Le spectre de l'oubli
« Les mots jouent à cache-cache dans sa tête, ricanant lorsqu'elle échoue à les retrouver. Certains instants s'échappent avant même qu'elle n'ait pu les effleurer du bout des doigts. Parfois, ses pensées s'emmêlent dans un tourbillon incohérent qu'elle ne parvient pas à démêler. Ses mains tremblantes ne réussissent pas à saisir le temps qui passe, se contentant de fragments éphémères. Les chiffres défilent devant son regard perdu et elle n'essaie même plus de les comprendre. »
La peur de l'oubli m'avait toujours fait sourire. J'avais longtemps observé, du haut de ma tour immatérielle, cette humanité qui tentait par tous les moyens de se souvenir. Au sein de cette pitoyable fourmilière, deux sortes d'individus me divertissaient particulièrement.
Il y avait d'abord les adolescentes en désir constant d'être vues, reconnues et approuvées. Je voyais des milliers de jeunes filles, souhaitant réaliser des clichés plus pathétiques les uns que les autres ; dans une tentative vaine d'être remarquées. D'autres s'essayaient à des conduites risquées, à des attitudes provocantes. D'autres encore allaient même jusqu'à caresser la Mort du bout des doigts, offrant de doux frissons d'anticipation à cette dernière. Pourtant, cette célébrité factice et éphémère ne les protégerait pas de l'oubli. À l'image de presque tous leurs congénères, elles finiraient inexorablement par disparaître des cœurs et des mémoires.
Il y avait ensuite les vieillards, mes préférés entre tous. Pendant la majeure partie de leur existence, ils avaient accumulé des centaines et des centaines de bibelots inutiles, d'anecdotes bancales et de photographies rapidement annotées. Devant leur famille, ils se montraient particulièrement fiers de ce futur héritage. Pourtant, au fond de leurs yeux, on pouvait apercevoir la peur du néant. Celle-ci naissait généralement à la suite de quelques erreurs d'inattention. Le gaz était-il fermé ? Avaient-ils mangé ? Je me délectais de leur déni face à la sombre amorce de la maladie. Cette petite saveur légèrement amère était un vrai régal. Peu après venaient les moments d'absence, de plus en plus fréquents. Pourquoi étaient-ils ici ? Qu'avaient-ils fait les deux dernières heures ? Une douce terreur s'emparait alors de leur âme. Quel goût exquis et délicat. J'en frissonnais à chaque fois.
À la minute où ces pauvres humains sombraient dans la démence, j'étais persuadé qu'ils pouvaient ressentir le poids de ma présence éthérée et envahissante. Alors que ma tunique glacée leur chatouillait la peau, mon souffle putride s'égarait dans leur nuque. De mes mains blafardes, je caressais leurs esprits avant d'y planter mes griffes acérées. À chaque larme de leurs proches, mon ricanement surnaturel résonnait. À chaque tentative de se souvenir, j'aspirai davantage de leur mémoire. À mon départ, je ne laissai derrière moi qu'une âme perdue, vide de toutes réminiscences, pleurée par une famille désemparée. Siècle après siècle, année après année, la médecine avait tenté de me combattre sans savoir qu'il s'agissait d'une bataille perdue d'avance ; d'une guerre éternelle contre une entité invisible.
Du haut de ma tour immatérielle, ma silhouette fantomatique se dessinait aux côtés de ma compagne immortelle. Nous étions le Néant et la Mort, modelant vos existences et ricanant de votre souffrance.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top