La franchise paie-t-elle toujours ?
Lors de la traversée de la galerie des glaces conduisant à la salle principale, Etna ne peut s'empêcher de contrôler sa coiffure : ses longs cheveux agrémentés de fleurs et d'un ruban bleu ciel, savamment arrangés pour tomber délicatement sur ses épaules, n'ont pas bougé depuis son départ de la maison.
À ses côtés, conscient de l'importance de son rôle de chaperon, Rio, profère ses dernières recommandations à sa soeur :
— Souviens-toi des conseils de Mère : souris, tiens-toi droite, sois avenante mais pas trop...
— Et j'évite de me goinfrer. Cela fait mauvais genre. Je sais ! complète Etna, taquine.
— Je n'ai pas envie qu'elle répète jusqu'à la fin de mes jours que tes débuts dans le Monde ont été un véritable désastre par ma faute. Alors, soigne ton entrée, soeurette !
Au royaume d'Etrebil, les jeunes filles de bonne famille n'ont le droit de fréquenter les membres de la haute société qu'à compter de leurs dix-huit ans. Elles peuvent dès lors participer aux divers concerts, dîners, bals, et autres réjouissances organisés par les familles les plus nobles des alentours sous la surveillance d'un chaperon. Ces rencontres leur offrent l'opportunité de nouer de nouvelles relations amicales avec leurs pairs et éventuellement, de laisser le loisir à un célibataire respectable de leur faire la cour.
Avant cet âge, elles suivent une scolarité en pension au sein d'établissements réservés aux filles où leur est enseigné, en plus des bonnes manières, un ensemble de pratiques nécessaires à la vie d'épouse, comme la cuisine ou la couture. Pour les plus courageuses et curieuses, des options leur permettant de découvrir les arts, la littérature ou même les sciences leur sont proposées en supplément de leurs huit heures quotidiennes d'apprentissages de base.
Car, en effet, à Etrebil, les femmes de bonne famille sont destinées à être épouses, éventuellement si la vie le leur permet, à être mères, mais seules les femmes des classes ouvrières sont autorisées à exercer un travail pour subvenir aux besoins de leur famille. Leurs journées doivent donc s'articuler entre le désir de rendre leur foyer accueillant, la nécessité de prendre soin d'elles-mêmes afin d'être les plus attrayantes possibles pour leur mari et l'obligation de prendre soin des enfants, pour les plus comblées d'entre elles.
Les hommes nobles, quant à eux, ont accès à la société dès leur plus jeune âge et suivent une formation composée d'enseignements littéraires et scientifiques ainsi que de notions d'économie et de comptabilité afin de pouvoir, pour la plupart, être en mesure de reprendre l'entreprise paternelle à leur majorité. Leur seule obligation réside dans l'impératif de se mettre en quête d'une épouse à compter du jour de leur vingt-cinq ans.
Etna Vas, qui fête aujourd'hui sa majorité, a achevé sa formation la veille.
Motivée par l'envie de se constituer un solide socle de connaissances, la jeune femme étudiait quotidiennement jusqu'à des heures tardives tandis que la plupart de ses congénères se contentaient du minimum. Ainsi, Ema, sa meilleure amie, rencontrée au pensionnat, ne voyait pas l'intérêt de s'épuiser à la tâche pour au final « passer le reste de sa vie enfermée entre quatre murs à avoir pour seule ambition de permettre à son époux d'avoir l'existence la plus douce possible ».
Etna participe, pour sa première sortie, à l'événement annuel mondain le plus fameux et le plus attendu du royaume d'Etrebil : le bal des débutantes.
Lors de cette soirée uniquement accessible aux jeunes gens en âge de se marier, les demoiselles des familles les plus respectables du royaume côtoient les hommes les plus convoités ou autrement dit, les meilleurs partis du pays. Chaque année, les prémices des plus belles unions s'établissent lors de ces réjouissances.
Cette édition est d'autant plus spéciale qu'il a été décidé qu'exceptionnellement les invités s'y présenteraient masqués en l'honneur du plus jeune fils du Roi, le Prince Tidure, qui a atteint ses vingt-cinq ans cet hiver.
