Chemins de traverse

Étalée nonchalamment sur le parquet de mon petit appartement, la gigantesque carte du pays semblait se moquer de moi. Bien que mon métier de photographe paye très bien, je n'avais jamais réussi à réaliser le cliché parfait, celui qui hantait mon esprit sans que je ne parvienne jamais à le capturer. Malgré mes innombrables voyages, mon appareil photo avait failli à exaucer mon souhait. Ainsi, j'avais réfléchi des jours et des nuits entières, jusqu'à la révélation. Il existait un endroit calme et reposant, où je me souvenais avoir passé le début de mon enfance. Je m'en rappelais comme d'un lieu bienveillant et merveilleux ; presque féerique. Il devait probablement s'agir de la maison de campagne de mes grands-parents, car j'étais certaine d'y associer d'alléchantes odeurs de tartes aux pommes.

Je tentais d'abord de questionner mes parents, qui nièrent l'existence de ce lieu. La culpabilité d'avoir abandonné ce bien ancestral à un promoteur et le poids des années semblaient avoir étiolé leurs mémoires. Je me contentai de soupirer et optai pour une autre solution. Depuis quelques années, une technique de méditation, appelée « méthode des chemins de traverse », permettait de voyager à travers les sentiers de notre mémoire, afin de retrouver un souvenir précis. Bien que je n'aie jamais été une grande amatrice de ce genre de procédé, je décidai de tenter l'expérience. Je n'avais rien à perdre et cela ne pourrait être qu'enrichissant.

Afin de ne pas être dérangée, j'éteignis mon téléphone et mon ordinateur, puis abaissai les stores. Je m'installai sur un coussin moelleux à même le sol et fermai les yeux. Un, deux, trois, ma respiration se fit calme et régulière. Quatre, cinq, six, un sentiment d'apaisement m'envahit. Sept, huit, neuf, mon cerveau fit abstraction du monde extérieur. Dix, je visualisai mon moi enfant debout, devant l'arche d'accès aux chemins de ma mémoire. Autour de moi, l'obscurité pesante, illuminée seulement par des bouquets sauvages de dahlias étincelants, écho poétique à mon prénom. Ma projection enfantine portait une robe bleu azur à dentelles blanches et un joli chapeau en tissu. J'avais réellement possédé cette tenue, probablement confectionnée par ma grand-mère.

Je fis un premier pas sur la route principale et inspirai profondément, me concentrant sur mon souvenir à atteindre. L'air était frais, mais pour autant pas désagréable pour autant. J'entamai lentement mon parcours sur les pavés en granit. Çà et là, de la mousse phosphorescente avait poussé aléatoirement. J'arrivai à un premier embranchement où siégeait un vieux lampadaire, unique source lumineuse des alentours. Tout droit, seule la nuit m'attendait. À ma gauche, je crus apercevoir Roxy, mon tout premier chien. Il s'agissait d'un adorable labrador chocolat, particulièrement affectueux. Je fus tentée de le suivre, mais je résistai. J'empruntai la route de droite, celle où l'étoile de mon souvenir clignotait.

Je refrénai mon envie de courir, car le chemin était devenu glissant. Les pavés s'étaient mués en énormes galets polis et rutilants. Je pris quelques instants pour les observer avant de poursuivre mon périple. Le second croisement possédait une dizaine de voies. Le nombre de chemins de traverse continuerait-il à augmenter à chaque nouvelle étape ? Et si je me perdais ? Était-ce au moins possible ? Mes mains d'enfant tremblèrent légèrement. Je remarquai alors que je tenais un minuscule panier en osier, le même que celui que ma mère m'avait offert pour l'un de mes anniversaires. Je m'en servais pour ramasser fraises et framboises de notre grand jardin. L'un des chemins s'éclaira et je poussai un juron. Si je me focalisais sur d'autres souvenirs, je n'attendrais jamais mon but. Je fermai les yeux et me concentrai sur mes bribes de mémoire concernant la maison de campagne. Après ce qui me sembla être des heures, mon esprit était totalement recentré sur mon objectif. J'ouvris les paupières et remarquai que, désormais, une seule route brillait. Je m'y engageai.

L'amour de la photographie m'était venu très jeune, aux alentours de mes cinq ans. À cette époque, je dérobai l'appareil de mes parents afin de réaliser des clichés des animaux de la ferme familiale et dissimulai ces trésors sous mon oreiller. Aujourd'hui encore, malgré mon matériel numérique dernier cri, je ne pouvais m'empêcher d'utiliser mon vieux polaroid de temps à autre ; faisant monter en moi une vague de nostalgie. Perdue dans mes pensées, je manquai de me cogner contre le tronc d'un chêne antique. Celui-ci trônait au centre d'une place gigantesque. Malgré la pénombre, je remarquai les centaines de voies qui en partaient. Sur certaines, je discernai des dahlias rouges et pourpre. Sur d'autres, la silhouette de personnes rencontrées se dessinait. J'aperçus également l'ombre de ma sœur aînée, décédée quelques années auparavant. Mon cœur fut tenté de la rejoindre, mais ma raison m'arrêta. Je ne parcourais pas les chemins de traverse de mon âme pour la retrouver elle. J'avais un seul et unique but et je devais absolument m'y tenir, sous peine d'errer ici bien trop longtemps. Je n'avais guère envie de devenir l'un de ces patients enfermés à jamais dans une cellule, prisonnier de leurs souvenirs et déconnecté à jamais de la réalité.

J'essuyai délicatement l'unique larme qui avait roulé sur ma joue enfantine et poursuivis sur le sentier le plus éclairé.

