5. La vie est un jeu immense
Comment s'appelait-elle ? Prenait-elle son café avec ou sans sucre ? Où se situait-elle dans cette prétendue guerre contre les aliens ? Tant de questions, parfois anodines, qui resteraient à jamais sans réponse pour Jean-Hubert à moins qu'il ne tienne sa part du marché. Mais l'extravagance de l'homme se mariait à une curiosité inextinguible, presque obsessionnelle. Sans nul doute, il tiendrait parole.
S'il le pouvait.
Un sourire figé sur les lèvres, elle porta la tasse à ses lèvres. Spoiler, elle ne prenait jamais de sucre — une information essentielle, sans doute — mais toujours une boisson bien serrée, presque capable de réveiller un mort. Presque, car le café, quel qu'il fût ne permettait toujours pas — à moins d'une future avancée scientifique majeure — de ressusciter quelqu'un ou, à défaut, de lever une armée de zombies — encore que les couloirs du métro parisien, le lundi matin à six heures, donnaient peut-être cette impression — le café, donc, lui permettait, à défaut, de mettre un peu d'ordre dans ses pensées tourbillonnantes, de revérifier, à l'occasion de cette pause bienvenue, quel détail pouvait-elle avoir oublié, de repasser les informations importantes en revue, comme un fonctionnaire zélé triait tous les papiers justifications entre les intercalaires colorés d'un beau classeur.
Et aussi d'écouter.
Quelques tables plus loin, deux hommes refaisaient le monde, avant de dériver sur l'élection du nouveau Président, Samuel Black, un sourire blanc, digne d'une quelconque publicité de dentifrice, un costume impeccable, présentant bien, et qui promettait de changer le pays pour le meilleur, d'insuffler un changement salvateur aux politiques passées. Un peu comme tous ses prédécesseurs, en fait.
Derrière elle, deux infirmiers profitaient de leur pause, autour d'effluves de bergamote. Leur conversation dérivait cependant toujours autour du travail, tel le vaisseau spatial enchaîné par l'implacable champ gravitationnel d'un trou noir. Et, accessoirement, aussi promis à une mort certaine s'il venait à dépasser l'horizon des événements, l'ultime limite d'où même la lumière ne ressortirait jamais. Cher lecteur, chère lectrice, soyez donc attentifs s'il vous vient un jour l'idée de partir faire du tourisme spatial en solitaire. Nos deux infirmiers, cependant, dont ni les horaires étendus ni les salaires réduits ne supposaient de telles escapades stellaires, devisaient seulement au sujet d'une étonnante augmentation de cas de mort subite — pour rester dans le thème, ô combien joyeux de ce chapitre — et que le beau-frère du second recensait à la morgue. Néanmoins, afin d'égayer ce passage quelque peu macabre, je préciserai que le beau-frère en question s'était marié trois mois plus tôt et qu'il avait même adopté un bébé chien tout mignon qui dévorait en douce ses rouleaux de papier toilette. Aussi, il avait assisté à un spectacle de stand-up la veille, qui était, selon ses dires, « pas trop mal ». Mais, plutôt que de se focaliser sur les blagues de gens qui rentrent dans des magasins et qui n'ont jamais super marché, revenons plutôt sur notre héroïne qui, l'espace de ce chapitre, du moins, vole la vedette au truculent Jean-Hubert.
Elle reposa sa tasse.
Les deux hommes se posaient la question d'une aberration statistique ou d'un événement localisé, des suppositions logiques en l'absence de vision plus globale.
S'ils savaient...
Elle croisa les mains, son cœur s'accéléra. Des milliers, des dizaines de milliers de personnes supplémentaires mouraient, comme chaque semaine, dans tous les pays du monde. Trop peu pour que les populations s'en rendent compte d'elles-mêmes, mais bien assez pour faire mentir les règles de statistique les plus élémentaires. De statistique... Pour l'Univers, sans doute ce n'étaient que des chiffres, mais, pour les concernés, un monde s'effondrait.
Sa main se referma sur la tasse jusqu'à l'écraser. Ces pensées réveillaient en elle une rage bouillonnante, une fureur meurtrière infusait jusque dans ses doigts.
La vie était un jeu immense, une infinité d'équations comme d'inconnues, et le monde, un plateau sans bornes ni limites. Mais, dans ce jeu grisant, dont la science décortiquait les règles, l'une après l'autre, quelqu'un, quelque chose secouait le plateau, renversait les pièces, au gré d'un apparent hasard, aussi arbitraire qu'impitoyable.
Elle relâcha son gobelet meurtri, se contraignit au calme. Une fraîcheur étonnante s'engouffrait dans la pièce, à chaque couinement de la porte automatique. Le temps virait à l'orage, l'atmosphère devenait électrique. Les conversations, autour d'elles, empruntaient quelques notes de nervosité, se simplifiaient, parfois, en d'impatientes concisions. Mais, sur tout le reste, rien d'intéressant.
