7. Ça commence tellement bien

Les gouttelettes d'eau ralentissent jusqu'à suspendre leur course, puis s'immobilisent dans les airs sur une myriade de bulles scintillantes, aussi grosses que le poing. Jean-Hubert se redresse. La branche, grise, apparaît désormais gigantesque, plus d'un mètre de large, au point qu'il peut marcher debout. Son doigt rencontre l'un des orbes en suspension dans l'air. Son visage moustachu aurait pu s'y refléter, mais la forme, dégoulinante, changeante, se noie dans des volutes grisâtres.

L'Envers.

Dans sa main, sa boîte scintille de fractales géométriques, aussi brillantes que le diamant. Seul le ciel reste désespérément noir, les éclairs s'enroulent entre les nuages, leurs formes serpentines vomissent du vert et du violet blafard.

Jean-Hubert ne peut s'empêcher un cri de victoire. Il a réussi ! Personne, ici, mis à part lui, ne pouvait rejoindre l'Envers de la sorte et, dans la jungle, sous ses pieds, les ombres de ses poursuivants s'effacent entre de sombres formes mouvantes. Des yeux, des dents, transparaissent entre les fourrés, l'expression même d'une terreur étouffée.

Rien de bien étonnant, jusqu'ici, exception faite de cet éclat insoutenable, au pied de l'arbre, qui attire son regard. Un cercle étincelant surplombe un être de lumière, dont les quatre bras puissants soutiennent, de chaque côté, deux lances d'argent, ou, plutôt, des stylos géants, mais dont les pointes acérées dénotent le statut d'arme, et non de plume. Il plisse les yeux. Une armure d'or complète, dont chaque fragment métallique irradie de lui-même, comme un phare dans la nuit. Dans le dos se soulève une cape blanche, agitée par un souffle que ne ressent pourtant pas Jean-Hubert.

« Vous... vous êtes un Éveillé ? » s'étonne notre vaillant héros.

Deux bras plantent une lance-stylo dans le sentier, comme s'il n'était fait que de beurre. Une voix forte lui répond, comme amplifiée par le heaume métallique.

« Je suis un serviteur de Dieu.

— Bernard ? Bernard ? C'est vous ? C'est une blague ? »

La cape se soulève pour dévoiler quatre ailes blanches, aussi brillantes que le Soleil. L'archange ramène ses lances devant lui, jusqu'à former une croix.

« Pandore ! gronde-t-il. Pour vos crimes, le Jugement divin est la mort !

— Mes crimes ? Hein ? Quoi ? Pouce ! On peut discuter ? Je demande d'abord un procès, un avocat ! Et puis, il est où, Dieu ? On peut lui parler ? Vous avez Son téléphone ?

— Dieu est... en vacances. Et, en Son absence, je suis Son représentant, l'exécutant de Sa volonté.

— Parlant d'exécutions, on peut certainement attendre Son retour, non ? Je suis sûr qu'Il... »

Ses jambes réagissent avant même qu'il ne termine sa phrase, comme animées d'un subit instinct de préservation. Son corps bondit en arrière, puis se faufile à travers une anfractuosité du tronc, jusqu'à chuter dans de noirs abysses.

Dans un craquement assourdissant, une mer de plasma emporte le sommet de l'arbre. Un Soleil brûlant effleure Jean-Hubert, aveugle ses rétines, l'espace d'un instant, avant qu'il ne s'écrase dans des ténèbres marécageuses.

« Ça commence tellement bien », grommelle-t-il, avant de se relever, sa boîte à la main.

Un tentacule lui enserre la cheville brumeuse, qu'il fait fuir d'un coup de pied. Un crapaud aux triples yeux luisants de bleu saute sur son épaule.

« Ah, non, ça suffit ! Je n'ai pas le temps de jouer avec vous ! Shooo ! Shooo !

— PANDORE ! »

Sa boîte à la main, il s'engouffre entre les barreaux d'une grille. Derrière lui s'abattent mille traits de lumière sifflante. Le sol tremble, se soulève sous les impacts répétés, les myriades de créatures nocturnes se désintègrent sous la chaleur, dans d'écœurants relents de souffre.

