6. Le Temps Suspendu est imminent !
« Vous me semblez nerveux, Jean-Hubert, quelque chose vous préoccupe ? »
Dehors, la pluie battait les vitres. Les interminables traînées sombres n'invitaient certainement pas à une promenade vespérale. Un spectacle fort agréable pour qui, un dimanche matin, aurait décidé de juste rester chez lui dans un plaid cotonneux, à siroter un chocolat bien chaud devant la cinquième saison de sa série préférée, histoire de se remettre d'une semaine plutôt difficile, émaillées de retours clients mécontents et d'un boss peu compréhensif. Mais un spectacle autrement moins appréciable lorsque sonnait le lundi matin.
Jean-Hubert, à sa connaissance, n'avait pas véritablement de travail — à moins qu'il n'eût oublié — si ce n'était de sauver la Terre des extraterrestres, ce qui, en soit, représentait déjà une activité à plein temps, même si elle échappait sans doute aux propositions de Pôle Emploi. Néanmoins, cette soirée, placée sous le crépitement d'un néon désagréable, appesantie par une attente électrique, se classait relativement bas dans l'ordre de ses préférences. Un peu comme un dimanche soir, lorsque l'on découvre que sa série préférée vient d'être remplacée par un match de foot indésirable, qu'il n'y a plus une seule glace dans le congélateur, et que la semaine suivante, qui ne commence désormais plus que dans quelques heures, annonce déjà des dossiers en retard. Et, pour Jean-Hubert, le lundi matin semblait imminent. Mais un lundi matin plutôt spécial. À son excitation latente se mêlait la nervosité du nouvel embauché qui s'apprête à découvrir son lieu de travail d'ici quelques heures. Si tant était que l'Envers pût s'assimiler à son propre lieu de travail. En plus, il y était déjà allé. Probablement. Donc, c'était plutôt comme revenir de vacances, finalement ?
« L'homme de la photo, hésita Jean-Hubert, serait-il possible de le rencontrer ? »
Le Temps suspendu était proche. Ses doigts crépitaient d'impatience, à l'abri d'une poche, entre la boîte à meuh, qu'il avait ramassée au détour d'un couloir, et le cadeau de la sorcière. La boîte à meuh était très jolie, avec des couleurs chatoyantes, un style résolument épuré, fait d'animaux stylisés. Principalement des vaches dans un champ, étrangement. Et elle faisait « meuuuh » une fois retournée, comme avait pu le tester exhaustivement notre héros. Néanmoins, cette boîte possédait un défaut, ou plutôt une particularité, peut-être à l'origine de son abandon prématuré : si, emporté par un enthousiasme soudain, son utilisateur la retournait deux fois d'affilée, très vite, le second « meuh » se mourrait plutôt en une sorte de « meuhaaa » un peu pataud. Par ailleurs, quelqu'un avait affublé l'une des trois vaches de moustaches violettes. Jean-Hubert avait décidé de la prénommer Nierembergia Moustache, et l'artefact était devenu la boîte magique de Nierembergia Moustache qui fait « meuh », ou « meuhaaa » si elle se force un peu trop, sans doute parce qu'elle a un peu mal à la gorge.
Et sinon le cadeau de la sorcière était juste une bombe au poivre qui ne faisait pas « meuh ». Moins intéressant.
« Vous souvenez-vous de quelque chose ? » s'enquit Bernard.
Les lunettes rondes se redressèrent du carnet. Jean-Hubert se demanda ce que le sage en blouse blanche pouvait y griffonner. Peut-être des vaches qui faisaient « meuh ». Ou bien « meuha » ?
Il secoua la tête. Un éclair déchira l'obscurité extérieure. Le néon grésilla.
« Vous faites des progrès, l'encouragea Bernard, mais, sortir d'ici, à ce stade, m'apparaît encore... prématuré. »
Son stylo s'arrêta ; il le reposa sur la table, d'un geste lent.
« Si vous me parliez de ces derniers jours ? Rien de notable, des détails, des impressions dont vous voudriez me faire part ?
— Euh, je... la nourriture de la cantine est plutôt passable. »
L'homme en blouse blanche essuya ses lunettes avec un chiffon. Un nouveau grondement brisa le silence.
