4. Cela ne va pas se passer comme la dernière fois !

« Bonjour, Jean-Hubert.

— Yo ! »

La jeune sorcière ne redressa pas même la tête, tout occupée à déplacer ses pièces sur le dallage noir et blanc. Jean-Hubert se planta devant elle. Contrairement à la veille, des nuages sombres colonisaient le ciel, un vent frais soufflait, secouait les pétales de fleurs de la cour intérieure.

« Je me suis renseigné sur vous », commença-t-il.

Elle s'arrêta, un sourire au coin des lèvres.

« Ah, et qu'avez-vous donc appris ?

— Eh bah, euh rien, en fait. Les gens du coin ne vous connaissent pas trop et les autres prétextent le secret médical. Donc, heu, je sais que vous jouez aux échecs et ne parlez pas beaucoup ?

— Vous voici bien avancé. C'est pour ça que vous êtes revenu ? »

Elle croisa ses mains sombres, tourna la tête. Si ses yeux vitreux éteignaient toute émotion, ses lèvres redressées exprimaient toute l'excitation d'un jeu dangereux.

« Auriez-vous au moins l'obligeance de me révéler votre identité ? s'enquit Jean-Hubert.

— Non. »

La réponse, inattendue, le prit de court.

« Mais, euh, je vous ai donné la mienne, insista-t-il.

— Je ne vous ai rien demandé, et je ne vous dois rien en échange. »

Jean-Hubert pointa un doigt dans sa direction.

« Et si je vous battais à votre jeu ?

— Vous ne me battrez pas, assura-t-elle. Je ne dis pas que vous êtes mauvais, mais je doute que vous puissiez trouver, dans ce pays, quelqu'un capable de me battre.

— Ah, que vous croyez ! C'est juste que vous m'avez pris par surprise, la dernière fois ! J'étais mal réveillé, j'avais faim et aussi mal aux pieds. Aujourd'hui, ce sera différent, foi de Jean-Hubert, ou Bob-Eustache ! Car je suis le premier défenseur de l'humanité et je... »

Elle avait tourné la tête, comme réveillée par un soudain intérêt.

« Très bien, jouons », décréta-t-elle.

Ses mains balayèrent le plateau pour faire retrouver à chaque pièce sa place initiale. Jean-Hubert fit craquer ses doigts.

« Je commence, décréta-t-il. Si je gagne, vous me révélerez tout ce que je veux savoir. Ou même tout ce que vous savez et qui pourrait m'intéresser. Depuis votre nom, si vous prenez votre café avec ou sans sucre et où vous vous situez dans cette guerre contre les extraterrestres.

— Lorsque j'aurai gagné, annonça-t-elle, vous me direz d'où sort ce nom de Bob-Eustache.

— Ah ! Ah ! Je savais que cela attiserait votre curiosité ! Si ! Si ! Euh, assurément ! Vous êtes absolument tombée dans mon piège visant à tout vous faire révéler ! Car, maintenant, cela ne va pas se passer comme la dernière fois ! »

En effet, cela ne se passa pas comme la dernière fois.
Cette fois-ci, Jean-Hubert n'entrevit pas même une possibilité de victoire. Les troupes ennemies percèrent ses défenses, écrasèrent toute résistance avec une déconcertante facilité, comme un château de sable — certes construit avec beaucoup de soin — balayé par la marée, insensible à toute considération artistique. Voire un tsunami, eu égard au désastre. Très vite, le Roi se retrouva menacé, alors que s'effondrait toute la ligne de front dans la panique généralisée digne de l'explosion d'une bulle spéculative. Encore, que techniquement, les pièces de l'échiquier, loin de paniquer, acceptaient leur sort de leur flegme immobile de bois et de métal. Leurs errements sur le champ de bataille s'imputaient uniquement à leur stratège en chef, dépassé par les événements, alors que s'effondrait sous ses yeux abasourdis le tout jeune empire. Un empire de sept minutes et trente-et-une secondes, très exactement.

Une goutte perla le long de sa tempe. À ce stade, nulle idée géniale ne le sauverait. Son adversaire, malgré son jeune âge, savait parfaitement ce qu'elle faisait, prévoyait chacun de ses coups bien en amont, tout un arbre de possibilités qu'il ne parvenait pas même à imaginer. Qu'avait-il à opposer, lui ? Un fourré ? Une fougère ? Un pissenlit ?

