mensonge soigneusement préparé. Il allait expliquer à Melden qu'il était en route pour le revoir, qu'il avait retrouvé Harden et qu'ils s'étaient fait attaquer par un groupe de brigands. Il allait lui expliquer qu'ils avaient presque réussi mais qu'Harden se fit trancher la gorge par un combattant, que Zain avait juste eu le temps de le tuer mais qu'il était trop tard. Le mensonge fonctionnait bien. Il lui semblait invérifiable. Avec un peu de chances, Melden lui serait reconnaissant à l'idée d'avoir ramené le corps de son frère. Une fois qu'il serait soigné, il était prévu qu'il avoue la vérité. Saraï avait tout envisagé et avait soigneusement préparé chaque plan et chaque issue possible.

Zain se dégoûtait de faire ce qu'il faisait. Il culpabilisait terriblement. Les deux amis s'étaient promis d'être toujours droits et honnêtes l'un envers l'autre. Ils s'étaient toujours dit la vérité, même si cela avait parfois déclenché de la colère et de la haine. C'était leur honnêteté pure et lumineuse l'un envers l'autre qui les avaient maintenu toujours proches et soudés dans ce sombre monde de manipulations et de mensonges.

Kurwenal annonça son maître qui tenait le corps d'Harden dans les bras. On lui ouvrit, on s'affola en voyant le cadavre du Seigneur Harden Penzifig couvert de sang. On fit venir la famille en urgence. On commença à se lamenter. On prit le corps des bras de Zain. On lui demanda ce qu'il s'était passé. On vit sa blessure. On lui dit qu'on allait le soigner.

Puis il apparut.

Melden.

Du haut de l'escalier, dans la lumière du crépuscule, rayonnant d'une beauté sans pareille, éclipsant l'univers autour de lui. Melden.

Son regard se posa tout d'abord sur Zain. Le nombre de personnes agglutinées autour du cadavre l'empêchaient de voir qu'il s'agissait de son frère. Ils se regardèrent un moment tous les deux, loin de tout, loin de la vie et de la mort, dans un instant éternellement sublime, inoubliable, se logeant au cœur de leur âme torturée par l'existence. Ils s'observèrent, sans plus rien dire, sans plus rien penser, seulement subjugués par la beauté de l'autre dans cette lumière surnaturelle, enfin rapprochés par la dépouille qui répandait lentement le reste de son sang sur le marbre glacé.

Zain réalisa soudain qu'il ne pourrait jamais lui mentir. Il mentirait à tous les autres. Il détruirait, anéantirait tous les autres pour le bien de sa Maison. Mais lui, lui, c'était plus qu'une simple Maison, c'était plus qu'un titre honorifique et une famille à faire prospérer. Lui, c'était son foyer, c'était la vie même.

Jamais.

Jamais il ne pourrait vivre sans cet homme.

Jamais il ne pourrait lui cacher la vérité.

Melden descendit lentement les escaliers, intrigué par la scène tragique qui se déroulait sous ses yeux. On cria son nom. On cria le nom d'Harden. On s'écarta pour lui faire de la place. On lui fit voir le corps de son frère. Son frère bien-aimé.

Harden gisait sur le sol. Et le cadavre sembla à Melden être une imposture. Il ne le reconnaissait pas. Il ne reconnaissait pas l'homme, son frère, qu'il avait tant aimé, qui l'avait protégé, il ne le voyait plus. Un tas de chair. On pleurait et embrassait un tas de chair. Parce que c'était tout ce qu'il restait. Mais pour Melden, il ne restait rien. Le cadavre ne l'intéressait même pas. Ça n'était rien que cette carcasse déjà pourrissante, remplissant l'air d'une douce odeur de mort.

Il leva la tête sur Zain, qui le fixait toujours. Et il comprit tout à ce moment-là. Ses émotions étaient si fortes et si confuses qu'un néant avait fait place dans son estomac. Il ne ressentait rien. Sa conscience semblait s'être réfugiée au fond de son esprit, dans un endroit rassurant loin du cris déchirant qui commençait à doucement résonner en lui.

