Le temps des secrets
Quatre jours plus tard, Etna et sa mère se rendent au manoir des Date, situé à quelques rues seulement de chez elles.
L'habitation, bien que somptueuse, s'avère plus modeste que celle des Vas. Cependant, la jeune fille apprécie tout de suite le lieu car il s'en dégage une atmosphère douce et accueillante.
Madame Date, petite blonde svelte à l'air sympathique, les salue avec enthousiasme :
— Madame Vas, quelle joie de vous recevoir ! Nous nous sommes souvent croisées lors d'événements mondains, mais je suis ravie de vous accueillir chez moi pour la première fois aujourd'hui.
Elle se tourne ensuite vers Etna.
— Je suis enchantée de vous rencontrer, mademoiselle. Je constate avec plaisir que ma chère fille a trouvé une charmante amie.
Madame Vas s'adresse à son tour à leur hôtesse :
— Nous vous remercions de votre invitation, madame Date. Votre demeure est charmante. Et je ne vous cacherai pas qu'Etna ne tarit pas d'éloges sur votre fille.
Madame Date propose ensuite à ses invitées d'entrer au salon. Elle s'étonne d'y trouver son mari qui lui indique qu'il est sur le départ pour quelque affaire.
Monsieur Date remarque alors la présence de madame et mademoiselle Vas. Il leur présente ses hommages puis s'adresse à la plus âgée :
— Madame, puis-je vous poser une question ? Cela me gêne de vous mêler à ces affaires, mais je n'ai pas eu l'occasion de croiser votre époux ces derniers temps...
— Je vous en prie, dites-moi...
— Un de mes amis proches vient de reprendre le négoce de son père. Il cherche à contacter l'ancien associé de votre époux, monsieur Imur, pour éclaircir certains points. Comme vous devez le savoir, celui-ci est parti voilà huit ans environ, sans laisser d'adresse. Sauriez-vous où il se serait installé ?
— Je suis désolée, monsieur, mon mari m'a toujours tenue éloignée de ses affaires. J'ai rencontré monsieur Imur à quelques occasions, mais je ne sais pas grand chose de lui. Il me semble avoir entendu mon époux évoquer un départ à l'étranger à l'époque.
— Quelle drôle d'idée de partir d'Etrebil ! Il me semble qu'aucun autre pays ne peut offrir une vie plus douce à son épouse et une meilleure éducation à ses enfants. Nous bénéficions tout de même de pensionnats avec un niveau d'exigence jalousé dans toute l'Europe. Et le climat social est bien plus sûr que dans d'autres pays où la royauté a pu être contestée. Notre souverain est apprécié par la noblesse et le peuple ne crie pas famine. Nous connaissons la paix depuis bientôt cinquante années, ce qui évite à nos épouses de craindre pour nos vies, plaisante-t-il.
— En effet. Mais si mes souvenirs sont bons, il était veuf. Je crois qu'il avait un fils, par contre. Je ne l'ai jamais vu mais je pense qu'il l'avait évoqué.
— Auriez-vous souvenance du pays dans lequel il se serait établi ?
— Malheureusement, non. Je ne suis même pas sûre que mon époux me l'ait indiqué.
— Je vous prie de m'excuser de vous avoir dérangée avec tout ceci. Je dois vous laisser à présent. Je suis attendu. Je vous souhaite à toutes de passer un délicieux moment.
Il les salue et s'éclipse.
Les dames s'installent dans de confortables fauteuils puis la discussion s'établit autour d'un thé et de savoureux petits biscuits à la cannelle. Après quelques questions sur les loisirs de chacune, la conversation se dirige sur les présentations à la Reine prévues pour le samedi suivant.
— Ne trouvez-vous pas cela excitant ? J'ai entendu que le Prince Tidure serait présent aux côtés de la Reine pour découvrir chacune des débutantes séparément puis une fois toutes les jeunes filles passées, le bal débuterait dans la grande salle du palais, déclare madame Date.
— En effet, j'ai eu les mêmes informations, confirme madame Vas. Il semblerait que le Prince cherche activement sa future épouse.
— Oui, et Ema m'a dit que vous aviez eu la chance, mademoiselle, de partager une danse avec lui lors du bal des débutantes.
— Oui, mais cela ne signifie rien, rougit Etna.
Sentant le trouble de son amie, Ema, qui vient de pénétrer dans la pièce salue madame Vas puis intervient :
— Etna, accepterais-tu de venir voir dans ma chambre ma robe pour le bal de samedi ? Tu pourrais peut-être m'aider à choisir les accessoires ?
— Avec plaisir, répond la jeune fille, trop heureuse d'échapper à cette discussion.
Une fois arrivée dans sa chambre, Ema interpelle son amie :
— Alors ? Donne-moi tous les détails ! Nous n'avons pas pu parler après ta danse avec le Prince ! Et ensuite, il faut que tu me racontes aussi ton séjour chez les Bons !
— Si tu savais... lui répond Etna en contemplant l'espace qui l'entoure.
