Chapitre 39
C'est en croyant aux roses qu'on les fait éclore.
- Anatole France -
Eliott
L'été était fini, l'automne était déjà là.
Ce fut avec un doux bonheur que Loïs emménagea enfin de manière totalement officielle chez moi. Il avait un double des clés, avait éparpillé toutes ses affaires dans mon petit appartement et son odeur était sur son oreiller, à côté du mien.
Je vivais sur un petit nuage.
Un bonheur qui s'accentua lorsque le 07 octobre de cette année 2021, l'Assemblée Nationale examina la loi interdisant les thérapies de conversion et fut adoptée à l'unanimité. L'avocat de Loïs l'appela quelques jours après pour annoncer cette bonne nouvelle. Ce n'était qu'une première étape, le Sénat devait encore statuer puis la loi devrait être écrite officiellement pour l'application. Personne ne saurait prédire combien de temps cela mettrait, néanmoins, cette victoire était à fêter.
Je n'en revenais pas d'imaginer qu'une telle interdiction n'était envisagé qu'en 2021, alors que les victimes de ces thérapies existaient depuis des dizaines d'années. Cela me rendait à la fois amer et plein d'espoir.
Octobre fut donc un mois assez chargé en émotion.
J'eus également droit à l'appel d'un chargé du diocèse, afin de rassembler mes accusations envers père Vincent. Même si je n'étais pas emballé par l'idée, j'avais eu le sentiment qu'on était réellement prêt à punir ce monstre. J'acceptais donc de rencontrer ce référent, en présence du curé Emmanuel.
Comme la dernière fois, nous nous retrouvâmes à Voiron. Cette fois-ci, l'entrevue était bien plus officielle, je dus par conséquent rejoindre les hommes de Dieu à l'église de Voiron, bien plus grande que celle de mon petit village.
J'avais fait une crise d'angoisse avant d'y aller, aucun exercice n'avait pu l'empêcher. Loïs avait été là pour me soutenir et me calmer. Je lui en étais reconnaissant car cette étape me bouffait de l'intérieur. J'étais terrifié et donc pas prêt du tout. Pour autant, j'avais décidé de le faire. Peu importe que mes raisons soient bonnes ou mauvaises, et même si j'étais d'accord avec mon psy sur le fait d'être prêt, tout se jouait maintenant. Je n'avais pas le temps d'être prêt. Notre seule chance c'était aujourd'hui alors je m'étais donné un coup de pied mental.
La salle qui nous accueillit était simple, les murs de pierres étaient nus et froids, cependant le mobilier en bois donnait une certaine chaleur, rehaussée par les chaises en cuir brun clair.
Après quelques présentations futiles, le sujet fut mis sur la table, sans jeux de mots. L'homme face à moi avait de grands yeux bleus et doux et une barbe de quelques jours qui le rendait décontracté. Il m'apprit qu'il avait déjà interrogé Clémence, ce qui me soulagea. Je ne voulais pas être seul à porter de telles accusations contre père Vincent.
Les autres victimes se trouvaient dans d'autres juridictions religieuses, où ce monstre n'exerçait plus, il n'y avait donc aucun moyen de faire appel à une justice ecclésiastique.
Tout reposait donc sur Clémence et moi, bien que les autres témoignages pesaient aussi dans la balance.
— J'ai bien pris connaissance de votre témoignage, Eliott, cependant, j'aimerais que vous me décriviez la situation de nouveau.
Un râle s'échappa de ma bouche. Le cœur au bord des lèvres, je pris une grande inspiration. Loïs posa sa main sur ma cuisse en signe de soutien tandis que je déballai mon histoire.
— C'est votre père qui vous a amené ? questionna-t-il après m'avoir écouté.
— À chaque fois, oui.
— À chaque fois ? répéta l'homme.
— J'ai eu deux séances d'exorcismes avant d'être enfermé pendant une semaine.
— Je vois. Pouvez-vous me décrire ces séances ?
Mes paupières se fermèrent avec ferveur. Tout était noté sur mon témoignage, je ne comprenais pas pourquoi on s'acharnait ainsi à me faire répéter. Les mots que j'employais pour expliquer revêtaient toutes mes émotions : tristesse, peur, colère, dégoût. Un maelstrom explosif.
L'homme notait tout ce que je disais sur un calepin, d'ailleurs, il avait demandé la permission d'enregistrer la conversation, chose que j'avais approuvée. Si cela pouvait m'éviter de parler à un autre référent par la suite. La hiérarchie au sein de l'Institution était trop complexe, qui savait combien de conseil ou de personnes allaient débattre sur l'affaire.
— Vous me confirmez que les deux sœurs de l'église venaient vous rendre visite chaque jour ?