« Je veux vous aider, Jean-Hubert, ou qui que vous soyez. Mais, pour que je vous aide, il va falloir que vous m'aidiez. »
Il repositionna ses lunettes, croisa les mains, ses petits yeux se firent soudainement perçants, sa pose aussi assurée qu'une statue antique. L'éclairage fluctuant, sans doute, les gratifiait d'ombres et lumières du plus bel effet.
« Vous avez passé un peu de temps avec Mélanie, remarqua Bernard. Est-elle liée, d'une façon ou d'une autre, à votre passé ? De quoi avez-vous échangé ?
L'électrochoc de Jean-Hubert n'était, cette fois-ci, clairement pas imputable à l'imminence du Temps Suspendu. Alors que la pluie, le vent et les éclairs se déchaînaient dans la cour, derrière la vitre noire, battue par les éléments, des ombres inquiétantes recouvraient le visage du sage.
S'agissait-il véritablement d'un allié, comme il le prétendait ? Ou l'attrait des Forces obscures avait-il eu raison de lui ? Sans nul doute un rebondissement inattendu dans cette quête, mais qui n'arrangeait guère Jean-Hubert. Bon, certes un peu attendu, quand même, après l'avertissement de Robert.
« Mélanie ? releva-t-il. Je ne connais pas de Mélanie.
— Mélanie Ngoma, qui passe la plupart de son temps à jouer aux échecs dans la cour, détailla Bernard. Enfin, passait.
— Vous... vous nous surveillez ?
— Je m'assure seulement de votre sécurité et de votre bien-être.
— Je... j'ai besoin de réfléchir. On peut remettre la suite de cette conversation, au demeurant passionnante, à plus tard ? »
Alors qu'il s'apprêtait à récupérer sa boîte en carton, le bras de Bernard l'interrompit d'un geste. La poigne se referma sur son avant-bras, bien plus ferme et assurée que ne le laissait transparaître la bonhommie de l'homme.
« Fuir cette consultation ne vous aidera pas, intima-t-il. Si vous souhaitez guérir, vous n'avez d'autre choix que d'affronter vos démons.
— Guérir ? Guérir de quoi ? Je ne me souviens de rien ! » clama Jean-Hubert
La poigne s'intensifia.
« Je sais que le Temps Suspendu est imminent, gronda-t-il. Mélanie vient de quitter l'établissement et Robert est introuvable. Alors qu'est-ce que vous vous apprêtez à faire avec cette boîte, Pandore ?
— Je... lâchez-moi ! »
Loin de se retirer, l'étau lui broyait le poignet. Jean-Hubert jeta un regard en direction de la porte, mais n'entrevit que les ombres inquiétantes de deux malabars, à travers la vitre translucide.
« Vous... vous travaillez pour l'ennemi, haleta-t-il.
— Pour vos extraterrestres ? s'offusqua Bernard. Certainement, pas je suis au service de Dieu !
— Hein ? »
Comme pour ajouter à l'intensité dramatique, les néons décidèrent de sauter d'un commun accord. L'obscurité engloutit la pièce.
Profitant de l'opportunité des ténèbres, sa redingote se rappela à sa mémoire. Une compagne silencieuse de tous les instants qui, certes, n'avait pas particulièrement d'avis sur la question, ni sur aucune question, pour tout dire, mais s'acquittait de son rôle de redingote avec le plus grand soin : à savoir, protéger de la pluie, du froid, être classe en toute circonstance... et, avec ses poches, offrir l'accès d'un inventaire, certes plutôt limité, mais, aussi, potentiellement salvateur.
Par réflexe, les doigts de Jean-Hubert se refermèrent sur la boîte à meuh pour la jeter sur son adversaire.
Bonk.
« Aieuh ! » commenta Bernard, visiblement peu inspiré par cette héroïque résistance.
À ceci près que la boîte à meuh ne faisait pas « Bonk » et que le sage, bien que surpris n'avait pas lâché son étreinte. Par un étrange hasard, l'artefact de la sorcière avait profité de son inattention pour se glisser entre ses doigts, comme mû par une étrange volonté de sabotage.
Mais, Jean-Hubert, comme tous les héros, ne désespérait jamais devant un premier échec, et enchaîna aussitôt par la véritable, la seule, l'unique, boîte à « meuh » de Nierembergia Moustache.
Un « Meuuuuuuh » traversa l'obscurité de la pièce, comme dans un ralenti cinématographique inspirant, accompagné d'un « Mais qu'est-ce que... » interloqué, aussitôt interrompu par un « Bonk » vibrant. Puis, dans une tristesse larmoyante, se mourut un ultime « meuhaaaa » d'adieu.