Tout le gratin de la société étrebiloise s'apprête donc à danser sous de magnifiques loups recouverts de satin et dentelles dans un des lieux les plus majestueux du pays : le palais Egairam. Cet édifice d'architecture baroque, aux murs d'un blanc éclatant, possède un dôme vitré laissant pénétrer la douce lumière du crépuscule tandis que des bougeoirs suspendus aux grands lustres inondent la salle d'un éclairage féérique. Au centre de la pièce trône une piste de danse, installée pour l'occasion. Un orchestre composé de plus de quarante musiciens emplit l'endroit de notes mélodieuses. Les buffets, dressés de chaque côté de la salle principale, proposent des mets goûteux et variés : chapon, gibier, poissons accompagnés de sauce, mais également pour les envies sucrées, des noix, des pâtes de fruits et des crèmes glacées.
L'atmosphère est festive et la jeunesse réunie en ce jour semble en ébullition pour ces présentations officielles.
Etna détaille chaque recoin du palais et s'extasie sur la magnificence du lieu auprès de son frère ainé, désigné pour l'accompagner en l'absence de son père. Le jeune homme âgé de vingt-six ans, déjà marié, est dispensé du port du masque, la coquetterie étant réservée aux jeunes personnes sur le marché des fiançailles. Plutôt bien fait de sa personne et à l'aise en société, de nombreuses jeunes filles étaient sur les rangs, l'année précédente, pour attirer son attention, sa position sociale avantageuse ne gâchant rien à ses qualités naturelles. Malheureusement, pour celles-ci, son choix s'était porté sur l'option la plus fructueuse pour les Vas : une lointaine cousine des Princes, dont la richesse extrême atténuait le manque de finesse des traits.
— Etna ? Est-ce bien toi ? l'interpelle une petite blonde aux cheveux soyeux, masquée d'un loup vert et parée d'une élégante robe violette.
— En effet. Ema ? l'interroge en retour Etna, la voix incertaine.
— Oui, mon amie. Ne me reconnais-tu plus après seulement quelques mois d'absence ? Pour ma part, je n'ai pas trop hésité. En apercevant tes longs cheveux châtains légèrement bouclés et tes yeux clairs, je t'ai tout de suite démasquée ! Sans mauvais jeu de mots, bien sûr, plaisante-t-elle.
Etna effectue les présentations d'usage entre Ema et son frère aîné, puis elle s'empresse de témoigner à sa meilleure amie le bonheur qu'elle ressent de la retrouver.
Après quelques dernières recommandations, Rio laisse les deux jeunes débutantes pour partir saluer quelques relations d'affaires, heureux d'échapper à de futiles bavardages de demoiselles. Ema, âgée de quatre mois de plus qu'Etna, a déjà assisté à quelques événements mondains au cours des semaines précédentes, ce qui ne l'empêche cependant pas d'être survoltée par la présence de tous ces potentiels prétendants à proximité. Etna, quant à elle, se sent plutôt nerveuse, peu à l'aise dans ce monde inconnu qui s'offre à elle. La toilette bleu ciel qu'elle a choisie lui sied parfaitement, mais ne lui permet pas de se mouvoir aussi librement que les tenues plus simples qu'elle arbore les autres jours. La plupart des jeunes gens présents échangent comme s'ils se connaissaient déjà et Etna est certaine qu'en l'absence d'Ema, elle se sentirait totalement perdue. Heureusement, son amie, toujours taquine et de bonne humeur, commence les présentations à distance pour acclimater la novice dans ce nouvel environnement :
« Tu vois la blonde, là-bas, près du buffet ?
— Celle avec un loup bleu ?
— Non, la plus grande !
— Ah, oui ! Celle qui boit un verre...
— Oui, et bien, je suis presque certaine qu'il s'agit d'Ellenor Epercas. Méfie- t-en comme de la peste ! Son seul but est de faire le meilleur mariage possible. Même s'il faut faire les pires actions pour y parvenir, elle n'hésitera pas !
Etna acquiesce, peu rassurée par ce premier portrait.
Ema se tourne ensuite vers la gauche de la salle.