Du moins, sauf si vous étiez intéressés par le prochain tube d'un chanteur de variété, ou de la critique d'une série Netflix « franchement pas ouf », dont nous ne parlerons pas, de toute façon.
Le vibreur de son portable trembla sur la table, elle attrapa un écouteur. Une voix grave, presque bourrue, résonna dans son oreille.
« C'est fait. Je me suis occupé de Roberto.
— Merci, papa.
— Je suis dehors, intima la voix, on se retrouve à l'accueil. Tu as pris bien trop de risques, en venant ici. Si j'avais su...
— Tu as eu le temps de prendre des nouvelles de notre ami ? » coupa-t-elle.
Silence. Déjà, Mélanie attrapait sa valise roulante de la main gauche, la canne de la droite, et claudiquait sur le dallage glissant, en quête de l'entrée.
« Tu veux dire Bernard ? reprit la voix. Ce type n'est pas plus médecin que toi ou moi. Il ne devrait même pas être là. Tout ce que j'ai sur lui, c'est qu'il est venu de Suisse, depuis un mois, et qu'il s'est promené d'église en couvent, jusqu'à arriver ici. Mais ce n'est pas lui qui t'a fait venir ici, au départ, je me trompe ?
— Je ne peux rien te cacher, papa, sourit-elle.
— Je sais que tu as fouillé dans les rapports de police, jusqu'au moindre fait divers, jusqu'à ce type qu'ils ont ramassé dans la rue, il y a une semaine, sans papiers, inconnu du voisinage comme de nos services, et qui délirait au sujet d'extraterrestres.
— Ah, oui, nous sommes ensemble, maintenant. »
Nouveau silence. Mélanie bifurqua sur un couloir. Ses jambes n'avaient jamais été vaillantes, mais, depuis l'accident, quelques semaines de rééducation auraient été plus qu'appréciables, raison — entre autres — pour laquelle elle était officiellement ici, d'ailleurs. Elle essuya une goutte de sueur, puis reprit sa route. Derrière, sa petite valise à roulettes lui donnait l'impression de traîner un pachyderme mort.
« Je sais que tu es dans un espace public, mais tu pourrais éviter de balancer ce genre d'ânerie, quand même, gronda la voix.
— Promis, papa, je ferai attention. »
Un soupir.
« Au moins, tu as l'air d'aller mieux, quelque part, ça me rassure. Mais en même temps... je ne suis même pas sûr de comprendre dans quoi tu as réussi à fourrer ton nez.
— Je crois que j'arrive. On va avoir tout le temps d'en parler.
— Oh, ça, j'y compte bien. »
— Vous nous quittez déjà, mademoiselle Ngoma ? Vous n'êtes pas restée longtemps, finalement. »
Elle se figea. Cette voix détachée, presque badine, appartenait à Bernard Aurame, l'énigmatique médecin. Elle se retourna, un sourire figé sur les lèvres.
« Malheureusement, oui, j'ai des contraintes familiales.
— Je comprends, je comprends. Quelques semaines supplémentaires vous auraient fait le plus grand bien, mais, à défaut de pouvoir rester ici, continuez au moins de vous exercer chaque jour, même un peu.
— Je vous remercie de votre sollicitude. »
Elle s'apprêtait à reprendre la route, mais un souffle s'interposa devant elle. Le médecin semblait décidé à s'incruster.
« Avant que vous ne partiez, j'ai remarqué que vous avez un peu échangé avec l'un de mes patients, celui qui se fait appeler Jean-Hubert. Le pauvre homme souffre d'une amnésie rétrograde totale doublée de certains troubles délirants. Vous a-t-il parlé de quoi que ce soit qui mérite l'attention ? Une subite réminiscence de son passé, par exemple ? Ou bien a-t-il fait montre de propos étranges, voire incohérents ? »
Elle secoua la tête.
« Nous avons seulement joué aux échecs. C'était un adversaire honorable. »
Silence. S'il n'était pas dupe, il ne pourrait rien faire de plus. Pas ici, pas dans un espace public. Alors, pourquoi, lentement, les battements de son cœur se rapprochaient-ils ?
« Vous savez, je me préoccupe seulement du bien de mes patients. Après tout... », murmura-t-il.
Il était tout proche. Elle voulut reculer, mais ses jambes vacillantes refusèrent d'obéir. Un tremblement agita sa canne.
« Je suis un serviteur de Dieu.
— Que... »
Cette phrase n'était pas si inconnue. Il lui semblait déjà avoir entendu Bernard, la murmurer, une fois, à des collègues, sans en être sûre. Quelque part, les informations concordaient.
Même si elle ne savait pas encore trop quoi en conclure.
