Le bal (2/2)

Tandis que la Reine s'installe sur son trône pour observer la scène, ses deux fils aînés s'en vont en compagnie de leurs épouses vers une salle attenante. Le prince Tidure, quant à lui, rejoint un petit groupe et entame la discussion avec un grand blond, doté d'un léger embonpoint, qui paraît fort jovial.

Etna les épie en suivant sa mère qui profite de ce moment pour saluer toutes ses connaissances. Le bal n'étant plus cette fois réservé aux seuls prétendants au mariage, la salle est noire de monde. La jeune femme perd ainsi rapidement sa cible.

En jetant un regard à la ronde, Etna pense apercevoir Ema près du buffet. Elle propose à sa mère de lui chercher un rafraîchissement, ce que cette dernière accepte immédiatement. Etna se fraie donc un chemin dans l'espoir de retrouver la présence chaleureuse et apaisante de son amie.

Les groupes de convives constituent autant d'obstacles à franchir avant d'atteindre le Saint Graal. Après de longues minutes qui lui paraissent interminables, elle pense en avoir terminé.

Mais à quelques pas de son but, un buste puissant lui barre le chemin. La demoiselle sursaute puis relève les yeux pour découvrir le visage de celui qui s'interpose entre elle et le buffet. En même temps qu'elle reconnaît celui qui lui fait face, elle l'entend lui proposer avec un sourire ironique :
— Mademoiselle Vas, me ferez-vous l'honneur de m'inviter à danser ?
— Votre Altesse ! s'exclame Etna, étonnée.
— Dois-je prendre cela pour un refus ? s'enquiert le Prince, taquin.
— Non, pardonnez-moi, votre Altesse, lui répond Etna, confuse. Accepteriez-vous de m'accompagner pour une danse ? ajoute t-elle avec déférence.
— Donnez-moi votre main, je vous prie.

Etna lui tend, il s'en saisit et l'entraine vers le milieu de la salle. Contrairement à la lutte qu'elle vient juste de livrer pour atteindre le buffet, les courtisans se reculent pour leur libérer le passage.

La jeune femme sent les regards sur elle, entend les exclamations d'étonnement, perçoit des chuchotements sans en comprendre le sens. Sa nature timide prend le dessus et elle regrette de n'avoir pas eu le temps d'atteindre les boissons, l'alcool lui ayant montré la dernière fois son pouvoir de désinhibition.

Après quelques pas de danse, le Prince, espiègle, déclare :
— Vous n'avez plus d'opinions à exprimer sur la condition féminine ? Plus de revendications à me faire parvenir ?

Les joues d'Etna s'empourprent et la demoiselle garde le silence. Le Prince remarque, d'un air déçu :
— Vous étiez plus volubile au bal des débutantes.

Pensant qu'il s'agit d'un reproche, Etna est confuse.
— Vous avez raison, votre Altesse. Je vous prie d'excuser mon comportement lors de cette soirée. Je n'étais pas dans mon état normal.
— Cela est bien regrettable. Vous étiez tellement rafraîchissante !

Etna n'en croit pas ses oreilles. Elle ouvre de grands yeux. Le Prince enchaîne :
— Il est tellement rare qu'on me parle à coeur ouvert ! Tout le monde cherche à obtenir mes faveurs. Toutes les paroles qui me parviennent sont réfléchies, pesées, pondérées, travesties pour ne pas me déplaire. Alors, pensez comme votre intervention a été divertissante pour moi !
— Réellement ?
— Oseriez-vous mettre en doute ma parole ? s'offusque le Prince.
— Pardonnez-moi, votre Altesse, je ne me le permettrais pas.
— Respirez, voyons ! Soyez tranquille ! Je vous taquine. Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Par ailleurs, votre référence littéraire m'a impressionné. Je vous imaginais plutôt lire des romances.
— Parce que je suis une femme ?
— Ah, voilà, je vous retrouve un peu mordante ! À vrai dire, oui, parce que vous êtes une jeune femme mais n'y voyez pas un jugement. Je m'imaginais, peut-être à tort me direz-vous, qu'étant élevées en pension et sachant qu'elles n'en sortiront que pour épouser un homme, les demoiselles lisaient ce genre d'ouvrages pour se préparer à leur futur. Même si la réalité est souvent bien différente de ces histoires, en fait.
— Ah oui ?
— Oui, les mariages sont en général plutôt un arrangement entre familles et non des histoires d'amour. Si j'osais, je dirais que le prince charmant n'existe pas. Mais vous êtes peut-être encore trop... innocente pour avoir constaté cela.
— Ce que je constate, votre Altesse, c'est que vous semblez avoir lu ces livres. Et pourtant, vous n'êtes pas une jeune fille.