« Regarde près de l'orchestre ! L'homme aux cheveux gris avec un masque rouge qui discute avec la jeune fille avec une robe rose. Tu l'as repéré ?
— Oui. Mais il est trop âgé pour porter un masque, non ?
— Non, il peut participer si c'est un veuf de moins de quarante-cinq ans.
— La demoiselle à ses côtés a l'air de s'ennuyer.
— Pas étonnant. C'est à coup sûr Druol Fob. Si tu veux passer une bonne soirée, évite-le ! Dès que tu le vois approcher, trouve une excuse et fuis ! Il se croit drôle, mais fait les pires blagues possibles. Et il est collant en plus. Je te parie que dans une heure, cette pauvre fille l'aura toujours à ses trousses !
Les deux amies échangent un sourire entendu.
Alors qu'Ema s'apprête à enchaîner sur une autre présentation acerbe, son père Tiorde Date, la cinquantaine, plutôt petit et trappu, s'approche d'elle et lui présente son bras afin qu'elle y glisse sa main, en s'exclamant :
« Veuillez m'excuser, mesdemoiselles, mais un de ces messieurs te réclame, Ema, pour partager ta première danse. Je ne te cache pas qu'il s'agit du fils d'un de mes meilleurs clients et j'attends de toi que tu adoptes ton meilleur comportement.
— Papa, je voudrais te présenter mon amie, Etna. Nous étions en pension ensemble.
— Ah oui... s'exclame son père.
Puis il se tourne vers Etna et lui tend la main :
— Enchanté, Tiorde Date, mademoiselle ... ?
Etna, lui tendant également la main, lui répond :
— Vas.
— Vas ? s'étonne-t-il.
— Oui, intervient Ema, son père...
— Inutile de préciser, la coupe t-il. Je sais qui est son père. La famille Vas est une des plus dignes d'Etrebil, connue et respectée de tous.
Puis se tournant vers Etna, il ajoute :
— Je n'ai pas eu l'honneur de croiser votre père. Est-il ici ce soir ?
— Non, il est en voyage d'affaires pour plusieurs mois. Je suis venue avec mon frère aîné, Rio.
— Ah... Très bien, présentez mes hommages à votre père lorsqu'il sera de retour.
Il tire légèrement Ema vers l'arrière et enchaine :
— Je suis désolé, mais nous ne pouvons faire attendre le prétendant de ma fille plus longtemps. Je suis sûre qu'Ema ne manquera pas de venir vous retrouver plus tard dans la soirée pour échanger avec vous ses impressions. Bonne soirée, mademoiselle !
— Merci. À vous également, monsieur.
À présent seule, Etna décide de s'approcher du buffet pour se désaltérer et espère se donner une contenance, un verre à la main. Elle se faufile discrètement le long de la piste de danse entre des groupes de jeunes gens en pleine discussion animée, ponctuée de rires et d'exclamations.
Une fois arrivée à son but, elle se saisit d'une coupe et se retourne vers la piste en la sirotant pour observer les danseurs. Elle aperçoit Ema avec un jeune homme grand et fin, qui semble peu confiant dans ses mouvements. Son amie, quant à elle, se meut avec grâce et le spectacle de ces deux corps en total désaccord amuse Etna. Un grand sourire se dessine sur son visage.
Toute à ses pensées, elle sent un coup brutal dans son dos et se retrouve alors projetée vers l'avant. Après avoir retrouvé l'équilibre, elle se retourne pour comprendre l'origine de cet impact. Elle observe alors un homme blond masqué en pleine discussion passionnée avec une demoiselle, abusant de mouvements amples, tellement embarqué dans son histoire qu'il ne semble même pas s'être aperçu de son méfait.
Choquée par ce manque de considération, elle reporte son attention sur ses doigts trempés par son breuvage, et se dirige vers la table afin de trouver un moyen de les assécher. C'est alors qu'elle entend une voix masculine qui s'exclame :
— Non, mais quel manque de respect ! Vous pourriez au moins vous excuser auprès de la demoiselle que vous venez de bousculer !
