9. Ça ne m'empêche pas de faire ce que je veux
Un être à la peau ambrée, assis en tailleur sur un nuage rosâtre, agite ses deux bras. Son corps massif, seulement vêtu d'un pagne blanc, combine l'assurance comme la musculature d'une antique statue grecque. Néanmoins, sa tête, tout aussi impressionnante, mais pas pour les mêmes raisons, emprunte ses traits à l'éléphant d'Asie. D'Asie, et non d'Afrique, en raison d'oreilles un peu plus petites, et de deux bosses sur la tête, comme tout connaisseur pourrait le détailler. Mais si Jean-Hubert connaît bien la différence — à son propre étonnement — notre héros n'est guère venu jusqu'ici assurer le dialogue d'un documentaire animalier, et, déjà plutôt pressé par une menace de mort imminence, d'invasion extraterrestre en cours, et de possible fin du monde annoncée, opte donc pour la concision :
« Roberto ? » tente-t-il — un peu au pif, avouons-le.
L'homme à tête d'éléphant descend de son nuage, pour se précipiter vers lui. À l'instar de l'archange Bernard, il radie sa propre lumière, mais moins vive, plus douce, plus chaleureuse.
« Je savais que tu me reconnaîtrais ! s'enthousiasme-t-il. Je te cherchais, justement, pour t'aider à t'échapper, mais, finalement, tu n'as pas même eu besoin de moi ! Quand même ! Impossible de te retrouver ! Tu as passé ton temps à courir partout au pif, ou quoi ? »
En l'occurrence, oui.
« Oh, et c'est qui, lui ? Il est trop mignon, gouzi, gouzi.
— Monsieur, veuillez signifier à ce nodocéphale que je ne suis point une mascotte de compagnie, s'offusque le rat-poulpe. Squik.
— PANDORE ! »
La façade explose dans une nouvelle explosion de lumière. Des débris de pierre incandescents retombent en désordre, renversent les poubelles, arrachent les lampadaires, écrasent les véhicules.
« Décidément, Monsieur, commente le rat-poulpe, fataliste, vous êtes quelqu'un de très demandé. Squik.
— Vas-y, Bobby, je te couvre ! On suit le plan ! » s'exclame Roberto.
Le plan ? Il y a un plan, à part — justement — courir au pif dans tous les sens depuis tout à l'heure ?
« Oui, ahem, le plan, confirme Jean-Hubert. Bien sûr, le... plan.
— Vous ne me ferez pas croire que vous avez la moindre idée de ce que vous faites, maugrée le rat-poulpe. Squik.
— Silence, patachou ! »
Déjà, Roberto joint le geste à la parole. Ses doigts épais se referment sur un simple passe-partout cuivré, accroché à la ceinture de son pagne. Alors qu'un trait d'or plasmatique s'écrase dans leur direction, un rectangle translucide interrompt l'assaut, qui disparaît presque aussitôt.
« Que... »
Un instant décontenancé, l'archange ne remarque pas l'autre forme, juste au-dessus de sa tête, d'où réapparaît le feu divin.
Le torrent brûlant heurte l'armure de plein fouet, pulvérise les pavés du trottoir et poursuit sa route jusque dans les profondeurs de la Terre.
Puis Jean-Hubert se prend un lampadaire dans la face parce qu'il continue de regarder la scène en courant au lieu de regarder devant lui.
« Ailleuh !
— Au moins, après un coup pareil, il n'est pas prêt de revenir, s'enthousiasme le rat-poulpe. Squik !
— Gui, bon bez ou Berbard ? »
Un grondement parcourt le sol. Des lézardes rougeoyantes serpentent entre les pavés, tandis que le gouffre béant se pare d'une lueur croissante, tel l'œil naissant d'un Soleil souterrain.
« Mais il est increvable, ce mec ! panique le rat-poulpe. Euh, je veux dire : cet auguste orchidoclaste fait montre d'une résilience à toute épreuve. Pourquoi en veut-il donc à ce point au paltoquet que vous êtes ? Squik ? Vous avez offensé sa bien-aimée ? Volé la dernière part d'une délicieuse tarte à la myrtille ? Vomi sur ses plates-bandes alors que vous étiez bourré ? Spoilé le dernier épisode de sa série préférée ? Tout en même temps ?
— J'aimerais bien le savoir, grommelle Jean-Hubert.
— Oh ! Je sais ! C'est un triangle amoureux ! s'enthousiasme le rat-poulpe. Squik ! Un amour impossible entre deux — trois — familles rivales, le déchirement entre le devoir et l'amour ! Encore que, heu, dans vouloir vous offenser, je peinerais à vous imaginer comme une menace pour un autre prétendant. C'est à dire que... hum, vous manquez plutôt de prestance, de répartie, et même de corporalité. Ça fait beaucoup. Ou, alors, c'est vous, le promis par devoir, et lui, le vaillant chevalier qui, n'écoutant que sa passion, a abandonné jusqu'à son titre pour délivrer la princesse que vous lui avez ravie. Squik.
— Hein ?
— Princesse que vous avez aussi appris à apprécier, malgré ces fiançailles forcées. Las ! Le cœur de la belle ne connaissait de place que pour un seul homme, cet ami de toujours qui avait accompagné son enfance. Et, c'est ainsi que, bien que tiraillé par des sentiments contradictoires, vous vous rendîtes finalement à votre humanité, et décidâtes de lui rendre sa liberté afin qu'elle pût partir vivre son idylle avec son prince-médecin sous les crédits émouvants d'un soleil couchant. C'est beau. Squik.
— C'est n'importe quoi.
— Il faut libérer la princesse ! s'emporte le rat-poulpe. Où donc se dressent les arches de son château ? Squik ?