Le Prince rit de bon coeur et chuchote :
— D'accord, je vous l'accorde. J'en ai lu en cachette. Mais je vous en prie, ne trahissez pas mon secret ! Il serait très mal vu qu'un homme de ma condition lise autre chose que des ouvrages sérieux ou éventuellement poétiques, pour améliorer ma cour auprès des dames.

Etna lui sourit et lui déclare :
— Très bien. Je ne trahirai pas votre secret.
Puis elle ajoute, joueuse :
— Tant que vous ne trahirez pas le mien.
— Lequel ? Soyez précise ! Vous parlez de votre non-respect du protocole en m'invitant à danser ou de vos critiques envers les traditions et la famille royale ?
— D'accord, « les miens » aurait été un terme plus juste.

Un sourire traverse leurs deux regards. Le Prince enchaîne :
— Mais alors, dites-moi, mademoiselle, quelles sont vos autres lectures ?

S'ensuivent des conseils avisés entre les deux passionnés de lecture sur les différents ouvrages qu'ils ne connaissent pas encore tous les deux, un débat acharné sur ceux qu'ils ont parcourus et sur lesquels leurs opinions divergent et des instants de complicité en se remémorant certains passages de ceux qu'ils ont adorés.

La danse passe en un battement de cils.

Alors que le moment de se séparer est arrivé, le Prince conserve la main d'Etna dans la sienne et lui propose de l'accompagner.  Elle accepte et il la mène vers le jeune homme avec lequel elle l'avait vu discuter un peu plus tôt. Le Prince procède aux présentations :
— Edar, voici mademoiselle Etna Vas. Mademoiselle, je vous présente mon meilleur ami. Enfin... ce qui s'en rapproche le plus, dit-il en adressant un clin d'oeil au jeune homme blond, Edar Amac.
— Enchantée, monsieur.

Monsieur Amac la salue en s'inclinant légèrement.
— Mademoiselle Vas fera dorénavant partie de notre cercle littéraire, annonce le Prince.
— Mais, c'est une femme ! bredouille Edar, visiblement décontenancé.
— Oh, réellement ? Comment ne m'en suis-je pas aperçu plus tôt ? plaisante Tidure.

Puis il enchaîne, caustique :
— Arrêtez-moi si je me trompe, mais il me semble que lire sollicite nos yeux, ce que possèdent à la fois les hommes et les femmes. Et vous découvrirez rapidement que mademoiselle a une culture littéraire supérieure à la plupart d'entre vous.

Etna reste spectatrice de ces échanges, sidérée par les propos du Prince.

Tidure se tourne vers elle et l'interroge :
— Qu'en pensez-vous, mademoiselle ?
— J'en serais ravie. Mais en quoi cela consiste t-il exactement ?
— Nous nous réunissons régulièrement pour évoquer quelques-uns des ouvrages que nous avons le plus appréciés et en débattre, répond le Prince.
— Puis, nous trinquons et ... ajoute Edar.
— Cette partie n'intéresse pas mademoiselle Vas, le coupe vivement Tidure.
— Au contraire ! déclare la jeune fille en riant.

Monsieur Amac l'accompagne de bon coeur, appréciant sa répartie.
C'est alors qu'une blonde en robe dorée s'impose dans le groupe.

Il faut quelques instants à Etna pour la reconnaitre tant elle est apprêtée. Par politesse, elle la salue :
— Mademoiselle Epercas.
— Oh, mademoiselle Vas, je ne vous avais pas vue, ment de façon éhontée en retour Ellenor.

Puis mademoiselle Epercas déclare au Prince :
— Votre Altesse, quel plaisir de vous retrouver ! Je me ferai une joie de vous offrir la danse que je vous ai promise.

Etna ne peut s'empêcher de marmonner quelques mots que seul le Prince perçoit :
— Et c'est à moi qu'on reproche de ne pas respecter l'étiquette...