Stupéfaite, Etna se tourne vers la voix pour découvrir un jeune homme brun, grand, aux cheveux courts, d'une belle carrure, élégant dans un costume bleu marine, masqué d'un loup assorti. Il apostrophe le responsable de sa mésaventure. Ce dernier ne semble pas comprendre. C'est alors que le sauveur tend le bras vers elle et ajoute :
— Cette jeune femme ! Vous lui avez infligé un coup de coude dans le dos et la pauvre a bien failli chuter par votre faute !
Il regarde ensuite Etna et cherche son approbation :
— N'est-ce pas, mademoiselle ?
Gênée, Etna s'avance timidement vers les deux hommes et murmure :
— Ce n'est pas grave...
— Comment ? Ce n'est pas grave ? s'emporte son défenseur. Bien sûr que si ! Il se tourne de nouveau vers l'autre homme et ordonne :
— Monsieur, j'exige que vous présentiez vos excuses à cette dame !
Le pauvre homme, confus, s'exécute avant de retourner auprès de celle qui, quelques instants auparavant, suscitait tant son intérêt qu'il en avait oublié le monde qui l'entoure.
Etna reporte alors son attention sur le gentleman qui vient de voler à son secours et le remercie de son intervention :
— Merci, Monsieur... ?
Le regard du jeune homme plonge alors dans le sien tandis qu'un sourire ironique s'étend sur son visage. La jeune femme constate alors que, malgré son masque, la beauté de cet inconnu semble évidente. Il réplique en désignant la salle :
— N'est-ce pas l'intérêt de tout ceci ?
— Pardon ?
— Ce bal masqué ? N'est-ce pas pour conserver un certain anonymat ?
Elle concède qu'il a sans doute raison tandis que ses joues rosissent de sa maladresse. Constatant son embarras, l'homme lui présente sa main :
— Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Puis-je vous inviter à danser pour me faire pardonner ?
— Avec plaisir.
Cette invitation tombe à point nommé, Etna étant peu séduite par la perspective de continuer à faire tapisserie.
Le couple se dirige alors vers la piste en échangeant les banalités de rigueur sur le lieu, la musique et le buffet. La jeune femme apprécie la compagnie de son partenaire tant pour sa discussion que pour ses talents de danseur.
— Saviez-vous, mademoiselle, qu'en France la valse est considérée comme une danse populaire ? Elle était jugée, il y a peu encore, comme indécente car les partenaires sont bien trop proches aux goûts des gens de la Cour.
— Réellement ? Comment savez-vous tout cela, monsieur ? Avez-vous voyagé en France ?
— Oui, j'y ai même vécu quelques années.
— Quelle chance ! J'adore ce que je connais de ce pays : ses écrivains, ses peintres. Les paysages qu'ils décrivent semblent merveilleux. Cela change de nos mornes plaines étrebiloises à n'en plus finir. J'espère avoir l'occasion de m'y rendre un jour.
— Ne dénigrez pas notre royaume, il possède également plein de charmes ! Pensez aux champs recouverts de tulipes en cette saison et aux charmantes promenades qu'il nous est possible de faire dans nos nombreuses landes et forêts !
Quelques coups d'oeil aux alentours lui permettent de constater qu'elle est particulièrement chanceuse : le physique et la balourdise des autres jeunes hommes ne font que souligner les qualités de son cavalier. Après quelques pas de danse, la conversation prend un nouveau tournant. Le mystérieux inconnu déclare :
— Je n'aimerais pas être à votre place.
— Vous voulez dire danser avec vous ? Il me semble qu'il y a de pires partenaires que vous sur la piste.
Après un petit rire, le jeune homme reprend :
— Non, je voulais dire que je suis heureux d'être né homme.
— Réellement ? Pourquoi me dites-vous cela ?
— La tradition exige que vous ne soyez que des épouses et vous toutes, les débutantes, n'êtes ici que dans l'espoir qu'un futur mari vous remarque. C'est assez réducteur, non ? Les femmes sont traitées comme de vulgaires animaux de compagnie, comme si vous ne pouviez comprendre les affaires ou la science. Il est temps que tout cela change. N'êtes-vous pas d'accord ?