— Elles psalmodiaient devant ma porte, tous les jours, oui.
— Déposez-vous une plainte à leur encontre également ?
À cette question, je plissai les yeux. Il me fixait avec un visage impassible, mais de temps en temps, j'entrevoyais des émotions, telles que la réprobation. Ce qui était la moindre des choses et en pensant cela, ma réponse fut toute trouvée :
— À votre avis ? Leurs agissements sont-ils condamnables ?
C'était une provocation, j'en convenais. Néanmoins, je ne pus m'en empêcher. Je ne ressentais plus le respect que j'avais autrefois pour les hommes de Dieu.
L'homme pinça les lèvres, mais ne répliqua rien, il nota simplement quelques choses sur son petit cahier rouge.
— J'estime qu'elles ont contribué à ma séquestration et à mes maltraitances, clamai-je face à son silence. Et lorsque j'engagerai des poursuives judiciaires, je le ferais contre père Vincent et les deux sœurs qui l'ont aidé.
Les yeux bleus se relevèrent vers moi rapidement. Un instant, je crus déceler une surprise dans son regard, comme s'il ne s'attendait pas à ce que je parle d'éventuelles répercussions juridiques. Je n'eus toutefois pas la force d'engager cette possibilité et il hocha la tête en signe d'assentiment, ce qui clôtura la conversation.
— Je vous remercie pour vos réponses, Eliott. Sachez que je transmettrais tout cela à l'intention du conseil épiscopal.
— Et ensuite ? osai-je, méfiant.
— Ensuite... le conseil statuera sur la gravité des actes dénoncés et fera un recours auprès de la Curie Romaine.
— Je croyais qu'il était question d'une congrégation pour le Clergé, je crois, intervint Loïs.
Pour la première fois, le référent posa son regard azur sur mon petit-ami. Jusqu'ici, il avait pris soin de ne porter attention qu'à moi. Peut-être était-ce par professionnalisme, ou bien il était, lui aussi, incommodé par l'homosexualité qui se dégageait de nos mains jointes sur la table.
— La Curie Romaine compte neufs congrégations. C'est la congrégation pour la doctrine de la foi qui est compétente dans ce cas. Une fois le procès terminé, nous aurons une réponse de l'Évêque qui nous transmettra la sanction, s'il y en a une.
Que du charabia incompréhensible.
Malgré cela, Loïs hocha la tête sobrement, comme s'il comprenait toute cette hiérarchie.
Le rendez-vous s'acheva avec autant de politesse qu'il avait commencé. Le curé Emmanuel me serra pourtant dans ses bras et me promit de me tenir au courant de la suite. Je l'en remerciai avant de quitter cette église qui me donnait la chair de poule. Heureusement que je n'avais pas eu ce rendez-vous dans l'église de Coublevie, où mon traumatisme était gravé dans chaque pierre aux murs, sur chaque carreau au sol. J'aurais été incapable d'y faire face.
Loïs ne me lâcha pas la main jusqu'à ce qu'on monte en voiture et quitte cette ville pour rejoindre la nôtre. Durant le trajet, il tenta de parler de la suite, des répercussions à espérer et de mon courage. J'écoutais, mais fut incapable de m'enthousiasmer comme lui.
Et lorsqu'il clama être fier de moi, rajoutant que j'avais la force nécessaire pour affronter ce monstre, même dans un tribunal, je sus. Je sus qu'il fallait absolument que je lui confie ce que j'avais réalisé grâce à mon psy.
Les semaines passaient trop vite dans ses bras. Les mauvaises choses paraissaient même insignifiantes, cependant, lorsqu'elles étaient exposées sous mon nez, je ne pouvais les nier. Et j'allais devoir lui faire comprendre que, peut-être, je n'aurais pas le courage qu'il décrivait.
Une fois chez nous, je courrai vers la salle de bain pour prendre une douche. J'avais besoin de me débarrasser de l'ambiance que Voiron laissait sur moi. Comme si elle avait une odeur, comme si elle marquait ma peau. C'était désagréable.
Sous le jet d'eau chaude, je n'entendis Loïs entrer dans la salle de bain qu'une fois sa présence à mes côtés. Il plaqua son torse contre mon dos et m'entoura de ses bras puissants.
— Je suis fier de toi, mia bella rosa, souffla-t-il au creux de mon oreille.
— Arrête de dire ça, s'il te plaît.
Sa bouche se plaqua contre mon cou, déposant plusieurs baisers. Des frissons s'épanouirent sur ma peau et dévalèrent ma colonne vertébrale.
— Je te trouve très courageux, tu as parlé de ce qui t'était arrivé avec bravoure et je sais à quel point c'était difficile pour toi. Tu peux être fier de toi, Eliott.