Las, le sacrifice de Nierembergia la vache à moustache ne serait pas en vain. Sous le choc, dans les deux sens du terme, le sage avait relâché son emprise. Jean-Hubert, notre vaillant héros, était libre !
Enfin, si l'observateur avisé exceptait les deux intervenants qui ouvraient la porte pour les rejoindre dans la pièce obscure. Des apprentis du sage maléfiques ? Ou alors une sorte de garde personnelle, ce qui expliquerait sans doute les deux mètres musculeux en lieu et place d'adulescents maigrichons et encore un peu boutonneux ?
Les bruits de pas se précipitèrent vers lui. Jean-Hubert devrait faire vite, mais sa ressource n'avait d'égal que ses réflexes. D'un mouvement, il détacha sa redingote, l'abandonna en arrière sur les deux inopportuns, attrapa sa boîte et traversa la fenêtre dans un déluge de verre brisé.
« Qu'est-ce que vous fichez ? s'énerva Bernard. Rattrapez-le ! »
Un second déluge, moins métaphorique et, surtout, bien plus humide, lui glaça aussitôt la chemise et les os. Jean-Hubert se redressa dans l'herbe et la boue. Aucune lumière ne transperçait la nuit, la panne apparaissait générale. Il heurta de plein fouet un buisson, effleura un arbre, avant de retrouver un chemin inondé. Les clapotements d'une cavalcade humide suivaient ses pas. Sans s'arrêter, il avisa une porte vitrée, normalement automatique, qu'il défonça d'un coup d'épaule.
Un couloir quelconque, d'ordinaire blanc, actuellement englouti par les ombres inquiétantes d'une obscurité tenace. Ses pieds glissèrent sur le sol auparavant propre, puis il avisa une bifurcation et reprit sa course, la boîte, désormais détrempée, toujours serrée entre les bras.
Des décharges électriques parcouraient ses membres, à intervalles rapprochés, tels les battements de cœur d'un Univers qui se réveillait. Pas la meilleure comparaison, cependant : les battements de cœur ne s'arrêtaient pas au plus profond de la sieste. Une respiration ? Un réveille-matin ? Quelle importance ! Il n'avait pas même besoin de sortir d'ici, non, il devait seulement leur échapper suffisamment longtemps. Jusqu'au Temps Suspendu.
Et cette obscurité l'aiderait, sans nul doute. S'il faisait aussi montre de discrétion, personne ne pourrait le retrouver.
Sa course heurta un chariot métallique, comme jeté sur sa trajectoire par l'intervention d'une quelconque, mais ô combien ignominieuse, entité maléfique. Jean-Hubert permit l'équilibre, bascula par-dessus l'obstacle imprévu dans un tintamarre assourdissant.
« Putain de bordel de... euh, je veux dire, miaou ? »
Les faisceaux de lampes torches convergèrent dans sa direction, insensibles au réalisme de son imitation.
« Il est ici ! Attrapez-le ! »
Il se redressa, reprit sa course. Combien de temps avant ce Temps Suspendu, avant qu'il ne puisse s'échapper par l'Envers ? Jamais les secondes, les minutes ne lui avaient paru aussi interminables. Ni aussi essoufflées. Il avait froid, ses vêtements et cheveux trempés dégoulinaient d'eau, sa moustache pendait, sans doute miteuse, et il avait un point de côté. Ou peut-être deux. Voire trois. Mais où était donc la menace extraterrestre, quand on avait besoin d'elle ?
Les néons clignotèrent, irradièrent ses yeux d'une pâle et soudaine lueur blafarde. Jean-Hubert s'arrêta l'espace d'un instant, aveuglé par la luminosité ravivée, avant de remarquer la silhouette d'une blouse blanche. Et, au-dessus, de cette blouse blanche, deux petites lunettes rondes le fixaient.
« Jean-Hubert ! s'exclama Bernard Aurame. Je crois qu'il y a eu malentendu, lors de notre consultation, et c'est dommage, car vous faisiez tellement de progrès, vraiment. N'oubliez pas que je suis seulement ici pour vous aider. Mais, pour vous aider, je me dois de vous dire la vérité. Ce que vous portez, là, c'est une boîte en carton.