Etna reste interdite quelques instants, ne sachant que répondre. Il est bien évident qu'elle partage cette opinion et c'est en ce sens qu'elle a optimisé sa scolarité. Ouvrir son esprit pour avoir plusieurs cordes à son arc. Mais elle ne s'attendait pas à entendre ce genre de propos en provenance d'un sujet masculin. Elle répond finalement, méfiante :
— Les qualités des femmes pourraient peut-être, en effet, s'avérer plus utiles à notre société. Mais si le roi considère que les choses doivent être ainsi, il convient de respecter ses décisions.
— Allez, personne ne peut vous entendre et je ne vous dénoncerai pas. Vous pouvez parler librement !
Etna lui répond par un silence. Il reprend :
— Défendez vos convictions ! L'idée ne fera pas son chemin seule. Il faut que des femmes intelligentes, comme vous me semblez l'être, imposent cette vision aux traditionalistes. Moi, je vous le dis. Je ne trouve pas cela normal de vous réduire à la condition d'animal de compagnie. Et lorsque je me marierai, je m'assurerai que ma femme puisse réaliser tout ce qu'elle désire.
— Vous comptez donc vous marier prochainement ?
— Très certainement, si je trouve une personne digne d'intérêt.
Il plante alors son regard sombre dans celui d'Etna, ce qui trouble légèrement la jeune fille. Elle parvient cependant à se ressaisir pour le taquiner :
— N'est-ce pas faire les affaires des traditionalistes que d'envisager le mariage ?
Le jeune homme pouffe, surpris par ce trait d'esprit. Il se reprend et lui déclare :
— Je vous le concède. Je ne suis pas un grand révolutionnaire. Il garde le silence quelques instants puis lui demande :
— Et vous ? Comment choisirez-vous votre époux ?
— Il me semble que ce choix ne m'appartient pas totalement. La décision finale revient à mon père. Et il faudrait d'abord que quelqu'un me fasse une proposition.
— Avec des yeux comme les vôtres, je me doute que les prétendants sont nombreux. Combien vous ont déjà fait la cour lors de vos précédentes apparitions ? Avouez ! Combien aurais-je de rivaux si je me décidais à entrer dans la course ?
— À vrai dire, aucun. C'est la première sortie à laquelle je participe et je ne connais que vous. Si tant est que l'on puisse dire que je vous connaisse étant donné que je ne sais même pas votre nom.
— Vous plaisantez ?
— En aucun cas.
— Vous venez donc tout juste de fêter vos dix-huit ans ? — En effet. Aujourd'hui.
— C'est votre anniversaire ?
Etna acquiesce. Cela correspond au moment où la musique s'arrête. Le jeune homme attire alors sa partenaire vers le buffet. En lui tendant un verre d'alcool et en levant sa coupe, il lui lance :
— Fêtons cela alors ! À votre anniversaire et à notre rencontre !
Quelques musiques et quelques verres plus tard, Etna entend une voix familière l'appeler :
— Etna ?
Elle pivote, tournant par la même occasion le dos au jeune homme. L'esprit un peu embué par l'alcool ingurgité, elle avance de quelques pas et bredouille :
— Ema ? Oh, Ema ! Ca y est ? Tu as fini ta danse ?
— Oui, ma danse et même une dizaine d'autres, lui répond-elle sur un ton légèrement réprobateur. Et toi ? Que fais-tu ? Et qui est ce jeune homme ?
— Je ne sais pas, mais il est très drôle.
— Tu bois avec un inconnu ? Combien de verres as-tu bu ?
— À vrai dire, j'ai arrêté de compter après deux.
Le jeune homme s'approche alors et s'adresse à Etna :
— Mademoiselle, je vous laisse, je vois que vous êtes en bonne compagnie. On m'attend.
Il déclare ensuite aux deux jeunes filles :
— Passez une bonne soirée et à très bientôt, je l'espère.
Elles le regardent s'éloigner puis Ema s'adresse à son amie :
— Il a l'air très séduisant, dommage que nous n'ayons pas pu voir entièrement son visage. Tu penses qu'il pourrait faire une demande ?
— Une demande en mariage ? Non pas encore, c'est la première fois que je le vois. Et puis, d'abord c'est moi qui devrais choisir qui j'épouse ! C'est moi qui devrais demander à celui qui me plaît de devenir mon mari ! Et pas l'inverse !
