Halloween - Nevermore

Huit heures n'avaient pas encore sonné. Quelle idée de devoir arriver si tôt un lundi matin ? Je ne remarquais même plus la vieille pancarte « thanatopraxie », vaillamment accrochée au-dessus de la porte verdâtre. J'ouvris cette dernière et l'odeur puissante du formol vint saturer mon odorat. Dégoûtée ; je ne m'habituerais jamais à ce parfum ; je tournais machinalement la tête sur ma droite et grimaçais.

Ce matin encore, la première personne que je verrais dans ce couloir n'était plus de ce monde depuis bien des jours. Allongé sur un brancard, sa dignité et son anonymat avaient été dissimulés à la va-vite par un drap immaculé. Le blanc jurait sur les pieds grisonnants qui dépassaient. Étaient-ils sales ou était-ce là une partie du processus ? Le bras gauche pendait à l'extérieur de la cache de tissu, rappelant davantage qu'il s'agissait là d'un humain. D'un humain sans-abri qui, non content d'avoir vécu l'enfer, allait terminer en matériel de travaux pratiques pour de jeunes étudiants en médecine. D'ici quelques heures à peine, son corps serait découpé, analysé puis jeté. À cette pensée, mon regard se posa un peu plus loin, sur la trappe de ce que l'on nommait entre nous « la poubelle aux morts ».

« Bonjour. »

Je sursautai bien malgré moi et leva la tête. Le croque-mort se tenait devant moi, ses yeux me détaillant bien trop, comme s'il cherchait le meilleur endroit pour entamer sa prochaine dissection. Je le saluai d'une petite voix et me hâtai en direction de mon bureau.

Dix heures n'avaient pas sonné. Accompagnée de mon fidèle gobelet de thé, je traversais à nouveau le couloir. Mon regard avait depuis longtemps cessé d'admirer les restes prisonniers du formol, flottant à jamais aux yeux de tous. Le cadavre, lui, était toujours là, aussi immobile que ce qu'il était attendu de lui. Le bras me semblait pourtant différent. Je fronçais les sourcils et ma vision me joua un mauvais tour. Non, définitivement, cette main n'avait pas pu trembler. Absolument pas !

Je jetai mon gobelet et entrai dans les toilettes. Une fois encore, le bruit caractéristique de la scie à os résonna. Pourquoi avait-il fallu que les deux pièces soient ainsi collées ? L'eau glacée coula sur mes mains, tandis que la funeste mélodie s'accentuait. Je n'avais jamais vu personne entrer ou sortir de cette salle. Parfois, quelques voix discrètes s'élevaient. Et puis plus rien. Qui actionnait cet outil infernal ? Mais surtout que découpaient-ils ? S'agissait-il des corps des semaines précédentes, afin qu'ils rentrent plus facilement dans « la poubelle aux morts », ou s'agissait-il d'expériences ? Ou bien... Non, en fin de compte, je n'avais aucune envie de savoir.

Je sortis des toilettes et le fracas de la scie résonnait encore dans le couloir. Un bruit à réveiller les morts. L'air de rien, je vérifiais le brancard... Mais celui-ci avait disparu. Je n'avais pourtant entendu personne, pas même l'ombre d'un étudiant. Le personnel devait simplement être particulièrement silencieux... Alors que mes pas, eux, semblaient s'entendre à des kilomètres à la ronde. La scie heurta quelque chose et insista sur sa victime. On pouvait clairement entendre l'os couiner. La porte trembla. Je regagnai mon bureau sans perdre une seconde.

Tandis que la pluie s'abattait sur les vitres plus grises que le ciel automnal, je repensais aux paroles de notre femme de ménage. Proche de la retraite, elle n'aspirait qu'au calme et à la routine, et certainement pas à tomber nez à nez avec un cadavre dès l'aube. Ce dernier, installé sur son brancard, s'était retrouvé bien plus découvert qu'à l'accoutumée, laissant son corps à la vue de tous. Ce fut ainsi qu'elle s'évanouit, dans un couloir sombre et vide, à six heures du matin, seule face aux morts. Combien étaient-ils derrière ces portes closes ? Tremblante, elle se releva péniblement et alla se passer de l'eau sur le visage. À son retour, le corps avait disparu. Elle était pourtant certaine de ne s'être absentée que quelques minutes. Le personnel mortuaire commençait-il si tôt ? Dans ce cas, pourquoi n'avait-elle pas entendu l'écho de leurs pas ou le grincement des roues ? La nausée lui vint. Aujourd'hui, elle serait incapable de travailler.


Quant à moi, de ce jour-là, je ne me souvenais que d'une seule et unique chose : le parfum puissant et inhabituel qui m'avait écœuré. J'avais découvert, bien malgré moi, l'odeur de la mort ; au sens propre. Bien loin des produits chimiques, du formol ou de toutes autres fragrances, cette senteur était reconnaissable entre mille, même lors de votre première rencontre... Un peu comme si elle était déjà ancrée en nous. L'odeur de la mort... J'en avais eu la nausée. Je n'étais pas préparée à sentir ça. Je n'étais pas payée pour ça. Il me semblait que ce jour-là, je n'avais guère quitté mon bureau...