Ses jambes traversent une eau noire et spongieuse. Des mille-pattes géants parcourent les murs, les plafonds, mais, comme lui, préfèrent fuir la chaleur de l'Armageddon.

La grille explose derrière lui. Les barreaux traversent le couloir, rouges et déformés, pour s'encastrer dans un mur proche. Des bouillonnements agitent l'eau noire.

Droite ou gauche ?

Tout sauf derrière.

Quelque peu pressé par la conjoncture un tantinet cataclysmique, Jean-Hubert décide d'abord au pif, avant de se rendre compte que la boîte préfère l'autre côté. Une faible vibration confirme sa décision.

Le jeu de tarot, la sorcière. Comme s'il n'a déjà pas suffisamment à s'occuper avec son psy qui, pour une raison qui lui échappe, semble bien décidé à lui faire la peau.

Et puis, d'abord, il est où ? Dans des espèces d'égouts ? Pour commencer une quête légendaire, c'est du plus mauvais effet. L'Envers n'a de limites que l'imagination humaine et, tout ce qu'il trouve de mieux, jusqu'ici, c'est de le faire patauger dans la boue méphitique d'un obscur couloir souterrain, entre des insectes difformes et des yeux globuleux ? Sérieusement ! Quelle journée pourrie ! De toute façon, une journée dans laquelle quelqu'un essaie de vous assassiner, qui plus est plusieurs fois, est, déjà, de facto, une journée pourrie. Si Dieu débarquait, là tout de suite, il lui toucherait bien deux mots au sujet de Son serviteur bien trop zélé !
Mais Dieu est en vacances et, visiblement, ne répond pas aux appels. Jean-Hubert débarque finalement dans une catacombe jonchée d'ossements. Des filaments noirs, constellés d'yeux rougeâtres, dégoulinent du plafond.

Un coin sympa.

La chaleur pressante, dans son dos, lui interdit cependant de s'extasier davantage. Jean-Hubert ignore donc les squelettes rampants, les morts-vivants occupés, dans un coin, à jouer au bridge, pour escalader un monticule d'ossements blanchâtres. Car, s'il parvient à reconnaître un peu mieux les formes et les couleurs, c'est aussi grâce à cette lueur blafarde, qui filtre depuis une bouche d'égout, accrochée au plafond.

Jean-Hubert prend son élan entre les tibias et crânes entassés, saute jusqu'à l'ouverture salvatrice, se cogne à la bouche fermée, se rattrape à une barre de fer tordue.
Est-ce du sang, ce liquide sirupeux, aux teintes carmines, occupé à suinter entre les craquelures de la pierre ?

Toujours aussi sympa, le coin, décidément, mais...

Il se rend compte qu'il voit de mieux en mieux. Mais pas tant grâce à l'éclairage du dessus, que par le couloir, en dessous, qui crache le rouge ardent d'un feu infernal. Ou céleste ? Il préfère ne pas s'attarder sur ces considérations dispensables et s'acharne sur la plaque d'égout jusqu'à la desceller, comme si sa vie en dépendait. Bon, techniquement, sa vie en dépend quand même et Jean-Hubert n'a aucune envie de découvrir l'aventure d'une saucisse merguez à un après-midi barbecue. Aussi s'extirpe-t-il en dehors de la crypte mortuaire, puis, les membres fatigués par l'effort, s'étale sur un dallage blanc strié de rouge.

« Sérieusement ? »

Les couloirs se déforment dans les hauteurs, soutenus par d'improbables colonnes organiques rougeâtres. Quelques créatures grises bipèdes, pas plus hautes que la taille, claudiquent autour de lui, les bras traînants, leur unique œil fixé sur le sol. Puis elles s'arrêtent comme d'un commun instinct, leurs yeux se retournent vers les profondeurs sombres du couloir, et elles s'égaillent toutes dans un sifflement, se glissent entre les craquelures des murs, se fondent çà et là, dans les piliers de chair. Seuls leurs yeux ternes remontent à la surface.