— Oui, c'est cela, répond son amie avec scepticisme. Tu es repartie avec ton discours novateur. Tu n'aurais pas dû tant boire, Etna. Imagine l'impression que tu vas faire à ton prochain cavalier !
Puis Ema scrute la salle et ajoute :
— Enfin, on va déjà essayer de faire en sorte de ne pas rester seules trop longtemps et de se faire inviter pour les prochaines danses. Qu'en penses-tu ?
— Et pourquoi attendre ? C'est moi qui vais inviter mon cavalier !
— Sérieusement ? Mais c'est contraire à la coutume ! Et en plus, tu ne connais personne.
— Peu importe !
Etna se tourne vers la salle et désigne un jeune homme :
— Tiens, celui-là, près de la piste ! Il a l'air bien fait. J'y vais !
Enhardie par l'alcool, elle se dirige droit vers la cible qu'elle vient de désigner. Ema observe la direction empruntée par son amie et tente alors, mais un peu tard, de la retenir en s'exclamant :
— Non ! Reviens, je t'en prie !
Mais décidée à être audacieuse, Etna fait mine de ne pas entendre et continue son chemin.
Elle remarque à proximité des jeunes femmes en train de minauder en lançant des oeillades à celui qu'elle a pris pour cible. Faisant fi des bonnes manières, elle l'apostrophe brusquement :
— Bonsoir, monsieur. Je suis lasse d'attendre qu'on m'invite, alors accepteriez-vous de danser avec moi ?
Etonné par tant de hardiesse, le jeune homme reste d'abord bouche bée. Puis il reprend contenance et tend le bras vers Etna pour attraper sa main, en lui répondant :
— Mademoiselle, il me semble que l'usage veuille que ce soit l'homme qui propose la danse et cela au risque d'essuyer un refus. Je ne puis m'imaginer le courage ou la folie qu'il vous a fallu pour venir me faire cette demande. Il m'est donc impossible de la décliner. Venez, je vous prie. Entrons en piste !
Il l'entraîne par la main puis dirige leurs mouvements sur une douce mélodie. Après quelques pas de danse, il s'enquiert auprès d'elle :
— La soirée vous plaît-elle ?
— Oh, pour cela, il faudrait que j'aie l'âme plus rurale. On se croirait dans une foire aux bestiaux.
— Pardon ?
— Oui, nous, les femmes sommes considérées comme des bêtes, non ? Les hommes sont ici pour comparer et choisir l'animal qui les tente le plus. La seule différence est que nous ne finissons pas dans leur estomac. Enfin, je crois.
Elle émet un petit rire.
Un sourire énigmatique se peint sur le visage du jeune homme. Il lui lance :
— Personne ne m'avait jamais ainsi décrit une soirée. Vous êtes distrayante. Je vous en prie, continuez !
— Que dire de plus ? Il faudrait, à mon avis, revoir les traditions et changer ces rites. La Reine devrait faire bouger tout ça. Vous ne pensez pas ?
Son interlocuteur rit de bon coeur. Quand il parvient à reprendre son sérieux, il lui déclare :
— Vous ne manquez pas d'aplomb !
Il fait tourner la jeune femme puis reprend :
— Je ne parviens pas à mettre un nom sur votre visage. Nous sommes nous déjà rencontrés ?
Etna lui désigne son masque :
— Cela n'est-il pas pour garder un certain anonymat ?
— Certes, lui répond-il. Vous avez raison. Mais je ne vous demande pas votre identité...
— Non, l'interrompt-elle. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Et ne me demandez pas pourquoi j'en suis sûre. C'est ma première soirée. Donc j'en suis sûre.
— C'est bien ce que je pensais. Je n'arrivais pas à vous associer à un visage connu.
Après un court silence, il reprend :
— Vous n'avez donc aucune idée de qui je suis ?
— Non, comme je vous le dis, je ne peux pas vous connaître car je n'ai côtoyé jusqu'à ce soir que mon frère et mon père et vous n'êtes manifestement pas l'un d'entre eux.