« Hum. »

Son tour de jouer revenait encore, mais il ne rencontrait plus que des murs. À peine pouvait-il espérer retarder l'inévitable chute du Roi cerclé de toutes parts.

« Belle soirée, hein ? Aha. »

Un vent glacial balayait la cour. D'épais nuages se regroupaient et dévoraient la luminosité jusqu'à teindre l'après-midi des sombres couleurs de la nuit. La jeune femme, mains croisées, se contentait de sourire.

« Oh tiens, mais c'est qu'il risque de pleuvoir, en fait, supputa Jean-Hubert. Peut-être qu'il serait plus sage de rentrer, non ? Je ne dis pas absolument ça parce que je serais hypothétiquement en mauvaise posture dans cette partie, hein ?

— J'ai toutes les positions des pièces en mémoire, de toute façon. Vous préférez continuer à l'intérieur ?

— Vous... »

Jean-Hubert ne put empêcher un rire nerveux.

« Très bien, je reconnais ma défaite. En fait, j'ai même mieux : rejoignez mon équipe pour lutter contre les Faucheurs. »

Elle jouait avec un pion, un air pensif sur le visage.

« Les Faucheurs ? C'est nouveau comme nom.

— Oui, euh, c'est que...

— Et d'où vous vient ce nouveau nom de Bob-Eustache ?

— Eh bien... »

Il se gratta la tête. S'il se retrouvait pris au piège de sa propre parole, mieux valait, sans doute, ne pas révéler plus que nécessaire.

« Disons qu'il se pourrait que je me sois fait appeler ainsi, avant.

— Avant ? Vous vous êtes souvenu ?

— Ahem, pas exactement. Disons qu'on m'en a parlé.

— Vous avez enfin reçu de la visite ? De la famille ? Une ancienne connaissance ?

— Oui, aha. Enfin, si on veut.

— Vous ne vous souveniez pas non plus de cette personne, comprit-elle. Est-ce que vous vous êtes rappelé de quoi que ce soit, depuis ? »

Elle referma la main sur le pion. Ses membres paraissaient frêles, son apparence, chétive, presque maladive, mais un frisson secoua Jean-Hubert. Si la sorcière ne le voyait pas, en apparence, elle lisait directement son âme.

« Est-ce que je suis censé vous connaître ? » s'interrogea Jean-Hubert.

Les doigts fins, occupés à tourner le pion, comme inspirés par une machinale régularité, s'arrêtèrent comme une horloge qu'interromprait un coup de masse aussi puissant qu'inattendu. La pièce s'échappa pour rouler sur l'échiquier. Un instant, la surprise remplaça l'apparent amusement de la sorcière.

« Qui ? Moi ? Nous ne nous étions pas rencontrés, avant notre précédente partie.

— Hum.

— Tous vos "Hum" ne changeront rien à la vérité. »

Un nouveau sourire chassa bien vite l'étonnement d'un instant. Presque un rire étouffé, similaire à celui de votre cousine Gisèle, de dix ans votre aînée, qui vous voit chercher en vain les œufs de Pâques dans la pergola de la maison familiale, alors qu'elle sait très bien qu'ils sont en réalité cachés sous le lierre du puits. Si Jean-Hubert ne se rappelait pas de son enfance, encore moins d'une pareille quête, pourtant de toute première importance, il décida, néanmoins, et bien qu'un peu dépité, de ne pas insister dans cette direction sans issue et plutôt de changer le sujet de la conversation, quitte à oublier toute transition, tel l'étudiant bourré qui se réveille soudainement en se croyant à une conférence sur la culture des palourdes, alors qu'il est seulement occupé à tester les bières du bar le plus proche depuis les trois dernières heures. Et qu'il a des oreilles de lapin sur la tête, un accessoire qui, en règle générale, accompagne plutôt mal les austères costumes-cravates de ces heures sérieuses.

« Comment vous êtes arrivée ici ? »

Une nouvelle seconde suspendue, bien vite dissipée. À défaut de récolter des réponses, au moins se satisferait-il de surprendre son interlocutrice. Perdu pour perdu, après, il enchaînerait sur son opinion des chaussettes péruviennes.

« Alors, moi, je suis arrivée ici par la porte d'entrée. »

Elle le gratifia d'un nouveau sourire narquois, presque insolent.