Après avoir adressé un sourire complice à Etna, le Prince invite la nouvelle venue sans grand enthousiasme :
— Mademoiselle Epercas, m'accorderiez-vous cette danse ?
— C'est un grand honneur, votre Altesse. Avec joie !

Puis le Prince s'excuse auprès d'Etna et Edar de leur fausser compagnie et s'éloigne en compagnie d'Ellenor, qui parade jusqu'à la piste.

Alors que monsieur Amac tente de lui faire la conversation, Etna observe ce manège, distraite. Elle croise alors le regard d'un homme qu'elle connaît bien. Son cerveau l'identifie immédiatement et incite son corps à le rejoindre aussitôt.

Sans plus de cérémonie, la jeune femme tire sa révérence et part retrouver Noitan.
Il s'avance également dans sa direction sans la lâcher des yeux. Tout ce qui les entoure semble avoir disparu. Lorsque seulement quelques pas les séparent, monsieur Itsbo s'exclame :
— Mademoiselle Vas ! Quelle joie de vous revoir !
— Monsieur Itsbo, je ne savais pas que vous étiez là.
— Je ne peux affirmer que j'ignorais votre présence car comme le reste de l'assistance, j'ai pu admirer votre danse avec son Altesse Royale, lance Noitan avec une pointe d'amertume.

Etna rougit légèrement, se sentant fautive. Il poursuit, visiblement contrarié :
— Mademoiselle, le Prince vous fait-il la cour ?
— Grand dieu, non ! s'exclame Etna.
— Mais le souhaiteriez-vous ?

Sans laisser le temps à Etna de répondre, il ajoute :
— Suis-je sot ! Quelle demoiselle ici présente ne souhaiterait pas que le Prince la courtise ?
— Arrêtez ! l'interrompt Etna. Je n'ai aucune pensée de ce genre envers le Prince et je ne l'ai jamais envisagé comme tel. Nous avons uniquement parlé littérature. Qu'allez-vous imaginer ?
— Je vous prie de m'excuser, mademoiselle, je m'octroie trop de libertés. Il m'est juste si douloureux de vous voir avec un autre... J'en oublie que je n'ai aucun droit sur votre coeur.
— Etna !

La jeune femme se retourne et s'étonne :
— Ema ! Je suis contente que tu m'aies trouvée. Je te présente monsieur Noitan Itsbo.

Elle se tourne ensuite vers le jeune homme et ajoute :
— Monsieur Itsbo, je vous présente Ema Date, mon amie.
— Ravie de vous connaître, monsieur, déclare Ema.
Puis elle enchaine :
— Etna, ta mère m'a envoyée te chercher.

Elle chuchote à son oreille :
— Elle est en pleine discussion avec ma mère mais t'observe depuis cinq minutes et laisse-moi te dire que ce qu'elle voit ne la satisfait pas ! Suis-moi au plus vite si tu ne veux pas que les choses se compliquent...
— Y a t-il un problème ? s'enquiert Noitan.
— Il va me falloir vous quitter, j'en ai bien peur, monsieur, se désole Etna.
— Je comprends... J'imagine que vous ne souhaitez pas être vue en ma compagnie.
— Il ne s'agit pas de cela. Ma mère me rappelle auprès d'elle.
— Mademoiselle, je sais bien que je ne corresponds pas aux exigences de votre famille. Je suis sans doute l'homme le plus épris de cette salle. Par contre, je suis loin d'être le meilleur parti. J'en suis parfaitement conscient. Et votre attachement à mon égard n'est pas, je le crains, suffisamment fort pour risquer de vous fâcher avec les vôtres.
— Vous vous trompez, monsieur.

Elle se tourne vers son amie et sollicite son aide.
— Ema, peux-tu faire savoir à ma mère que je vous rejoindrai plus tard ?
— Mais, Etna, voyons, sois raisonnable... la prie Ema.
— Vraiment, mademoiselle ? Vous restez ? s'étonne Noitan. Me feriez-vous l'honneur de danser avec moi ?

Sans prendre la peine de fournir une réponse à son amie, Etna offre sa main à Noitan.
— Avec grand plaisir, monsieur.
— Etna ! S'il te plait... insiste mademoiselle Date.
— À tout à l'heure, Ema ! lui lance Etna en se dirigeant bras dessus bras dessous avec Noitan vers la piste.