— Bien, entendu, c'est ma boîte.
— Non. C'est une boîte en carton. Ce n'est que ça, rien de plus. Un artefact légendaire prendrait-il l'eau de façon aussi minable ?
— Eh bien, euh, je... ça n'a aucune importance, vu que nous sommes dans le monde réel. Mais dans l'Envers... »
Bernard lui tendit une main.
« L'Envers n'existe pas. Cette boîte en carton n'a de valeur que celle que vous vous échinez à lui donner. Pour une raison ou une autre, elle est devenue la source de votre obsession.
— Je... »
Le sage en blouse blanche s'approcha.
« Donnez-la-moi, insista-t-il. Je garantis que vous sentirez mieux après. »
Le sage félon. Jean-Hubert recula d'un pas.
« Je ne peux pas, de toute façon. Même si c'est pour une sorcière, j'ai une promesse à tenir. Et un héros tient toujours ses promesses ! »
Les doigts dressés se crispèrent, une ombre retomba sur le visage de l'homme.
« Une sorcière ? Vous-même ne croyez pas en elle. Mélanie s'est juste jouée de vous, vous n'avez été rien de plus qu'une distraction à sa solitude. Je suis votre seul ami, ici.
— Ah non, il me reste Robert ! »
Encore que Robert, techniquement, n'était pas ici, du moins, physiquement. Mais une solide amitié ne s'embarrassait pas de tels détails. Jean-Hubert fit volte-face, reprit de nouveau sa course, pour retrouver la cour inondée. Les zébrures du ciel répondaient, cette fois-ci, aux lumières des hommes. Le grondement des éléments étouffait les cris de ses poursuivants.
Les ombres convergeaient tout autour de lui. Jean-Hubert avisa un platane bourgeonnant, agrippa le tronc, attrapa une branche secouée par le vent, puis une autre. Son pied glissa, mais il se rattrapa, s'obstina dans son ascension désespérée.
« Jean-Hubert, revenez ! Vous allez vous rompre le cou !
— Hahaha ! s'enthousiasma-t-il. Nous y sommes ! Le Temps Suspendu est imminent !
— Revenez, c'est dangereux ! »
L'espace d'une poignée de secondes, tout au plus. Dix secondes ? Vingt secondes ? Bientôt ! Bientôt ! L'heure de vérité approchait ! Un trait lumineux s'abattit tout près, accompagné d'une déflagration presque instantanée. La pénombre s'effaça, l'espace d'un instant, et Jean-Hubert crut entrevoir un éclat métallique dans la main de Bernard. Mais il n'eut guère de temps pour davantage de considération qu'une soudaine rafale lui fit lâcher prise, alors même que retentissait le tonnerre.
« Mais vous êtes fou ? Vous voulez le tuer ? » s'exclama une ombre.
Notre héros se heurta contre le tronc, glissa contre le bois détrempé, accueillit une volée de bourgeons en pleine figure, avant que son ventre ne s'écrase sur une branche salvatrice, trois mètres au-dessus du sol.
« Bleurgh ! »
In extremis, sa main gauche rattrapa la boîte avant qu'elle ne s'échappe. Le carton lui colla aux doigts tel du papier mâché par un animal domestique.
« Même... pas... mal », mentit-il, avant de redresser sa boîte à la lueur des éclairs.
En dessous, un ombre attrapa le bras du sage félon. Le canon de l'arme, encore fumant, luisait dans l'intermittence des aléas météorologiques.
« Je suis un serviteur de Dieu, assena Bernard.
— Je... vous avez raison, excusez-moi, les voies du Seigneur sont impénétrables. »
— C'est fini, sage félon ! s'agita Jean-Hubert, vous avez perdu ! Car voici venu le Temps Suspendu ! »
En dessous, les ombres s'écartèrent, reculèrent, comme commandées par une même volonté suprême.
« J'ai dit : voici venu le Temps Suspendu ! » insista Jean-Hubert.
Bernard redressa le bras ; la Mort tourna son œil métallique sur la branche de notre héros détrempé.
« J'ai dit : Temps Suspendu ! paniqua Jean-Hubert. Ohé ! Vite ! Bordel de... »
Temps Suspendu.
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Je suis presque sûr que tirer au fusil sur son patient ne fait pas partie des pratiques de psychiatrie recommandées. Dans le doute, demandez l'avis d'un spécialiste :o
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