Chapitre 35

Vu au microscope, l'amour est un pullulement d'erreurs, de faux pas, de désaccords.
- Jacques Chardonne/Boutteleau -

Eliott

— Vous êtes sûr que c'est partout pareil dans les autres appartements ? demandai-je à Alia, l'une des résidentes permanentes.

— J'en suis certaine, j'ai demandé à tout le monde.

— D'accord, je vais appeler un plombier.

— Merci beaucoup.

Je notai rapidement sur ma fiche d'état des lieux que les conduites d'eaux avaient perdu en pression depuis quelques jours. Alia était la seule à m'en parler. Les autres avaient simplement acquiescé, comme il le faisait toujours lorsque je demandais si tout fonctionnait.

— Ce n'est pas très grave, mais c'est embêtant pour faire la vaisselle ou se laver les cheveux, grimaça Alia.

Je savais très bien qu'ils n'osaient rien dire par peur qu'on les chasse plus vite, ils avaient l'impression de déranger, de demander toujours trop. Je connaissais ce sentiment, j'avais été à leur place alors au lieu de les croire sur parole, je demandais à faire un tour dans les appartements et vérifiais l'électricité dans chaque pièce, que l'eau chaude fonctionne dans les douches et que l'évacuation se fasse sans problème. C'était le minimum. Pour le reste, tel que le bon fonctionnement des appareils électroménagers, je leur faisais confiance.

Quoi qu'il en soit, cette semaine, un problème survenait et je comptais bien trouver un plombier disponible dans les plus brefs délais.

Une fois le tour des appartements effectué, je repris le tram. Le soleil réchauffait enfin les journées. C'était agréable de ne plus claquer des dents dès que l'on mettait un pied à l'extérieur.

Je pris la direction de l'antenne officielle de l'association où je devais rendre ma fiche et récupérer les coordonnées des entreprises qui intervenaient bénévolement pour l'asso afin de prendre rendez-vous avec un professionnel.

Je devais également rejoindre Loïs, qui allait accueillir un jeune en difficulté. J'observais toujours ses rendez-vous dans le but d'apprendre les marches à suivre et le comportement à adopter. Cela arrivait souvent, presque une fois chaque semaine.

L'idée de revoir mon italien provoquait des gargouillis dans mon ventre. Il me manquait et nous avions besoin de nous retrouver pour parler enfin de ce désaccord.

Lorsque j'arrivais dans les locaux, je me concentrai sur les tâches que j'avais à faire avant de me prendre un café à la machine dans le bureau des médiateurs.

On me salua, je fis plusieurs sourires aimables en traversant la salle jusqu'à atteindre ensuite la grande salle de réunion. Mes yeux cherchèrent frénétiquement un visage. Aucun signe de Loïs.

Je jetai un coup d'œil à mon téléphone pour déterminer l'heure ; peut-être étais-je trop en avance. Nous avions rendez-vous à dix-sept heures pour parler à un jeune garçon en famille d'accueil qui rencontrait des problèmes à cause de son apparence. Trop efféminé, avait-il dit au téléphone.

— Eliott.

D'une rotation vive, je pivotai vers ce son enchanté. Enchanté était peut-être un terme excessif, cependant, sa voix était mélodieuse, je l'adorais.

Et cette semaine passée loin de Loïs m'avait permis de comprendre qu'il était devenu essentiel à ma vie. Je l'aimais au point de penser à lui constamment, quoi que je fasse. Il était celui qui me faisait sourire et rire chaque jour, celui qui me prenait dans ses bras lorsqu'il me sentait triste, il m'écoutait lorsque j'avais besoin de râler, de crier, d'extérioriser et surtout, il m'aimait.

— Le jeune est assis là-bas, me dit-il en pointant une direction de son index.

— Loïs, soufflai-je.

Mon regard resta ancré à son visage, à son teint halé, appréciant l'éclat noir de ses cheveux bruns et de ses pupilles d'obsidienne. Mes doigts tremblaient d'envie de le toucher et le serrer contre moi. Je fis un pas vers lui et tendis la main, mais il secoua la tête.

— Pas ici, chuchota-t-il. On discutera après.

Il avait raison, notre relation ne devait pas empiéter sur notre travail au sein de l'association. Je hochai la tête, inspirant fortement pour calmer mon cœur qui dansait la samba dans ma poitrine.

Très vite, nous fûmes assis autour d'une petite table circulaire, écoutant attentivement les mots faibles de Valentin. Il nous expliqua comment il s'était retrouvé sans parents, mit en foyer pour mineur jusqu'à atterrir dans une famille d'accueil. Ce qui relevait du miracle à son âge avancé.

Malheureusement, certaines familles d'accueil ne faisaient ça que pour l'argent et non pour offrir protection, sécurité et combler un manque affectif pour ces jeunes.

Évidemment, il y avait aussi beaucoup de bonnes familles, mais visiblement Valentin était tombé dans l'une de celle qui échappait bien trop souvent aux contrôles et continuaient à profiter du système tout en négligeant leur responsabilité. Pire, parfois ils étaient vraiment ignobles.