« Hum. Ce n'est probablement pas bon, ça. »

Jean-Hubert décide d'imiter le sens commun et avise un casier fixé contre un mur, à demi dissimulé entre les amoncellements purulents. À peine a-t-il le temps de refermer la porte qu'un parfum puissant remue ses narines, subtil mélange entre le cadavre en décomposition et une poubelle oubliée quatre jours au soleil. Non pas qu'il possède de passif particulier dans l'une ou l'autre de ces expériences, du moins, à la connaissance de ses souvenirs incomplets, mais ces images accompagnent quand même sa soudaine envie de vomir. Et s'il a connu, un jour, l'un ou l'autre, ou les deux, il est bien content d'avoir oublié.

Un cliquetis insupportable résonne, depuis les profondeurs. Des ombres déformées découpent les murs apeurés, comme autant de dents inquiétantes. Le monstre...

« Squik !

— Aaaah ! »

Jean-Hubert ne peut s'empêcher de retenir un cri alors que dégouline sur son épaule l'improbable hybride entre un poulpe et un rat. Le rat-poulpe — appelons-le ainsi, par commodité — fronce la moustache et remonte un monocle sur son œil de rongeur.

« Un peu de tenue, Monsieur, vous allez nous faire repérer, admonesta-t-il. Squik.

— Mais... mais... mais... »

Jean-Hubert se retrouve contraint à chuchoter, malgré son agacement. Un exercice particulièrement difficile. Et, au demeurant, aussi frustrant que de se retrouver à fixer une boîte de chocolats sans pouvoir y toucher, tout cela parce que l'un d'entre eux — mais vous ne savez pas lequel — a été empoisonné par votre ennemi mortel, Jean-Paul du bureau 3M-3021, jaloux de votre promotion à la supervision des extincteurs muraux secondaires. Ou comme lorsque quelqu'un vient de vous faire une queue de poisson sur l'autoroute et que vous n'avez pas le droit de répondre avec toute la politesse d'un lance-roquette LRAC F1, pour d'obscures et étranges raisons non spécifiées dans le code de la route. Imaginez en plus s'il s'agit — encore — de Jean-Paul, votre Némésis juré.

« Mais c'est vous qui surgissez de nulle part, pour... pour venir... squiker sur mon épaule ! Ça va pas, non ?

— Ne vous est-il pas venu à l'esprit, Monsieur, que ce casier eût pu m'appartenir et que vous eussiez, en réalité, fait irruption, chez moi ? Squik.

— Quoi ? C'est le cas ?

— Non, pas du tout. Mais ça aurait pu. Sur ce, veuillez conserver le silence. Enfin, je dis seulement ça pour vous. Si ce monstre vous déniche, ne comptez pas sur moi pour assurer votre intégrité physique. Encore que, dans votre cas, le terme d'intégrité physique me paraît, déjà, par défaut, un concept possiblement hasardeux. Squik. »
Jean-Hubert considère un instant ses propres bras dissous de brume grisâtre et ne peut s'empêcher de repenser à sa moustache qui doit avoir complètement disparu. Dommage, il l'aimait bien, cette moustache, elle lui donnait un style. Mais bon, les trivialités de l'apparence physique passent en second plan, derrière l'impératif immédiat de survie. Dans le couloir se révèle un quadrupède imposant, hideux mélange de chairs et d'os saillants, qui découpent son dos comme autant de pointes acérées. La créature tourne la tête, un crâne bestial, aux orbites vides, mais à la double mâchoire démesurée, dans laquelle s'égrenaient des rangées de dents jaunâtres, certaines aussi grandes que l'avant-bras.

Jean-Hubert retient son souffle. Le monstre est là. Et il cherche une proie.

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Plot twist : En réalité, Jean-Hubert s'est juste cogné la tête en tombant de l'arbre et il se réveille dans le prochain chapitre :o

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