Sur ces mots, il m'obligea à lui faire face. Son visage resplendissait, mais la lueur dans ses yeux sombres me mettait mal à l'aise. Est-ce que cela sous-entendait que si je n'avais pas parlé à cet homme, il m'aurait trouvé indigne ? Lâche ?
Ses lèvres se posèrent sur les miennes avec délicatesse et il m'embrassa avec la douceur qui pouvait le caractériser. Je me laissai aller à ce baiser, chassant momentanément mes questionnements. Ses mains sur mes hanches me maintenaient contre lui jusqu'à ce qu'il avance vers moi, comme s'il pouvait se rapprocher davantage. Le jet d'eau nous tomba sur la figure et nous nous éloignâmes dans un même mouvement, rompant le baiser.
Loïs souriait avec bonheur tandis qu'il récupérait mon gel douche pour le faire couler sur moi. Pendant de longues minutes, nos mains s'attelèrent à laver le corps de l'autre. Les parfums de nos savons embaumaient l'air et se mélangeaient à merveille. Vanille pour moi et bois de santal pour lui. Une fois propre et réchauffé jusqu'à l'âme, nous sortîmes pour revêtir des survêtements confortables afin de se blottir dans notre canapé.
L'instant était paisible, il avait mis une série sur Netflix et me caressait les cheveux, comme à son habitude. Un geste qui m'apaisait autant que lui. Je n'avais aucune envie de briser ce moment, mais j'en avais gros sur le cœur et il était temps de m'assurer d'une chose.
Loïs m'aimerait-il toujours si je me retrouvais incapable d'affronter père Vincent ? Je ne souhaitais pas qu'il soit fier de moi pour ce que je faisais, mais plutôt pour qui j'étais.
Cette pensée en tête, je me redressai pour m'appuyer contre le dossier du canapé et me raclai la gorge.
— Loïs, je... j'aimerais qu'on parle de quelque chose.
— Qu'y a-t-il ?
J'avais préparé un grand discours depuis cette séance avec Monsieur Legoux. Les paroles que j'avais répétées, avaient pour but qu'il comprenne mon raisonnement, mes intentions et mes choix. J'espérais qu'il serait assez patient pour m'écouter jusqu'au bout.
— Mon psychologue m'aide vraiment depuis toutes ces années. Nous avons travaillé sur beaucoup d'aspect de ma vie, je suis qui je suis aujourd'hui grâce à ces séances. Et... même s'il y a beaucoup d'améliorations, il me reste encore beaucoup de chemin à parcourir.
— J'en suis conscient, approuva-t-il.
— Est-ce que tu sais à quel point cela a été difficile de rejeter tout ce qu'on m'avait enseigné ? Tout ce qui me poussait à me détester, à avoir peur de moi et de nous ?
— Je ne peux qu'imaginer, souffla Loïs en plissant les yeux.
À son expression, je sus qu'il ne comprenait pas où je voulais en venir, ni quel était le sens de cette tournure dans notre conversation.
— De l'extérieur, on ne voit que le petit Eliott fragile qui était dominé par la peur, qui n'osait pas défier ses parents, n'osait pas être amoureux... mais ce petit Eliott a trouvé la force de se défaire des principes religieux et éducatifs qui conditionnaient sa vie. Ce petit Eliott a cru suffisamment en lui pour comprendre que ce qu'on lui avait dicté toute sa vie, c'était des conneries, que le plus important c'était lui et lui seul. Alors oui, j'ai fait des sacrifices, je regrette d'avoir dû t'abandonner, Loïs, mais à cette époque, je n'étais pas apte à t'aimer comme tu le méritais, j'avais d'abord besoin de m'aimer, moi.
— Je le sais bien, Eliott, s'empressa de clarifier mon italien, les yeux à présent écarquillés sous la confusion.
Je le voyais paniquer à cause de mon ton sérieux et ce n'était pas mon but. Un mince sourire s'anima sur mes lèvres pour tenter de l'apaiser, mais j'échouai. Mon cœur se serrait dans ma poitrine, j'avais besoin de finir de déballer ce que j'avais sur le cœur. Sans filtre. Pour qu'il comprenne et m'accepte.
— Je commence à comprendre que ce n'était pas de la lâcheté de ma part, c'était du courage, continuai-je. J'aurais pu être prisonnier de ma peur toute ma vie, continuer à vivre avec mes parents, faire des études en étant à l'abri sous un toit, logé et nourri. J'aurais pu continuer à nier qui j'étais, jusqu'à me forcer à vivre avec une femme, peut-être même que j'aurais pu me marier et lui faire des enfants pour continuer à vivre sous les préceptes qu'on m'avait enseigné dès mon plus jeune âge. Combien y en a t-il comme ça, Loïs ?