Etna laisse son regard se poser sur la salle. Elle reprend :
— C'est étrange. J'ai l'impression qu'on nous observe. Me suis-je trompée dans les pas ?
— Je ne crois pas, non. Ou alors nous sommes deux. Ne vous inquiétez pas des regards des autres. Ils doivent vous trouver charmante, voilà tout. Mais revenons-en à notre conversation initiale. Pouvez-vous m'en dire plus sur votre ressenti des traditions ?
— Comme je vous l'ai dit, tout cela devrait être dépoussiéré. C'est l'ancienne génération. Il serait temps que là-haut, ils s'attachent à revoir la condition féminine. Mais bon, ça m'étonnerait que les Princes s'intéressent à tout ça...
— Parce que ... ?
— Ce sont des hommes. Tout simplement.
— Oh ! Je vois.
— Enfin, pardonnez-moi, monsieur. Je parle trop... Je crois que l'alcool me rend bavarde. Je ne suis pas habituée. Dites m'en plus sur vous ! Vous travaillez dans l'entreprise de votre père ?
— Oui, on peut dire cela.
— Cela vous plaît-il ?
— Cela dépend des jours. Il est difficile de contenter tout le monde.
— En effet, vous avez raison. C'est pareil pour moi. Ma mère n'a jamais compris pourquoi j'étudiais tant. Mon père, quant à lui, attend de moi d'être parfaite en tout point. N'est-ce pas le français Jean de La Fontaine qui en fit une fable : « est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père » ? Il me semble que c'est dans Le meunier, son fils et l'âne. Non ?
— J'ai déjà lu quelques unes des oeuvres de ce poète français, mais je ne connais pas, pour être totalement sincère, cette fable. Vous vous intéressez donc à la littérature ?
— Oui, rien de tel selon moi qu'un bon livre pour s'évader.
— Est-ce là l'option que vous avez choisie lors de votre formation ? — À vrai dire, oui, entre autres. Mais j'aime lire pour le plaisir.
— Quel dommage que la fin de la danse soit si proche ! J'aurais aimé que vous m'en disiez davantage. J'espère que nous reprendrons cette discussion lors de notre prochaine rencontre.
— Il faudrait pour cela que nous nous reconnaissions sans notre masque, ironise Etna.
— Je pense que cela ne posera pas souci, lui réplique t-il avec un grand sourire. À bientôt, mademoiselle.
Après avoir salué son partenaire, Etna repère son frère dans la salle, seul, à quelques mètres d'elle, qui l'observe. Elle décide de le rejoindre.
Tandis qu'elle effectue les derniers pas qui les séparent, Rio lui déclare :
— J'espère que tu t'es comportée au mieux, soeurette. Mère, va être surexcitée d'apprendre la nouvelle.
Elle n'a pas le temps de répondre qu'elle sent son bras secoué et entend la voix familière d' Ema s'écrier :
— Oh mon dieu ! Oh mon dieu !
Etna, étonnée, promène son regard entre son frère et son amie et demande :
— Mais que vous arrive t-il ? Pourquoi toute cette effervescence ?
— Mais enfin, Etna, tu plaisantes ? Tu n'as pas compris ? s'exclame Ema en trépignant d'enthousiasme.
— Sais-tu avec qui tu viens de danser, ma chère soeur ?
Impatiente, Etna croise les bras et leur répond :
— Non, je n'en ai aucune idée, voyons. Dites-moi !
— Petite soeur, tu viens de danser avec le prince Tidure !
Etna porte la main à la poitrine et s'écrie :
— C'est une blague ?
Elle se tourne alors vers la piste, encore secouée par la nouvelle. La jeune femme croise le regard du Prince qui, à cet instant, part dans un fou rire incontrôlable. Elle devient blême.
— Ma pauvre, lui dit Ema, on dirait que tu as vu un fantôme.
— Je ne me sens pas au mieux, Rio. J'aimerais retourner à la maison, si tu le veux bien, déclare Etna.
— Il me semble, lui répond son frère en lui offrant son bras, que de toute façon, après cette danse avec le Prince, nous ne pouvons rien attendre de plus de cette soirée. Rentrons !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top