Le calme de la pièce n'était troublé que par la pluie et le clapotis de nos doigts sur les claviers. Concentrés sur nos travaux, nous avions oublié les cadavres qui hantaient l'extérieur et les bruits mortifères. Nous étions si loin de la réalité, que nous sursautâmes lorsque les lumières s'éteignirent. Dehors, l'orage gronda, nous signifiant qu'il était le seul et unique responsable. Mes collègues et moi nous regardâmes, peu rassurés. Devait-on quitter le bureau ? Je soufflais un grand coup et me lançai. J'ouvris doucement la porte et tomba nez à nez avec l'obscurité la plus totale. Seul le minuscule écran lumineux de la sortie de secours luisait dans le couloir. Devais-je pénétrer dans ces ténèbres pour obtenir des informations sur la durée et les conséquences de cette coupure de courant, ou devais-je demeurer dans notre bureau en attendant que la situation s'arrange ?

Ce couloir, en ligne droite, je le connaissais pas cœur. J'aurais pu rejoindre l'entrée sans aucun problème. Toutefois, une étrange inquiétude m'enserrait le cœur. Où se trouvaient les morts à cette heure-ci ? L'un d'entre eux trainait-il non loin de là ? Sans électricité, qu'advenaient-ils d'eux, dissimulés derrière ces portes closes ? Et la mystérieuse personne propriétaire de la scie à os, pourquoi ne sortait-elle pas ? Dehors, le tonnerre gronda davantage. Alors que mes yeux s'habituaient peu à peu aux ténèbres, des bruits de pas résonnèrent sur ma gauche. Ils s'approchaient de moi. Et tel un stupide protagoniste dans un film d'horreur, je demeurais figée.

« Bonjour. »

Le croque-mort me souriait et m'observait de son éternel regard inquiétant. Comme toujours, sa queue de cheval semblait incapable de se mouvoir. Comment pouvait-elle demeurer aussi immobile ?

« Vous voulez m'accompagner voir d'où vient la coupure de courant ? Il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps. »

Son sourire s'accentua. Je reculais d'un pas et murmura que j'allais regagner mon bureau, pressée de me soustraire à ses yeux scrutateurs, ces yeux qui terrifiaient tous mes collègues. ... Ces yeux qui nous détaillaient de la pire manière possible.

Un rire retentit dans le couloir. Et la lumière fut.

On parle souvent de calme avant la tempête. Mais si la tempête avait déjà eu lieu, nous n'avions plus rien à craindre, n'est-ce pas ? Des jours durant, les scies s'étaient tues, les cadavres avaient déserté le couloir et nous n'avions rencontré personne. Pas un bruit, pas une odeur suspecte. Le calme avant la tempête.

Certaines journées paraissaient bien plus longues que d'autres. Dix-sept heures sonnèrent et j'observais distraitement l'un de mes collègues quitter le bureau dans le seul but d'acheter un café. Il revint trop vite, trop blême, et les mains vides. À mes interrogations, il ne me répéta qu'un seul et unique mot.

« Heads. »

Pourquoi diable me parlait-il de têtes ? Je fronçais les sourcils. Avais-je mal compris ? J'étais pourtant habituée à discuter avec lui. Intriguée et assoiffée, je décidais d'aller me chercher de l'eau chaude. Au pire, je ne croiserais qu'un énième corps sur un brancard. Toutefois, lorsque j'ouvris la porte, le silence me percuta violemment, tellement il était assourdissant. Le calme avant la tempête.

J'avançais tranquillement dans le couloir, lorsque quelque chose, sur ma gauche, attira mon regard. Mon cerveau me criait de ne surtout pas me tourner et d'avancer le plus rapidement possible vers ma destination. Mon corps en décida autrement et je jurai.

« Heads. »

À deux mètres de moi, sur une desserte en inox garée devant la trappe de la « poubelle aux morts », des têtes. Des têtes humaines avec les yeux et la bouche ouverte. Des têtes humaines qui me regardaient.

« Heads. »

Je compris immédiatement la réaction de mon collègue. Je tentais de bouger, mais mon corps refusa d'obtempérer. J'étais là, seule dans un couloir froid et silencieux, une tasse vide à la main, en train de soutenir le regard de têtes récupérées de cadavres humains. Je laissais échapper un rire nerveux. La faible lumière n'arrangeait en rien leur teint grisâtre et leur bouche ouverte ressemblait à un vaste trou béant, prêt à aspirer votre âme. Mais d'ailleurs, où étaient passées leurs dents ? Je secouais la tête et regardais mes mains, incrédule. Je tremblais. Je parvins à me détacher de cette horrible vision et renonçais à sortir. Je me contentais d'un rapide passage aux toilettes avant de regagner mon bureau.

Mon collègue me jeta un regard désolé et nous parlâmes plusieurs minutes.

« Heads. »

Des jours durant, mes nuits furent peuplées de cauchemars.

« Heads. »

Des jours durant, je me demandais quelle serait notre prochaine épreuve. Après les cadavres, l'odeur de la mort et les têtes tranchées, à quoi allions-nous avoir droit ?

« Heads. »

Leurs yeux sans vie nous fixaient, leurs bouches ouvertes en un avertissement muet.

« Heads. »

Au loin, la scie qui butait sur un os trop dur et le rire du croque-mort. Demain nous déménageons à un autre étage.

« Heads. »

Et plus jamais nous ne retournâmes dans ce couloir. Plus jamais.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top