1. Je suis ici pour sauver la Terre des extraterrestres

Tous les récits pour sauver le monde commencent par un héros à l'inflexible volonté, parfois au passé trouble, voire surgi de nulle part, mais toujours révélé à la lueur d'une impérieuse nécessité.

Et, en ce jour historique, notre héros n'attendait que d'intervenir, de sauver le monde comme le révélerait sa destinée. Car, si les seuls souvenirs de son passé remontaient à la veille et son réveil au beau milieu de la rue, son avenir, lui, apparaissait aussi assuré qu'exceptionnel. Engoncé dans une redingote au demeurant fort confortable, au tissu bleu marine aussi doux qu'élégant — un choix de toute première qualité, témoin de goûts parfaitement uniques, à l'image de son statut — notre héros, donc, tirait profit de ses quelques minutes d'attente par la lecture d'un magazine oublié. Après avoir découvert la légendaire recette de la tarte aux pommes, appris que le chanteur de variété Jean-Hubert s'était marié à une actrice — une information sans doute pertinente, qui lui servirait probablement plus tard pour sa quête salvatrice —, il s'échinait désormais à percer les noirs mystères de l'horoscope et leurs sibyllines prophéties. Malheureusement, sans date de naissance à fournir, il ne pourrait que supputer quelles épreuves l'attendraient pour cette première semaine. Ou alors, il n'aurait qu'à choisir celui qui lui plairait le mieux.

Tout occupé à lisser sa — somptueuse — moustache noire, son meilleur trait distinctif et infaillible soutien de son irrésistible charisme, le héros redressa la tête, comme extirpé de ses profondes pensées par l'expression d'un instinct remarquable. Un sixième sens oublié, à peine aidé, peut-être, par le grincement que des années sans entretien avaient fini par faire peser sur les gonds de la porte.

Bref, toute histoire commence peut-être par un héros, mais toute quête commence par un vieux sage à la barbe blanche capable d'aiguiller un tant soit peu notre personnage principal. Car le monde est vaste, on ne le répétera sans doute jamais assez, et savoir par où commencer peut, déjà, s'avérer un bon début. En l'occurrence, donc, le vieux sage ne portait toutefois pas de barbe, mais arborait un menton fraîchement rasé. Et puis ses cheveux bien coiffés avaient aussi conservé leur couleur brun profond. Il n'avait même pas l'air si vieux que ça, à la réflexion : la quarantaine ? La cinquantaine, grand maximum ? Néanmoins, la valeur n'attendait point le nombre des années, et puis ces lunettes rondes, perchées sur son petit nez, lui conféraient bien une apparence docte et sérieuse, digne du sage qu'il se devait d'être. Oui, ces lunettes apparaissaient comme un artefact indispensable ici, comme le stéthoscope, pour un médecin, ou la clef à molette, pour un plombier, ou encore la toque, pour un pâtissier. La quête, donc, pouvait commencer sans plus tarder.

« Pardonnez-moi mon retard, s'excusa le sage. Je me présente : Bernard Aurame, je suis chargé de votre dossier. »

Il sortit un carnet, accompagné d'un stylo noir. Des glyphes illisibles s'amoncelaient sur le papier blanc, témoins de sa familiarité avec des arcanes inconnus.

« De ce que je sais, poursuivit-il, vous souffrez d'amnésie, et prononciez des propos... peu cohérents... lorsque vous avez été amené à nos services. Vous souvenez-vous au moins de votre nom ?

— Mon... nom ? »

Déjà une question piège, alors qu'il ne se rappelait effectivement pas grand-chose, pour ne dire rien, à l'exception de sa quête sacrée. Mais les meilleures histoires se doivent sans doute de conserver une part de mystère, comme les chocolats d'une boîte surprise : l'intérieur sera-t-il fait de praline, de pâte d'amande, de liqueur, ou même... de chocolat ? Un suspense des plus insoutenables.

« Ahem, pas particulièrement, avoua notre héros. Mais je conçois que l'absence de nom pourrait s'avérer peu pratique, si ce n'est handicapante. Aussi, faute de mieux, vous pouvez m'appeler... euh... Jean-Hubert. »

Déjà, la lecture du magazine révélait sa première utilité. Peut-être que la recette de la tarte aux pommes suivrait aussi.

« Jean-Hubert, soit », marmonna Bernard.

Il griffonna sur son carnet.
« Vous n'avez pas non plus de souvenir de votre nom de famille ? De vos proches ?

— Euh, vous pouvez m'appeler, euh... Pomme ? Moustache ? »

L'homme continua d'écrire avant de raturer la ligne sur un geste vif. Il redressa la tête.

« Si vous me parliez plutôt de ce dont vous vous souvenez », proposa-t-il.

Enfin ! Les formalités administratives désormais passées, place au véritable sujet ! La raison même de son existence et de sa présence ici !

« Je suis ici pour sauver la Terre des extraterrestres ! » s'exclama le — désormais — dénommé Jean-Hubert.