— Techniquement, ce serait là.
— Squik ? »
Les tirades du rat-poulpe s'interrompent sous la stupeur, comme les flots impétueux d'une rivière viennent se briser sur la grise réalité d'un barrage de béton. Mais cet arrêt n'est jamais que momentané et, plus bas, les eaux vives reprennent leur course en direction de la mer.
« Ceci, commente le rat-poulpe, ne mérite guère le titre de demeure, ni même de carrosse. Vous vous moquez de... Hé, mais n'y allez pas ! Squik ! C'est un char noir avec des barbelés et des... fusils-mitrailleurs ? Vous avez enfermé votre promise là-dedans ? Mais quel monstre êtes-vous donc ? En plus, il grogne ! Squik ! Couché ! Squik ! Squik !
— Cessez de vous émouvoir pour un rien, soupire Jean-Hubert. Nous sommes arrivés, de toute façon. »
Le tank étend de grandes dents dans leur direction, avant de les renifler d'un air circonspect, à la manière d'un animal de compagnie qui sait bien que vous êtes un ami de son maître, mais rechigne pourtant encore à vous accorder sa confiance.
« Euh, c'est ça, gentil toutou », tente le rat-poulpe.
Une porte blindée s'ouvre sur le côté, Jean-Hubert s'infiltre à l'intérieur du véhicule. Des fauteuils moelleux d'un noir de jais accueillent son arrivée.
« Hé, l'intérieur est plutôt confortable, remarque le rat-poulpe. Squik ! Et, donc, où se trouve la princesse captive ? Je ne vois personne d'autre, hormis ma vénérable présence. Et votre présence, aussi. Moins vénérable. Squik. »
Jean-Hubert étend un doigt vers le siège d'en face.
« Oui, ça, c'est un fauteuil. Et, à moins que vous ne viviez la romance la plus improbable qui soit, je doute que votre dulcinée soit un fauteuil. Squik.
— Regardez mieux. »
Une présence légèrement translucide transparaît sur le cuir noir, à la faveur de l'éclairage intérieur. Le rat-poulpe écarquille les yeux.
« Hein ? Mais que me baragouinez-vous là ? C'est juste une âme humaine, un spectre, si vous préférez. Et, comme tous les spectres, ils sont justes là, occupés à exister plus ou moins, on n'interagit pas avec. Squik. »
Jean-Hubert étend une main.
« Oh que si, on peut interagir ; c'est bien pour cela que je vais pénétrer son Cœur.
— N'importe quoi ! C'est un spectre, je vous ai dit ! Une âme humaine ! On n'y rentre pas, c'est bien le principe ! C'est comme si vous prétendiez vouloir fusionner avec un ballon d'hélium. Ça n'a aucun sens. Ma parole, vous êtes complètement fou !
— Ouais, paraît que je le suis aussi dans le Réel. Mais ça ne m'empêche pas de faire ce que je veux. »
Sa main disparaît à travers la forme spectrale. Les volutes grises de son bras se dissipent, se fondent à l'intérieur. Le rat-poulpe écarquille les yeux, son museau s'ouvre, puis se referme d'effarement.
« Mais... mais... mais... mais vous êtes quoi, à la fin ? Le Réel... ? Personne... Arrêtez ça tout de suite ! D'abord, les âmes sont les racines de l'Envers, aucune personne censée n'irait trifouiller dedans ! Et puis, et puis... Palsambleu ! Un gentilhomme ne s'invite pas comme ça à l'intérieur des gens ! Squik ! Non, la bienséance exige d'abord un café, le midi, puis des fleurs, et enfin des chocolats. Après, il faut une invitation au restaurant, des rendez-vous galants, au théâtre ou à l'opéra par exemple, et aussi contempler les feux d'artifice de la Fête nationale par un soir de juillet bien dégagé, en tête à tête depuis une butte romantique. Là, c'est bien, là, vous êtes un gentilhomme distingué. Et alors... squiiiiik ! »
Attraper le museau du rongeur céphalopode a, au moins, le mérite d'interrompre, l'espace d'un instant, ses interminables jérémiades. Néanmoins, les petites pattes et les tentacules se débattent, au point que le museau échappe bien vite à la poigne de Jean-Hubert.
« Vous êtes un malappris, se plaint-il aussitôt. Malotru, pignouf, Ostrogoth ! Squik ! Si l'outrance était une vertu, vous seriez le Pape ! Squik ! Si la valeur d'un Homme se mesurait à l'aune de sa goujaterie, vous dirigeriez un Empire de gougnafiers ! Squik !
— C'est moi, ou vous avez une certaine inspiration pour les insultes ? »
L'œil noir se relève, les moustaches frémissent, comme satisfaites du compliment.
« Ah, vous avez remarqué ? J'en suis très fier, s'enorgueillit le rat-poulpe. Dans la vie, il est très important de savoir insulter son interlocuteur avec panache. C'est bien dans cette optique que je me suis rédigé un ouvrage personnel entièrement dédié à cet effet et que je... mais arrêtez ! Squiiik ! »
Jean-Hubert disparaît presque entièrement dans le spectre. Des teintes grises se mélangent à la forme translucide. Le rat-poulpe retombe sur un siège, essaie d'attraper pour le tirer en arrière, mais ni ses petites pattes avant, ni ses tentacules ne peuvent avoir raison de la ténacité de notre héros.
« Arrêtez de paniquer, j'ai fait ça plein de fois, assure Jean-Hubert. Je crois. Yolooo ! »
Il n'entend pas la réponse. Avec sa tête, l'Envers disparaît à ses yeux.
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Aujourd'hui, les enfants, on apprend à insulter les gens :D
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