Maman et moi
J'ai décidé de retirer la photo de son cadre, probablement pour la dernière fois. Cette photographie ne m'avait jamais quittée en presque quatre-vingts ans d'existence. Mon père l'avait prise, par un beau matin d'été, alors que nous étions en vacances au bord d'un lac. Sur ce cliché en noir et blanc, ma mère, Rebecca, et moi-même âgée de cinq ans. Parmi tous mes souvenirs, celui-ci était le plus cher à mon cœur, et demeurait le seul assez vivace pour que les griffes d'Alzheimer ne l'effacent pas. Après que mon père, Lucian, ait fait développer les photographies, ma mère avait placé celle-ci dans un cadre en bois foncé. Je sus plus tard qu'il s'agissait de bouleau peint à la main puis verni par une vieille voisine. Elle le déposa sur la cheminée rustique de notre petite salle à manger. En ce temps d'après-guerre, la vie nous souriait et je passais une enfance plus que merveilleuse, loin des malheurs planant sur le monde.
La première fois où j'ai décidé de retirer la photo de son cadre, je venais de fêter mes quatorze ans. Ma mère nous avait quittés quelques mois auparavant, emportée par une maladie qui ne se soignait pas encore. Le souvenir de nous prit place dans un cadre violine, cadeau de l'une de mes tantes fantasques, dont les bords avaient été élégamment travaillés. L'adolescente que j'étais s'était alors enfermée dans sa chambre rose poudrée, avec pour unique compagnie celles des livres que maman m'avait laissés. Je les lus tous. Plusieurs fois. La photo toujours contre mon cœur. Parfois, je caressais du bout des doigts les délicates enluminures, quelques larmes discrètes roulant sur mes joues un peu trop pâles. Deux ans passèrent et je finis par accepter de grandir ; le regard de ma mère m'accompagnant à chaque instant, grâce à ce doux souvenir figé.
La seconde fois où j'ai décidé de retirer la photo de son cadre, je venais d'emménager avec mon époux, James. Nous nous étions mariés deux jours auparavant et étions particulièrement excités de découvrir notre chez nous. À peine fûmes-nous installés, que je plaçai ma précieuse photographie dans un cadre radieux, entièrement doré et aux gravures travaillées. Je le déposai précautionneusement sur notre somptueuse cheminée en marbre, ce qui fit sourire James. Bien qu'il n'ait jamais connu Rebecca, il avait appris à l'apprécier à travers mes nombreuses anecdotes ; ce qui me ravissait et m'emplissait le cœur d'une douce chaleur apaisante.
La troisième fois où j'ai décidé de retirer la photo de son cadre, notre fils, John venait de fêter ses cinq ans. Le pauvre enfant ne parvenait pas à dormir, souffrant de terribles terreurs nocturnes. Une nuit, complètement épuisée, je le questionnai. Souhaitait-il que sa grand-mère Rebecca veille sur ses rêves ? Il accepta avec un petit sourire soulagé, bien qu'il ne la connaisse qu'à travers mes récits. Je plaçai ma photographie dans un cadre bleu azur, que mon fils avait peint lors d'un atelier scolaire, et posai le tout sur sa table de chevet. Il ne fit plus jamais de cauchemars et passa des nuits aussi paisibles les unes que les autres. Fermant les yeux, je remerciai notre ange gardien, mon ange gardien, maman... John avait exactement les mêmes yeux que toi. Il te ressemblait tant. Mon père, en immortalisant cet instant des années auparavant, avait eu la meilleure idée de sa vie.
La quatrième fois où j'ai décidé de retirer la photo de son cadre, James venait de nous quitter. Alors que notre fils, revenu à la maison afin de dire adieu à son père, tournait en rond dans la cuisine, je m'emparais fébrilement du cadre. À présent, mon époux allait faire la connaissance de ma mère. J'étais persuadée qu'ils discuteraient des heures durant, là-haut, dans la beauté de l'éternité. Épuisée et submergée par le chagrin, je saisis l'ancienne photographie et la glissai dans un cadre noir, acheté chez l'antiquaire deux semaines auparavant. Sobre, mais élégant, il ne choquait pas au milieu de ma chambre désormais dépouillée de toutes décorations. Mon esprit n'était plus à la couleur, mon cœur bien loin de toutes créations. Pendant des jours et des jours, je fixais l'image de ma mère, figée dans ses vingt-cinq ans. Son éternel sourire finit par me redonner espoir et la force de poursuivre ma vie de jeune retraitée.
La cinquième fois où j'ai décidé de retirer la photo du cadre, ce fut lors de la naissance de mon unique petite fille, Elyra. À l'occasion de ce merveilleux événement, j'avais investi dans un magnifique cadre rose, à la décoration florale et printanière. J'y glissai mon précieux souvenir et le replaçai près de mon lit, sereine quant à l'ultime tome de ma vie.
La dernière fois où j'ai décidé de retirer la photo de mon cadre, je n'en avais pas acheté un nouveau. Je me contentais d'observer l'image, concentrée. Alors que ma mémoire s'étiolait au fil des jours et des semaines, je refusai de perdre celui-ci. S'il devait demeurer un unique souvenir au sein de mon esprit, je souhaitais que ce soit celui de ma mère et moi, le visage souriant et le cœur léger. Une ultime fois, je retournai l'image en noir et blanc. Derrière, l'écriture de mon père. « Rebecca et Matilda, Evian, 1950. » Maman et moi.
Un jour, ma grand-mère m'avait raconté l'histoire de sa photographie fétiche, qu'elle avait fait voyager de cadre en cadre, au fil des événements marquants de sa vie. Le concept m'avait totalement convaincue et j'avais d'ailleurs acheté un cadre spécial pour cette image du passé. Entièrement en bois de noyer, il avait élu domicile aux côtés de l'autel commémoratif que mon père avait érigé en l'honneur de ses défunts parents. À ce souvenir, une vague de nostalgie s'empara de moi. Dieu qu'elle me manquait. Toutefois, bien que jeune adulte, je mettais toujours un point d'honneur à appliquer les conseils qu'elle m'avait légués au fil des ans.
Je souris et fouillai l'un des albums photo que mon père avait rangés dans la bibliothèque. Il me fallut plusieurs minutes avant de trouver la photographie que je cherchais. Je la récupérai délicatement et la glissai dans un cadre rouge, déniché chez un antiquaire l'année dernière. Il s'agissait de mon souvenir le plus cher, celui qui me suivrait au fil du temps. Maman et moi, âgées de cinq ans.
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