« Oh, que voilà une révélation inattendue, persifla notre protagoniste, voilà qui m'aidera grandement pour ma quête.

— Vous m'en voyez fort aise, d'autant que c'est tout ce que vous aurez. »

Elle commença à ranger son plateau ; quelques gouttes commençaient à tomber. Jean-Hubert se leva. S'il songea bien à s'enfuir comme un voleur, l'esprit chevaleresque, davantage disposé aux héros, l'emporta néanmoins.

« Meh. Je vous aide, proposa-t-il.

— Vous avez l'enthousiasme d'un poisson mort, s'amusa-t-elle. Heureusement que ça ne s'est pas passé comme la dernière fois. »

Sans répondre, il aligna les pièces à l'intérieur d'une mallette. Les troupes de son royaume déchu retournèrent à leur sommeil, en attendant qu'un nouveau stratège ne les mène, un jour, vers la gloire. Ou au moins vers un combat un peu plus digne de récits que cette exécution gratuite.
Avant qu'il ne referme la boîte, la jeune femme attrapa sa main.

« Que... »

À lui d'être surpris, maintenant. Ses doigts heurtèrent un objet cylindrique.

« Mettez ça dans votre poche, ordonna-t-elle.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Un cadeau, au cas où vous vous retrouveriez en danger. Surtout, ne le sortez qu'en dernière nécessité. »

Il s'exécuta, bien qu'intrigué. Tout artefact était toujours bon à prendre, comme cette boîte à meuh qu'il avait trouvée, ce matin, au détour d'un couloir, puis cachée dans son autre poche. Déjà, la jeune femme se redressait, une canne à la main. Elle qui, quelques minutes plus tôt, régnait en maître absolu sur l'espace clos du plateau d'échecs, ressemblait, désormais, à une brindille mal-assurée, que menaçait d'emporter le vent.

« Vous êtes une bonne sorcière, en fait ? supposa Jean-Hubert.

— Parce que vous êtes encore sur votre image de sorcière ? s'amusa-t-elle. Je ne fais rien de magique, j'applique seulement de la logique pure.

— Oui, je sais, les sorcières n'existent pas, du moins dans le Réel.

— Et vos extraterrestres, ils existent ?

— Techniquement, pas dans le Réel, non plus. Enfin, je crois. Mais je vous ai déjà expliqué : l'Envers, tout ça...

— Je... »

Le pied de la sorcière heurta une pierre inconsciemment abandonnée sur le sentier, et elle manqua de perdre l'équilibre, avant que Jean-Hubert ne la rattrape in extremis. Une tension soudaine traversa les bras noirs, comme l'expression d'une colère contenue, dont il ne sut identifier la direction. Le caillou, elle-même, ou bien... lui-même ?

La seconde suivante dissipa les émotions, la jeune femme se rasséréna, releva la tête.

« Pardon. Merci. »

Puis elle s'écarta, et traversa la porte automatique, sa mallette à la main.

« Nous sommes à l'intérieur, constata-t-elle, c'est ici que nous nous séparons. »

Elle clopina quelques mètres, avant de s'arrêter, l'espace d'un instant.

« Vous avez toujours mon jeu de tarot ?

— Le jeu de tarot ? Oui, il est dans ma boîte. »

Elle se retourna, un sourire énigmatique sur les lèvres, et se rapprocha, pour souffler dans un murmure :

« Si vous tenez votre promesse, peut-être aurez-vous certaines réponses à vos questions. Mais, si je peux me permettre un conseil, méfiez-vous de Bernard. Je ne suis pas sûre de son véritable agenda.

— Hein ? Mais il est sympa, pourtant. »

Sans répondre, elle agita une main en guise d'adieu.

« J'espère que nous nous reverrons en Envers, Jean-Hubert, ou qui que vous soyez. »


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Dans le prochain chapitre, "cette fois-ci, ça ne se passera vraiment pas comme les deux dernières fois" , Jean-Hubert retentera une partie d'échec.
Et , contre toute attente, il perdra.
Mais peut-être réussira-t-il dans le chapitre suivant, "non, mais, cette fois-ci, c'est sûr, ça ne va vraiment pas se passer comme les trois dernières fois" ? Ou bien, dans "Fini de jouer, maintenant, c'est archisûr de chez sûr, ça ne se passera pas comme les quatre dernières fois" ?
(Ça va être un très long bouquin :o)

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