Bernard Aurame se garda de toute émotion, comme si son interlocuteur venait de lui révéler l'emplacement des clés du local poubelle du Monoprix de la ville voisine. Le — pas si vieux — sage jouissait, bien entendu, de nerfs à toute épreuve, une qualité indispensable pour l'accomplissement de cette quête.
« Les extraterrestres, bien sûr, reprit-il, pouvez-vous m'en dire plus ?

— Oui, bien évidemment. Alors, techniquement, ils viennent d'un autre plan d'existence, du coup, le commun des mortels ne se rend compte de rien, mais ils ont envoyé leurs exécutants pour collecter l'essence des humains. Je ne parle pas du pétrole, hein, encore que le parallèle serait peut-être adapté : c'est possible qu'il s'agisse d'une question d'énergie ou de ressource pour eux, je ne suis pas sûr. Bref, je parle de l'essence même de l'être, la définition même de votre existence : la somme des souvenirs, des rêves, de... l'âme ? En tout cas, il ne faut pas la perdre, sinon, c'est un sérieux problème. Bref, c'est pour cela que je suis là et je dispose même d'un précieux artefact, capable de contrecarrer leurs plans. Tadaaa ! »

Jean-Hubert posa ledit artefact sur la table, non sans une pointe d'orgueil. Tous les espoirs de l'humanité convergeaient ici même. Bernard se contenta de hausser un sourcil flegmatique, sans doute noyé intérieurement par l'émotion.

« C'est une boîte en carton, remarqua-t-il.

— Exactement ! Une boîte en carton ! Et remarquez qu'elle paraît même vide ! Et vous avez vu : j'ai même noté "penser à sauver la Terre des extraterrestres", dessus, là, au feutre noir, pour ne pas oublier. Enfin, je crois que c'est moi qui l'ai fait. »

Jean-Hubert retourna le précieux artefact, le secoua un peu avec respect, avant de le reposer.

« Pour dérober vos essences, les extraterrestres déclenchent, à intervalles réguliers, le... le Temps Suspendu ? Je crois ? Est-ce que le temps est vraiment suspendu pour vous, d'ailleurs ? En tout cas, ils interviennent dans une sorte de miroir inversé au Réel, appelons ça, euh, l'Envers. Bref, du coup, le commun des mortels ne s'en rend pas compte, mais chacun d'entre vous a un avatar, de l'autre côté, une sorte de double, l'expression de sa psyché, dont il ignore l'existence — c'est un peu comme vous rêvez, en fait, je crois — et, donc, il faut le protéger. Enfin, plutôt un fantôme, d'ailleurs. L'avatar, il est généralement à l'intérieur parce que vous dormez, par défaut. Sauf si vous êtes un Éveillé, bien sûr. C'est pour ça que j'ai ma boîte. Parce que je suis ici pour sauver le Monde des extraterrestres. Je crois que je l'ai déjà dit, mais, maintenant, c'est plus clair. Voilà. Et je vois que vous ne prenez plus de notes, c'est que vous devez déjà savoir tout ça, non ?

— Ahem. »

L'homme en blanc avait effectivement reposé son stylo sur la table, ce que l'œil avisé de Jean-Hubert n'avait pas manqué de repérer. Derrière ces gestes mesurés se dessinait l'explication sibylline : Bernard était, bien entendu, un initié, destiné à l'épauler dans sa quête.

Le sage soupira.

« Vous avez visiblement la trentaine, pas la moindre séquelle physique, aussi je pencherais pour un processus de refoulement psychologique. »

Il joignit les mains.

« J'ai croisé de nombreuses personnes qui mentionnaient les extraterrestres, la fin du monde, parfois même Dieu. Mais le monde a continué de tourner, avec ou sans elles, les Armageddon annoncées n'ont jamais eu lieu. Avez-vous songé, hypothétiquement, que vos histoires pouvaient n'être qu'une illusion, un souvenir artificiel érigé en rempart, par exemple, pour dissimuler une réalité traumatique ?

— Que... »

Sans doute toute quête réclamait-elle des débuts difficiles, l'insidieux poison du doute. Les héros surgissaient-ils du néant, ex nihilo, ou bien se construisaient-ils avec le temps, à force d'épreuves ?

Et puis, toute histoire avait aussi ses antagonistes, ces personnages destinés à dévier le héros de sa quête, à saboter ses nobles intentions. Quelles pensées se dissimulaient-elles derrière le verre de ces petites lunettes rondes ?

« Je tiens seulement à vous aider, insista l'homme en blanc. Peu m'importe, au fond, votre vision du monde, mais, comme vous le dites vous-mêmes, rien de ce que vous évoquez n'est perceptible par le commun des mortels. Aussi, prenez seulement conscience que vos assertions, pour une personne extérieure, ne sont pas tant des certitudes, que des hypothèses, que d'aucuns pourraient même considérer comme fantaisistes.