— Beaucoup, chuchota-t-il en réponse.
— Beaucoup, oui. Beaucoup trop, même. Alors j'estime que le temps que j'ai mis pour fuir, pour comprendre, pour m'accepter ou même pour confronter mes parents, c'est raisonnable. Même si ça a pris des années, c'est juste. Parce que c'était difficile à chaque putain d'étape.
— Je... bien sûr que c'est juste, je n'ai jamais prétendu le contraire. Je sais qu'il t'a fallu beaucoup de courage pour partir de chez toi à seulement dix-sept ans, sans savoir ce que tu allais devenir, comment tu allais manger et où tu allais dormir ! Je sais tout ça, assura Loïs.
Rassuré par ces mots, même si je savais déjà ce qu'il en pensait, je m'approchai de lui pour prendre ses mains dans les miennes. Ce contact soulagea visiblement mon homme puisqu'il soupira longuement.
— Aujourd'hui encore, j'ai besoin de temps pour affronter cette autre étape, pour confronter ce monstre devant la justice. J'ai l'impression que ça n'en fini jamais, que le tunnel est interminable, mais je ne vais pas abandonner, je vais y arriver. Mais à mon rythme, comme je l'ai toujours fait. Je vais dépasser ça lorsque je serais prêt, à ma façon, pas à la tienne.
À ce moment-là, Loïs fronça les sourcils, devinant l'orientation de mes propos. Son esprit emboita chaque mot, recolla mes confessions pour comprendre ma déduction.
— Eliott...
— Non, attends, je n'ai pas terminé, l'interrompis-je en resserrant mes doigts autour des siens. Je te dis tout ça pour que tu comprennes ce que je ressens, parce que j'ai toujours eu l'impression que tu ne le pouvais pas, que tu n'étais pas comme moi et j'étais en colère pour ça.
— En colère ? demanda-t-il, confus.
— Parce que tu m'aimais, mais que j'étais incapable de te rendre cet amour et surtout parce que ça te blessait. Et j'étais en colère que tu puisses souffrir de ça, parce que ça prouvait que tu ne comprenais pas. Aujourd'hui, je veux croire que ce n'est pas important, je sais que ce n'est la faute de personne si tu ne comprends pas ce que je vis au quotidien et je ne voudrais jamais que tu subisses la même chose, Loïs. Ce que je veux, c'est que tu ne souffres plus de mon parcours personnel, quel qu'il soit, que tu ne sois ni en colère ni déçu par mes décisions. Je ne t'abandonnerai plus, mais je ne peux pas t'accompagner sur cette route, pas encore. J'ai besoin que tu respectes ça et que tu n'émettes aucun sentiment négatif derrière ce choix parce qu'il ne s'agit pas de toi, mais de moi.
Les sourcils bruns de Loïs se froncèrent davantage, changeant les traits magnifiques de son visage. Il secoua la tête et j'observai sa fine bouche se pincer en signe de sa nervosité ou de son intense réflexion.
— Je crois que... je suis un peu perdu. Qu'est-ce que...
— Je t'aime, mia stella, je t'aime depuis que j'ai posé les yeux sur toi et je te remercie d'avoir été ma bonne étoile. D'avoir été là pour moi, pour me soutenir, pour me faire comprendre que j'avais le droit d'aimer et d'être aimé par un garçon sans être foudroyé par une puissance divine. Merci d'avoir été si altruiste et bienveillant, même lorsque nous étions séparés. Merci de t'engager sur ce chemin en partie pour me rendre justice, je t'aime tellement pour ça et je t'assure que je t'en suis reconnaissant. Mais je t'aimerai tout autant si tu n'en fais rien. Et j'espère que c'est pareil pour toi si je ne témoigne pas dans un éventuel procès.
— Évidemment, Eliott ! Jamais je ne t'en voudrais, je ne veux pas que tu te forces à quoi que ce soit, je pensais que c'était clair.
— Tu n'arrêtes pas de dire que tu me trouve courageux et que tu en es fier. Comme si... comme si tu ne pouvais pas l'être si je n'agissais pas ainsi.
Les mains de Loïs se crispèrent sous mes doigts et il inspira vivement.
— Je t'offre une chance, une voie de guérison, si tu estimes qu'elle n'est pas bonne pour toi, ne l'emprunte pas, mi amore. Tout ce qui m'importe, c'est que tu sois heureux. Je serais toujours fier de toi, quoi que tu décides.
Un long soupir de soulagement vida mes poumons et je plongeai dans les bras de mon homme, qui m'enlaça avec vigueur. Ses lèvres déposèrent un baiser sur mon front et je fondis davantage contre lui, son odeur rassurante et sa chaleur aimante.
— Merci, murmurai-je avec émotion.
*
🌹
⭐️
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top