J'avais arrêté de compter les arches en ardoise lorsque j'atteignis la cinquantième. Ma patience s'étiolait à chaque pas. Toutefois, abandonner maintenant serait une véritable ineptie. Je fis une pause rapide sur un petit banc en fer forgé. Celui-ci me paraissait familier, mais je ne devais pas me concentrer sur un tel détail. Je levai la tête et vis une étoile brillante droit devant moi. Cette fois-ci, je me mis à courir.

Alors que je m'approchais de mon objectif, la route commença à trembler et à se diviser en de multiples minuscules intersections. Je m'arrêtai net. Que se passait-il ? La nuit s'épaissit et les ténèbres m'encerclèrent. Mes yeux ne parvenaient plus à distinguer la moindre chose. Ma claustrophobie se réveilla et la panique me paralysa. J'étais pourtant si près du but. D'où venait cette noirceur ? S'agissait-il de mes peurs refoulées ? Était-ce un mélange de doutes accumulés et de regrets enfouis ? Quoi que ce soit, je ne pouvais pas les laisser m'aspirer. Je n'avais pas entamé cette méditation pour combattre mes démons intérieurs, mais pour retrouver ce lieu merveilleux où je pourrais enfin prendre la photographie parfaite. Je pensai à cette maison et à sa chaleur réconfortante. Dans mon panier, un dahlia orange apparu, phare miniature dans ces ombres opaques et oppressantes. Je me remémorai alors mes grands-parents, avec leur patience d'ange et leurs bons petits plats. Des centaines de dahlias apparurent sur l'un des milliers de sentiers. Je regagnai espoir et me dépêchai d'achever mon périple.

Une lumière aveuglante irradiait droit devant moi, sous la dernière arche de la route. Malgré la douleur perçante au fond de ma rétine, je m'élançai dans sa direction.

Lorsque mon corps frêle la traversa, je ressentis une violente vague de mélancolie. Après quelques secondes, je pus rouvrir les yeux et je souris. J'avais réussi. Mon souvenir était là, intact, devant moi. J'observai avec émotion la modeste demeure en bois, habitation isolée au milieu d'hectares de verdure. Ne perdant plus un seul instant, je me précipitai à l'intérieur. Les sons, les odeurs... Tout éveillait en moi la douce étreinte du passé. Je fouillai la maison aussi vite que possible, lorsqu'un vertige manqua de me faire tomber. Je soupirai. Que se passait-il cette fois ? Je m'approchai de l'immense fenêtre de la cuisine et scrutai l'horizon afin de mémoriser le plus de détails possible. Le monde tourna et la petite fille que j'étais, s'évanouit.

Le retour à la réalité fut particulièrement douloureux. D'après mon téléphone, ma méditation avait duré environ cinq heures. J'étais trempée de sueur et de larmes. Mes muscles répondaient difficilement et mes articulations s'étaient bloquées. Je me sentais nauséeuse et épuisée. Après d'infinies minutes, je parvins à me mouvoir jusqu'à mon lit. Une nuit de sommeil était mon unique option.

Je me réveillai douze heures plus tard, reposée et apaisée. Hormis quelques courbatures, il ne me restait aucun effet secondaire. Soulagée, je m'installai à mon bureau pour noter tous les détails importants récoltés dans mon souvenir. Des jours durant, je dessinais des dizaines de croquis, retranscrivis des centaines de questions. J'utilisai ensuite mon ordinateur et effectuai des milliers de recherches. Cette exploration me prit des mois, alternant entre mon écran et la carte étendue sur le sol. Après le département et la région, j'avais trouvé le village puis les coordonnées GPS exactes de la maison. Enfin. Je hurlai de joie.

Je rangeai l'intégralité de mon matériel dans mon sac et y ajoutai quelques affaires. Le trajet en train dura quelques longues heures, où je me contentai de fixer le paysage à travers la fenêtre. L'impatience me consumait littéralement. Je trépignais comme une enfant le jour de Noël. À peine arrivée à la gare, je me précipitai vers ma voiture de location, tant ma hâte était grande. Je branchai le GPS et tapai frénétiquement les coordonnées. Je démarrai et dus puiser dans ma réserve de patience pour ne pas dépasser les limites de vitesse autorisées. Jamais un trajet de vingt minutes ne m'avait paru si interminable. Je finis par me garer devant l'ancien portail en fer forgé. J'attrapai à toute vitesse mon appareil photo et passai fébrilement l'entrée.

Les herbes, trop hautes, semblaient vouloir me dissuader de poursuivre. Je me contentais de les ignorer et continua mon exploration. J'avançai rapidement sur le sentier à moitié effacé et m'arrêtai net lorsque la maison apparut devant moi. Mes mains tremblèrent et une larme roula sur ma joue. Tout n'était plus que ruines et gravats. L'habitation autrefois accueillante n'était plus qu'un cadavre aux vitres brisées et aux tuiles arrachées. Malgré ma profonde déception, je rejoignis la demeure décédée. Çà et là, à travers la poussière et la moisissure, je détectai des objets familiers, dont mon panier en osier. Je soupirai et sortis directement par la porte de derrière. La vieille voiture de mon grand-père, une coccinelle grise, gisait là, pétrifiée à jamais dans un étau de rouille. Je m'approchai doucement. Sa carcasse métallique était devenue un jardin miniature, où herbes folles et fleurs délicates avaient poussé. J'esquissai un sourire en apercevant quelques dahlias au niveau des phares. J'attrapai mon matériel et effectuai une dizaine de clichés.

Sur les sentiers de ma mémoire, j'avais erré quelques heures. Le long de ces chemins de traverse, j'avais manqué de me perdre. Et bien que je n'eusse pas pu réaliser la photographie parfaite, je ne regrettais rien. Là-bas, devant les restes de mon enfance, la flamme de l'inspiration s'était réveillée à nouveau, pour mon plus grand bonheur.

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