Le jeune homme saisit la taille de la demoiselle comme l'exige la valse qu'ils s'apprêtent à entamer. Au contact de sa main, la jeune femme ressent un doux frisson que le toucher de son précédent partenaire n'avait pas provoqué. Ils commencent à danser en silence. Noitan observe l'assemblée l'air contrarié puis chuchote :
— Les voyez-vous en train de nous étudier ?
Etna, absorbée par l'analyse de l'odeur de son partenaire, un mélange subtil d'amande et de citron, sursaute.
— Pardon ?
— J'imagine ce qu'il se passe dans leur tête : comment cette jeune femme, qui vient de danser avec le Prince, daigne t-elle accorder ensuite une valse à cet homme sans intérêt ?

Etna balaie la salle du regard et déclare :
— Vous vous trompez ! On nous prête à peine attention...
— Si vous le croyez, vous êtes bien naïve ! N'avez-vous pas encore compris ? Toute la haute société n'est formée que par une belle foule de fourbes, d'égoïstes et d'hypocrites !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce qu'il suffit de les étudier pour s'en rendre compte ! Leurs regards ne sont pas francs, les dames cachent leurs lèvres sous leurs éventails pour s'adresser à leurs semblables afin qu'on ne surprenne leurs propos. Et vous rappelez-vous de notre séjour chez les Bons ? À quels sujets vos voisins de table portaient le plus d'intérêt ? Aux commérages, bien évidemment ! Et plus ils étaient glauques, plus ils s'en délectaient.

— Vous vous emportez, monsieur. Vous semblez touché. En avez-vous été l'objet ?
— Non, pas directement, se défend-il. Je ne pense pas leur avoir donné de raisons de s'attarder sur mon cas.
— Mais alors ... ?
— Mais, la coupe t-il, une personne qui m'est chère en a beaucoup souffert par le passé et je ne peux pardonner la façon dont certains se sont plu à la traîner dans la boue.
— Cette personne était donc très chère à votre coeur ? questionne Etna en cherchant à dissimuler la jalousie que lui a causée cette révélation.
— Oui et elle l'est toujours.

La jeune femme se mure dans le silence, l'envie de pleurer enserrant sa gorge. Noitan reprend :
— C'est une meute de loups affamés. Ils se repaissent du malheur et de la souffrance de leurs semblables. Ne leur faites en aucun cas confiance !

N'obtenant aucune réponse de la part d'Etna, le jeune homme insiste :
— Vous ne dites plus rien ? À quoi pensez-vous ?
— Vous voulez savoir à quoi je pense ? chuchote la demoiselle alors que les dernières notes de musique retentissent.

Elle retire ses mains précipitamment comme si la contiguïté de leurs corps lui devenait insupportable et s'écarte de lui, irritée.
— Je me demande, monsieur, ce que je suis pour vous et pourquoi vous m'avez fait une telle déclaration la dernière fois où nous nous sommes vus si vous avez déjà une autre femme dans votre coeur !

Sur ces mots, elle le salue et retourne vivement auprès de sa mère, toujours présente aux côtés d'Ema et madame Date. Elle tente tant bien que mal de contenir l'humidité qui pointe dans ses yeux.

Lorsque Etna est à portée de voix, Madame Vas la considère sévèrement et lui ordonne :
— Cela suffit, rentrons !

La demoiselle salue en vitesse mademoiselle et madame Date puis suit sa mère sans opposer de résistance. Une fois sortie du palais, elle profite de la relative obscurité et laisse couler ses larmes en silence.

Sa mère la toise et attend qu'elles soient en route pour lui adresser la parole avec virulence :
— Ton comportement est inacceptable ! Comment as-tu osé me défier ainsi ? Non seulement tu t'affiches avec ce jeune homme alors que je te l'ai expressément interdit mais en plus, tu trahis ta promesse ! Et imagine un peu ce que les gens vont dire sur toi ! Tout se passait merveilleusement bien. Le Prince t'avait accordé du temps. Et tu ne trouves rien de mieux que de tout gâcher en dansant avec ce monsieur Itsbo ?

Elle reprend son souffle pour conclure :
— Ne doute pas que ton père sera informé de ta conduite ! Et je ne veux plus que tu vois cet homme. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, mère, se contente de répondre Etna, parvenant difficilement à cacher ses tourments.

Ces derniers mots signent la fin de leur échange. Le reste du trajet se termine dans un silence absolu.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top