Il ne dit rien, rebroussa chemin, montant les marches une à une comme s'il s'était agit du plus grand effort de sa vie, ouvrit une porte au hasard, se réfugiant dans une pièce où il était seul.

Et elle arriva.

La vague.

Celle survenant dans l'instant qui a suivi le traumatisme.

La vague remplie de peur, d'angoisse et de désespoir.

La vague remplie de colère, de rage et de rancœur.

La vague vide de l'être perdu.

La vague du deuil.

Et elle était si violente qu'elle le renversa. Il tomba au sol en hurlant. Il ne ressentait plus rien, ne pensait plus rien. La douleur était juste bien trop grande pour son corps. Il était insignifiant à côté de la souffrance qui le traversait. Il hurlait ce qu'il ne pouvait plus contenir, jusqu'à s'arracher les cordes vocales. Il hurlait ce qu'il était incapable de supporter. Les larmes coulèrent à flot de ses joues, ces larmes toujours consolatrices, désormais inutiles et moribondes. Le liquide transparent et tiède lui voilait la vue, roulait sur ses joues, le long de son menton et s'écrasait avec force sur le sol.

Puis la vague passa.

Et elle le laissa seul.

Lui permettant de réaliser ce qu'il avait perdu.

De réfléchir à tout ce qu'il aurait pu faire pour que ce soit différent.

De réfléchir à tout ce qu'il aurait du lui dire et qu'il n'avait pas dit.

Réalisant doucement qu'il n'y avait plus rien.

Plus aucun espoir.

Plus aucun rêve.

Tout avait été annihilé par ce cadavre vide de toute existence, de tout étincelle. L'étincelle qui différenciait les vivants des morts. Le moindre poisson avait désormais plus de valeur que ce tas de chair morte et répugnante, qui salissait le sol de sa maison. Harden était parti sans prévenir, sans avoir rien laissé, probablement tué par celui qu'il avait toujours considéré comme son meilleur ami.

Il finit par sortir, tentant du mieux qu'il pouvait de ne pas haïr Zain. Mais la douleur qu'il ressentait était si forte qu'il n'arrivait tout simplement pas à ne pas le détester. Il voulait le tuer lui-même, lui faire payer son geste, il voulait détruire toute parcelle de vie à l'intérieur de lui.

On appela encore Melden. On emmena le cadavre dans une chambre. On fit les prières et coutumes des Penzifig. On dessina des éclairs noirs, l'emblème de la Maison, sur les yeux du mort. 


Je naquis du tonnerre de la foudre et de la poussière.

Et en moi toujours la foudre restera.

Au dernier jour, elle me quittera.

Et de la poussière le tonnerre se séparera.

Tout se solde par la mort.


Tout se solde par la mort.


On fit ensuite ses adieux au cadavre. On fut tendre avec le Seigneur Melden. On lui fit ses condoléances. On lui dit qu'on serait là en cas de besoin. On lui dit de ne pas avoir peur d'être triste. On lui demanda s'il allait tenir le coup.

Puis ce fut son tour de faire ses adieux au corps.

Il resta seulement devant le lit, seul avec le tas de chair qu'il ne reconnaissait plus, devant ce cadavre pour lequel il ne ressentait rien. Alors il ne pleura pas. Il se demandait comment on pouvait l'embrasser, lui tenir les mains, alors qu'il ne s'agissait évidemment que d'une enveloppe vide. Vide de lui. C'est lui qu'il aurait voulu tenir dans ses bras, c'est à lui qu'il aurait voulu faire ses adieux. Cette chose, cette pâle ombre de ce qu'il avait été ne lui évoquait rien. Il finit par sortir, réalisant qu'il ne pleurerait pas devant le corps, comme on l'aurait attendu de lui.