Son côté efféminé dont il avait fait mention était en effet visible, si on considérait qu'avoir un trait noir sur les yeux, du gloss, du vernis à ongle et les cheveux roses, signifiait être féminin. Selon moi, ça ne faisait pas sens, cependant, nous étions au fait des normes ridicules de la société.

Sa voix fluette et son corps menu le rendait frêle dans tous les sens du terme, il ne nous regardait jamais dans les yeux et triturait sans cesse ses doigts sur ses genoux tressautant. Sa large veste en jean cachait un pull d'une couleur aussi rose que ses cheveux. et qui soulignait un collier de perle.

Loïs parlait plus que moi, ses discours avaient toujours cette notion psychologique qui était rationnelle et réconfortante. Il parlait sans détour, énonçait des vérités et des options envisageables.

— Pour le moment, je crèche chez un pote, mais ça peut pas durer longtemps, marmonna Valentin.

— Tu es en fugue depuis combien de temps ? interrogea Loïs.

— Une semaine.

— La police te cherche ?

Le jeune homme de quinze ans haussa les épaules et releva les yeux. Son attitude renfrognée me désolait.

— C'est pas la première fois que je rentre pas chez eux. La dernière fois, ils ont pas prévenu la police, donc...

Il termina cette phrase par un nouveau haussement d'épaules. Loïs nota plusieurs choses sur une fiche et il posa plusieurs questions sur son assistante sociale ou ses référents.

— Ils ne préviennent jamais la référente de mon dossier, ça leur attirerait des problèmes, précisa-t-il. Et c'est pour ça qu'ils n'appellent pas la police non plus, j'imagine.

Valentin avait perdu sa mère d'un cancer alors qu'il n'avait que huit ans. Il avait grandi sous la surveillance de son père qui, plongé dans le deuil, s'était tourné vers l'alcool, et cette addiction avait détruit toute la famille. Violent et incapable de prendre en charge ses propres enfants, ils lui avaient été retiré deux ans après le décès de la maman.

Aujourd'hui, Valentin se trouvait dans une famille d'accueil depuis quelques années, mais il ne pouvait pas être qui il était dans son foyer. Le père de sa famille d'accueil refusait catégoriquement qu'il s'habille ou se maquille de la sorte.

Valentin était contraint de se changer dès qu'il mettait un pied dehors et de se changer à nouveau avant de rentrer chez lui. Il était facile de croire que cette situation n'était pas si dramatique, étant donné que Valentin pouvait être comme il le voulait au lycée, avec ses amis.

Cependant, il ne fallait pas sous-estimer l'importance d'une acceptation dans son foyer familial. D'autant plus que pour ce jeune, cette famille d'accueil était le dernier rempart avant d'être réellement sans attaches. Perdre ses parents à dix ans l'avait marqué profondément, seul et déraciné, il avait dû s'accrocher de toutes ses forces à cette nouvelle famille pour supporter la perte. Être rejeté ainsi entraînait tout un tas de blessures dévastatrices. Aujourd'hui, il cherchait un moyen de s'émanciper ; ne plus retourner là-bas était courageux.

— Et ton père ? demanda Loïs.

— Il prend rarement contact.

Grâce à Loïs, j'avais appris qu'en France, les droits parentaux n'étaient jamais retirés. Quand bien même vous aviez abusés de vos enfants, vous restiez leur géniteur. Le système enlevait les enfants à des parents maltraitants et nocifs, cependant, ces derniers avaient toujours une main mise sur la vie des enfants. Dans un sens, ça pouvait être une bonne chose, cela donnait une chance aux parents de changer et s'améliorer. Mais dans la majorité des cas, ces personnes ne changeaient pas et garder le contact n'entraînait que traumatismes pour les enfants.

Ils n'avaient jamais droit à une famille aimante quel que soit l'âge, pas d'adoption non plus, pas de véritable amour pour eux. Ils étaient ballotés d'un endroit à l'autre, jusqu'à leur majorité où ils étaient une fois de plus livrés à eux-mêmes.

— Malheureusement, Valentin, tu comprends bien que nous ne pouvons pas t'aider sur le long terme, s'excusa Loïs. Nous pouvons t'héberger pour une nuit d'urgence en fermant les yeux sur la situation, mais si tu veux réellement t'émanciper alors il faut commencer certaines démarches. Tu as toujours un droit de parole auprès de tes référents, tu peux changer de famille d'accueil.

— À mon âge, je me retrouverai en foyer, marmonna-t-il.

Loïs pinça les lèvres, signe que Valentin avait raison. Je réalisais avoir besoin de me renseigner sur le sujet si je voulais être aussi efficace que mon petit-ami. Bien sûr, c'était son travail de tout connaitre sur ce système étant donné qu'il était éducateur spécialisé, mais j'estimais qu'un accompagnement efficace passait par une connaissance approfondie et avisée.

Une heure plus tard, le rendez-vous s'acheva sur un sentiment amer. Parfois, notre aide s'avérait insuffisante face à un système incompétent.