« J'ai l'impression de vous avoir surprise, commenta son interlocuteur, et, pourtant, mon métier s'y accorde mieux que l'on ne pourrait y penser : qu'est donc la psychologie, si ce n'est une façon de soigner les âmes ? Mais je suppose que vous n'avez pas encore connu la foi véritable, cela viendra sans doute, un jour. »
Un léger déplacement d'air l'informa d'un mouvement. Bernard se décala sur le côté.
« Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, Mademoiselle. Sachez que je vous souhaite un bon rétablissement. J'espère que vous guérirez de vos blessures. Toutes vos blessures. »
Un poignard se retourna dans son cœur. Il avait fouillé dans sa vie, comme elle avait fouillé dans la sienne. Elle avait pris trop de risques, elle le savait déjà, mais aucun prix n'arrêterait les réponses qu'elle recherchait.
Elle traversa le dernier couloir comme dans l'absence d'un rêve sans images. Le brouhaha de l'accueil agressa ses tympans comme le réveille-matin strident, ce charmant compagnon toujours prêt à vous rappeler à vos devoirs scolaires ou professionnels. Un compagnon, certes indispensable, mais que tout un chacun a certainement eu envie de faire taire plus d'une fois.
Une masse lourde se détacha de l'agitation foisonnante. Un calme massif, mesuré, qui attrapa sa valise d'une main et, de l'autre, la conduisit à l'extérieur, jusqu'à une voiture.
Le siège était plutôt confortable, comme dans ses souvenirs. La portière claqua, le colosse s'installa côté conducteur.
« Et maintenant ? » grogna-t-il.
Elle esquissa un sourire nerveux.
« Tu voulais savoir dans quoi je me suis fourrée ? C'est tellement aberrant que je ne parviens pas vraiment à y croire. Disons... disons que je serai sans doute définitivement fixée demain.
— Extravagant comment ?
— Comme... comme des aliens ? Je suis consciente que, dit comme ça, ça ressemble au début d'une série Z d'un auteur de gare en manque d'imagination, mais ça reste quand même une possibilité. »
Quelques secondes s'écoulèrent, marquées du sceau d'un silence éloquent. Puis le dossier du siège conducteur couina sous la pression des lourdes épaules.
« Oh putain.
— Yep. »
Il soupira, avant de se raccrocher à un espoir, tel le naufragé avec une planche flottante. Avant de se rappeler qu'il est de toute façon perdu au beau milieu d'un océan infesté de requins. Et aussi qu'il est dans un film un peu cliché d'un auteur de cinéma à l'imagination encore plus discutable que la mienne, parce que ce genre de choses n'arrive quand même quasiment jamais dans la vraie vie : rendez-vous compte, même les escargots d'eau douce tuent bien plus d'humains que les squales chaque année. Une moralité, donc : il faut protéger les requins. Et on peut manger les escargots si on veut.
« Mais tu n'es pas sûre, quand même ? »
Elle croisa les mains.
« Je te fais part de mon intuition actuelle, mais... c'est tout. Peut-être me suis-je juste lancée à la poursuite de deux lunatiques, pour... Je veux dire, depuis l'accident... »
Elle se mordit la lèvre, redressa des cheveux tombants. Un hoquet lui traversa la gorge.
« Je suis peut-être folle. Peut-être que j'ai juste imaginé des improbabilités statistiques là où il n'y avait rien, peut-être que j'ai manipulé, tordu les chiffres, sans m'en rendre compte, parce que je voulais trouver quelque chose, peut-être... »
Des bras épais l'enserrèrent. Elle se tut, laissa l'instant la porter.
« Tu n'es pas folle, réfuta-t-il, juste extrêmement brillante, et un peu trop téméraire. N'oublie pas que je serai toujours là pour toi.
— Merci », hoqueta-t-elle.
Il relâcha son étreinte.
« De toute façon, on sera fixés demain, non ? » lança-t-il sur une note qui se voulait joyeusement impatiente.
Elle hocha la tête.
« De ce qu'ils disent, il existerait un autre monde, en miroir du nôtre, dans lequel évolueraient ces fameux aliens. J'ai passé un pacte, afin d'y accéder ; je saurai bien ce qu'il en est. »
Elle n'eut pas besoin d'une réponse pour deviner la désapprobation latente.
« Si c'est du mytho, justifia-t-elle, je ne risque rien, de toute façon. Et, sinon, je suppose que le jeu en vaut la chandelle, non ?
— Honnêtement, j'espère que toutes ces histoires... ne sont justement que des histoires. Mais, ce qui me fait peur, avec ton intuition, c'est qu'elle ne se trompe jamais. »
______________________________________________________
True story : je n'ai jamais croisé de requins, mais j'ai déjà survécu à une rencontre avec un escargot. Plusieurs fois :o
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top