On lui demanda de soigner Zain, de parler avec lui, que ça lui ferait du bien. On lui expliqua qu'il ne devait pas en vouloir au Seigneur Llugorn, qu'il avait tout fait pour le protéger, mais avait faillit à sa tâche. Il acquiesça. Il fit signe à Zain de lui suivre sans être capable de lui parler. Il allait le tuer. Ça ne serait pas difficile.

Melden invita Zain à s'allonger dans une chambre non loin de son cabinet, dans laquelle il soignait quelques fois les malades. Ils ne parlaient pas. Melden prit simplement un couteau sous le regard de Zain, qui ne sourcillait pas et le colla sous la gorge de son ancien ami. Zain ne le quittait pas des yeux. Il savourait simplement la beauté surnaturelle qui était penchée au-dessus de lui, profitant de chaque instant en sa compagnie avant que ses yeux ne s'éteignent. Melden aussi le détaillait. Il était frappé par l'ardeur de son regard et sa sincérité. Ses sentiments enfouis resurgissaient du néant de désespoir qui l'avait frappé, comme une bouée de sauvetage dans un océan déchaîné par la rage. La main sûre de Melden, sa main d'assassin, se mit soudainement à trembler, les larmes lui voilèrent doucement les yeux.

-S'il-te-plaît, tue-moi, murmura Zain, je ne peux plus vivre comme ça.

Zain s'avança alors doucement sur la lame, laissant échapper un filet de sang de son cou.

Melden fut pris d'horreur en voyant le sang de son ami, de celui qu'il aimait depuis tant d'années et retira précipitamment le couteau de son cou.

-Que fais-tu ?

-Tais-toi avant que je regrette.

Le jeune homme aux cheveux blancs s'éloigna alors rageusement et découpa rapidement et rigoureusement des feuilles de plantes qui étaient déposées sur l'établi derrière lui. Il procédait précisément, sans une once d'hésitation, sous le regard admiratif de Zain.

-Melden... Je t'aime.

Le concerné, qui préparait de quoi soigner le blessé s'arrêta pour le regarder avec des yeux remplis d'incompréhension. Il ne sut que répondre, partagé entre son amour et sa haine, qui semblaient désormais ne faire qu'un. Il voulait se jeter sur lui, lui griffer le visage et l'embrasser éperdument, en pleurant, le poignarder tout en le serrant dans ses bras. Il ne répondit rien et continua à préparer sa mixture. Il avait le sentiment de trahir son frère, sa famille, sa Maison, pour soigner ce meurtrier. Il était incapable de le tuer, mais la dernière chose qu'il souhaitait était qu'il reste sous son toit. Le soigner et le faire partir au plus vite était le seul plan qu'il avait à l'esprit.

Une fois la préparation en main, il l'appliqua avec douceur sur la plaie noirâtre de Zain, prenant soin de ne pas le faire trop souffrir. Zain ne le quitta pas des yeux pendant toute l'opération, rendant Melden fébrile. Ses grands yeux dorés fixés sur lui, cachant au fond d'eux une grande innocence, donnaient à Melden l'envie de se noyer dedans, de s'y jeter à mourir. Il effleurait sa peau avec tendresse, savourant secrètement cet instant de promiscuité, frémissant de chaque contact avec son épaule.

Le cataplasme fit partir la douleur dans les instants qui suivirent, laissant à Zain échapper un soupir de soulagement. Il appliqua ensuite d'autres plantes sur l'entaille qui ornait le cou de Zain, sentant sa pomme d'Adam se déplacer légèrement sous la pression de ses doigts. Il pensait à la trivialité du meurtre, et de son inaptitude à le réaliser, à cause de son amour trop fort qui le rendait trop faible.

-Merci, murmura Zain quand le jeune homme eut fini.

-Tu seras parti demain. Je ne veux plus jamais te voir.

Melden sortit de la pièce avec l'air le plus digne qu'il possédait, sans adresser un regard à son ami d'enfance.

Il pleura longuement dès qu'il fut seul.

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