La douceur et la coquetterie de la propriétaire de la pièce se reflètent dans chaque objet. Les couleurs rose et blanche dominent dans la parure des fauteuils comme sur les rideaux des deux grandes fenêtres. Une ravissante toilette rouge est posée sur le lit à baldaquin, face au miroir en pied. Etna en conclut rapidement qu'il doit s'agir de la robe choisie par son amie pour le prochain bal. Elle ne doute pas un instant que cette tenue siéra à merveille à la petite blonde.
Ema invite son amie à prendre place à côté d'elle sur la banquette en bois de noyer placée au bout de son lit.
— Allez ! Dis-moi tout !
Etna prend une grande inspiration et se lance :
— Alors, pour commencer : la danse avec le Prince... Je n'avais aucune idée qu'il s'agissait de lui.
— Oui, ça, je l'ai bien compris, vu ta tête quand je te l'ai annoncé après la danse. Il n'a rien dit qui aurait pu te faire comprendre son identité ?
— Non, c'est même pire. Il m'a poussée à me ridiculiser encore plus !
— Comment ça ?
— Tu vas me trouver tellement stupide... J'ai honte.
— Mais non ! Raconte ! la presse Ema.
— Figure-toi que j'ai critiqué les traditions. Je pense même avoir émis un jugement négatif sur les Princes.
— Qu'as-tu dit exactement ?
— Je ne sais plus, j'avais l'esprit un peu embrumé par l'alcool.
Quelque chose comme : il faut dépoussiérer les traditions, les femmes sont considérées comme des animaux mais les princes sont des hommes, ils ne se soucient pas de tout ça.
— Oh, mon dieu ! s'exclame Ema en portant la main à sa bouche.
Puis elle rit de bon coeur.
— Ce n'est pas drôle ! s'indigne Etna. Tu ne te rends pas compte à quel point je redoute la soirée de samedi ! Imagine s'il me reconnait ?
Elle porte subrepticement les mains à ses joues puis les repose sur ses cuisses et enchaîne :
— La honte que ma mère va ressentir s'il exprime son mécontentement face à mon attitude. Elle qui me voit déjà mariée avec le Prince parce que j'ai partagé une danse avec lui ! Rien que d'apprendre que j'ai osé casser les codes en allant l'inviter la mortifierait !
Ema pose sa main sur celle de son amie pour l'apaiser.
— C'est vrai, ça ! Il a accepté alors que c'était à l'encontre de l'étiquette. C'est peut-être bon signe ?
— Comment ça ? s'étonne Etna.
— Réfléchis ! S'il était très à cheval sur les conventions, il t'aurait refusé cette danse et fait sans doute quelques remontrances.
Etna se lève et s'avance vers la fenêtre. Elle observe, pensive, quelques instants le jardin des Date, un jardinet traditionnel parsemé d'arbustes taillés en topiaire et traversé de petites étendues d'eaux minces et rectangulaires. Puis elle se retourne vers son amie et admet sans grande conviction :
— Tu as sans doute raison.
— Et comment a t-il réagi à tes propos ? Qu'a t-il répondu ? S'est-il indigné ?
— Non, au contraire. Il a souri. Je comprends mieux pourquoi à présent : il s'amusait de ma bêtise ! Et il m'a poussé à préciser mes opinions.
— Il n'a rien dit d'autre ?
— Il me semble qu'il a évoqué notre prochaine rencontre et que j'ai ironisé sur le fait qu'il faudrait d'abord que nous nous reconnaissions sans nos masques. Oh, mon dieu ! Comme j'ai été sotte ! gémit Etna en se tenant la tête.
Elle revient s'asseoir auprès d'Ema et reprend ensuite d'une voix peu assurée :
— J'ai peur d'une chose... C'est qu'il ait organisé cette rencontre avec les débutantes dans le seul but de connaitre mon identité afin de pouvoir punir mes propos.
Ema tente de la rassurer :
— Ne t'accable pas tant ! Si le Prince avait voulu faire un scandale, il l'aurait fait directement, je pense.
— Ou alors, il souhaite se moquer de moi, enchaîne Etna qui ne cesse de cogiter.
— Pardon ?
— Tu ne l'as peut-être pas remarqué. Mais lorsque tu m'as annoncé son identité, mon regard s'est tourné vers lui. Je l'ai vu éclater de rire auprès de ses amis. Peut-être était-il en train de leur narrer la façon dont je me suis ridiculisée ?
— Allons, calme-toi ! La situation n'est peut-être pas si désespérée ?
— Nous le saurons bientôt, soupire Etna.
Elle reste pensive un instant puis demande :
— Mais, et toi ? Je ne sais rien de ta soirée ! Avec qui as-tu dansé ?
— Principalement avec Etap Ennob, le fils du client de mon père.
Trois danses ! Te rends-tu compte ?
— Et alors ? Te plait-il ?
— Pas vraiment. Ce n'est pas le plus bel homme qui existe et sa danse est mal assurée. Mais il a l'air gentil. J'ai partagé une danse avec un autre jeune homme, un grand brun avec de magnifiques yeux sombres, si tu l'avais vu ! Mais mon père m'a clairement signifié qu'il était hors de question qu'il donne son consentement pour que j'engage une relation avec lui alors...