— Hum, je vois, considéra Jean-Hubert. Le commun des mortels ne peut en effet rien savoir de cette guerre invisible, néanmoins, euh... c'est grave, quand même ? Il faudrait au moins monter une armée, prévenir les autorités compétentes, bref, sauver le monde ?

— Croyez-moi, si une telle situation advenait, les autorités compétences seraient certainement les premières à être au courant et à prendre les mesures adaptées.

— Mais... euh... et qu'est-ce que vous faites de mon apparition surnaturelle, alors que je n'existais pas dans ce monde il y a encore deux jours ? Ha ! N'est-ce pas un signe, justement ? Peut-être que j'ai juste été envoyé par une entité supérieure, parce que le monde ne pourrait pas être sauvé sans moi, et que c'est justement pour ça que j'en sais autant ? »

Bernard croisa les mains puis pencha le menton.

« Vous seriez un envoyé divin ? Un prophète des temps modernes ? Auquel cas, pourquoi n'avoir aucun souvenir du missionnaire de votre quête ? opposa-t-il.

— Euh, il y a certainement une explication très logique. Peut-être que Dieu est très timide et qu'Il n'aime pas se révéler aux Hommes.

— Si le monde courait un si grave danger, peut-être Dieu pourrait-Il faire un effort. Peut-être aurait-Il pu faire en sorte que les autorités en question soient déjà informées, si c'était nécessaire.

— Hum, c'est vrai. »

L'homme en blanc posa une mallette sur la table.

« J'ai quelque chose pour vous. »

Il extirpa une photographie pour la poser sur la table. Le devant d'un immeuble quelconque, non loin d'un Monoprix aux néons rougeoyants. Dans le soir naissant, deux personnes semblaient en pleine conversation : une femme aux longs cheveux bruns, aux vêtements noirs et amples, et un homme, à la coiffure châtain approximative, engoncé dans un imperméable usé. Une scène sans doute anodine si ce n'était cette boîte en carton qu'agitait la femme, et ce marquage au feutre : Penser à sauver la Terre des extraterrestres..

« Hum, on dirait ma boîte, remarqua Jean-Hubert. Mais... euh... qui sont ces gens ? Où sont-ils ? »

Le sage le considéra un instant.

« J'espérais que cette scène réveille votre mémoire. Aucune de ces personnes ne vous évoque quelque chose ? Ni même le lieu ? »

Jean-Hubert plissa les yeux.

« La femme... »
Bernard se pencha de quelques centimètres, en silence, une lueur nouvelle derrière le verre de ses lunettes. Un stylo rejoignit ses doigts, comme animé d'une volonté propre, prêt à retranscrire le moindre détail.

« J'aime bien son style, commenta Jean-Hubert. Avec une moustache, elle serait presque aussi classe que moi. »

Le stylo retomba sur la table. Le sage en blouse blanche souleva ses lunettes pour se masser le nez, sans doute dépassé par de telles révélations.

« Cette boîte, demanda-t-il, c'est elle qui vous l'a donnée ?
— Non, non, elle a toujours été à moi, je crois ? Et, pourtant, c'est bien ma boîte, sur la photo. Alors, ce serait moi qui la lui aurait prêtée ? À la voir, je suis sûr que c'est quelqu'un de confiance, quelqu'un d'absolument remarquable. Même si elle n'a pas de moustache. »

Le sage en blouse blanche ne lui offrait pas de réponses, seulement des questions supplémentaires. Pour autant, une bonne quête ne commençait jamais, aussi, sans une bonne part de mystère. Peut-être avait-il un peu avancé, du coup ?
« On avance un peu, confirma Bernard, c'est déjà ça.

— Et je peux même prouver que c'est ma boîte, s'éveilla Jean-Hubert, comme frappé d'un subit — et plutôt inattendu — éclair d'illumination. Passez-moi votre stylo. Et une feuille, aussi. »

Le sage blanc arracha une page de son carnet et s'exécuta. Jean-Hubert attrapa les deux artefacts pour aussitôt noircir sa calligraphie sur le papier blanc.

« Vous voyez, s'enthousiasma-t-il, c'est la même écriture. »

Bernard hocha la tête.

« En effet », confirma-t-il.

L'homme en blanc récupéra son stylo, puis se leva.

« Vous pouvez conserver la photo, proposa-t-il. Pour une première fois, je pense que nous avons déjà bien avancé. Si vous vous souvenez de quoi que ce soit, pensez à me contacter : j'ai laissé mon numéro à l'accueil. Mais nous nous reverrons, de toute façon ; n'oubliez pas que suis ici pour vous aider. »

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Plot twist : En réalité, il n' y a pas d'extraterrestres, et Jean-Hubert restera juste dans un asile pendant qu'il ne se passe rien de particulier dans le monde, comme une pandémie mondiale, des guerres, la menace d'une apocalypse nucléaire, ou un cataclysme climatique et écologique. The end.

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