— Tu vas l'écouter ?
— Bien entendu ! Que voudrais-tu que je fasse, Etna ? Je ne peux épouser qu'un homme validé par mon père. Pourquoi cette question ?
— À vrai dire, continue à voix basse Etna, j'ai autre chose dont je voudrais te parler.
Son amie l'incite à poursuivre. Elle chuchote :
— Promets-moi de n'en parler à personne !
— Promis.
— Lors de mon séjour chez les Bons, il s'est passé quelque chose.
— Raconte ! la supplie Ema.
— Il se trouve que parmi les invités se trouvait le jeune homme avec lequel j'avais dansé au bal.
— Le Prince ?
— Mais non ! L'autre ! Celui avec qui j'ai partagé un verre... ou deux...
— Oh ? Lui ? Comment s'appelle t-il ?
— Noitan Itsbo. Et je t'assure que sans son masque, il est encore plus séduisant !
Ema pousse un cri de contentement.
— Chut ! Moins fort, lui demande son amie.
— Oui, pardon. Continue !
— Nous avons parlé un peu. Il est charmant. Et figure-toi que je lui plais. Il me l'a dit !
— La chance ! Pourquoi a t-il fallu que mon père ait ce monsieur Ennob comme client ? Et pourquoi son fils ne peut-il pas posséder ne serait-ce que le dixième du charme de ton prétendant ? désespère Ema.
— Si ça peut te consoler, il n'est pas mon prétendant. Ma mère m'a interdit de le fréquenter. Il n'est pas d'une condition suffisante pour convenir aux exigences de la famille.
— L'affaire est donc réglée. Dommage ! Mais je ne doute pas que tu trouveras un autre jeune homme qui te correspondra mieux.
Etna lui répond par une moue dubitative.
Ema l'interroge :
— Tu ne me dis pas tout, n'est-ce pas ?
— Oui... Il y a autre chose...
Elle marque un temps d'arrêt avant d'avouer :
— Il a failli m'embrasser.
— Quoi ? s'exclame Ema.
— Moins fort, voyons ! la reprend Etna. Je ne veux pas que mes propos soient rapportés à ma mère.
— Mais enfin, Etna, c'est grave ! Tu sais bien que tu dois réserver ta vertu à ton futur époux ! Si quelqu'un vous avait surpris, imagine ce qu'il aurait pu se passer !
— Nous aurions été forcés de nous marier, je le sais. Mais ce ne serait pas si terrible que ça...
— S'il propose de t'épouser ! Sinon, tu aurais été déshonorée et ta famille également !
— Il m'aurait épousée, cela ne fait aucun doute !
— Tu ne le connais pas assez pour en être aussi sûre, voyons !
— Il m'a dit qu'il se battrait pour avoir ma main !
— Mon frère m'a mise en garde. Certains jeunes hommes sont, semble t-il, uniquement intéressés par le fait d'obtenir un baiser, ou même plus, des jeunes débutantes. Il s'agit d'un jeu pour eux. Ils sont prêts à leur faire croire monts et merveilles pour y parvenir. Méfie-toi quand même ! On ne sait jamais...
— Non, je suis sûre que monsieur Itsbo n'est pas ainsi. Il est sincère.
— Sois juste prudente, d'accord ?
Etna acquiesce d'un signe de tête. Ema reprend :
— Mais qu'est-ce qui a empêché le baiser, au fait ? Il semblerait que tu n'étais pas contre. Quelqu'un est arrivé ?
— Non, je l'ai repoussé. J'avais promis à ma mère de garder mes distances avec lui. Je n'y suis pas totalement parvenue, mais la raison m'a quand même rattrapée au dernier moment.
— Et comment a t-il réagi ?
— Il s'est excusé de son comportement et il est parti. Je ne l'ai pas revu depuis. Il a fait ses valises et a quitté le domaine avant que je rentre. Nous sommes parties le lendemain, la santé de ma mère s'étant nettement améliorée.
— Ta mère était malade ?
— Oh, rien de grave ! Sûrement le diner de la veille qui n'était pas très bien passé. Après deux journées de repos, elle était remise sur pieds.
Au moment où Etna finit sa phrase, on toque à la porte. Une employée s'excuse de déranger les demoiselles et déclare :
— Mademoiselle Vas, votre mère m'a demandé de venir vous chercher. Votre départ est imminent.
Les jeunes filles s'enlacent et se saluent.
À la perspective de se retrouver au bal du palais, le stress se lit de nouveau sur le visage d'Etna. Ema tente de la rassurer :
— Ne t'en fais pas, tout se passera bien, j'en suis sûre ! Et puis, nous sommes si nombreuses, il y a peu de chances que le Prince te reconnaisse. Personne ne sait que c'était toi à part ta famille et moi. Non ?
Devant la mine déconfite d'Etna, Ema poursuit :
— Si ? Allez, hauts les coeurs ! Tant que cette peste d'Ellenor Epercas n'est pas au courant, tout va bien !
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