Loïs rangea plusieurs papiers en silence et je crus qu'il n'allait jamais m'adresser un regard jusqu'à ce qu'enfin il se tourne vers moi lentement.

— On va faire un tour ? proposa-t-il.

— Oui, confirmai-je, tandis que mon corps était déjà debout, tendu comme un arc.

Loïs

Un banc sur le quai était miraculeusement disponible à cette heure. Nous nous y installâmes, le regard perdu vers le fleuve. L'esplanade pavée était idéale pour les piétons et les vélos, mais le plus souvent, les gens venaient se poser ici en groupe, en couple ou simplement seul. C'était reposant.

J'avais choisi ce lieu spécifiquement pour cette qualité car je soupçonnais que notre conversation serait difficile. Le sujet de la religion n'était pas anodin, habituellement les gens évitaient d'en parler, tout comme la politique, cela entraînait toujours des débats sans fins et des conflits. Parce que les gens n'étaient pas naturellement tolérants.

Pour Eliott et moi, en revanche, j'espérais que ce serait différent. Je n'avais pas envie de me disputer avec lui. Cette semaine éloignée l'un de l'autre avait pourtant été nécessaire pour réfléchir et faire le point.

— Loïs... intervint Eliott de manière hésitante. Tu m'as manqué.

Cette information me réchauffa le cœur et je souris faiblement, sans toutefois tourner la tête vers lui.

— Tu m'as manqué aussi.

— J'ai beaucoup réfléchi à ce qu'on s'est dit, je ne suis plus en colère et-

— Pourquoi l'étais-tu à la base ? ne pus-je m'empêcher de demander.

Mon regard tomba sur ses yeux verts qui, grâce aux rayons lumineux, prenaient l'allure d'une gemme étincelante.

— Parce que tu m'avais pas dit que tu étais toujours un fervent croyant, que tu allais à l'église, énonça-t-il avec une grimace.

— Et qu'est-ce que cela change ?

Eliott écarquilla les yeux, la bouche entrouverte de surprise.

— C'est l'église qui m'a traumatisé, tu le sais.

— Non, réfutai-je en secouant la tête. Ce n'est pas l'église, c'est père Vincent. Et je sais faire la part des choses.

Une lueur triste ternit la lueur de ses prunelles et mon cœur se pinça.

— Je sais que c'est affreux pour toi, je comprends que tu associes père Vincent à l'église et l'église à Dieu. Je comprends pourquoi tu penses que c'est la religion qui t'a fait du mal. Mais ce n'est que la partie facile, ça, Eliott.

— Facile ? répéta-t-il dans un souffle étranglé.

— Oui. C'est facile de tout mettre dans le même sac, de ne pas se poser les bonnes questions, de ne pas chercher à faire la part des choses, de ne pas pardonner.

Je ne voulais pas lui faire du mal avec mes mots, toutefois, je vis l'éclat de douleur. Son corps était raide, sa mâchoire serrée. Mais comment pourrais-je l'aider si je le laissais dans ce tourbillon de colère et de rancœur ?

— Je ne vais pas pardonner ce monstre.

— Non, mais tu peux pardonner son ignorance, soulignai-je en récupérant ses mains pour les serrer. Cet homme s'est fourvoyé dans sa foi, il est devenu tout ce que Dieu réprouve. Et personne n'a besoin de Bible ou d'être croyant pour le voir. Ses actes sont impardonnables, mais tout comme tu n'es pas défini par ce traumatisme, père Vincent ne définit pas l'église ou la foi.

Un long silence suivit mes propos, durant lequel nous nous fixions intensément. Le visage d'Eliott affichait une tristesse qui déclencha une larme au coin de son œil droit.

— Tu ne comprends pas, murmura-t-il.

Il dégagea ses mains et recula sur le banc. Le contact visuel fut rompu et cela me fit physiquement mal.

— Qu'est-ce que je ne comprends pas ?

— Contrairement à ce que tu crois, j'ai les yeux bien ouverts, Loïs, répondit-il avec une dureté que je ne lui connaissais pas.

Il essuya sa larme rapidement et inspira profondément.

— J'ai parfaitement conscience que je ne peux pas imputer Dieu aux actes d'un seul homme. Je sais qu'il y a de bons croyants et de faux croyants. Ceux qui se servent de la religion pour faire le mal.

Sa tête pivota vers moi lentement et ses yeux n'eurent plus rien de triste, ils étaient durs, froids.

— Des guerres ont éclaté sous couvert de divergences religieuses. Tu t'imagines que je ne sais pas que les terroristes sont de faux croyants plutôt que de fervents musulmans ? Que les gourous de sectes sont des mégalomanes qui parjure le Seigneur en se prétendant messie ? J'ai parfaitement conscience que je ne peux pas en vouloir à Dieu ou à la religion pour ce que j'ai subi, je sais que c'est l'homme qui pervertit tout ça. Mais ça ne change rien à ce que je ressens, clama-t-il.

— Pourquoi ? articulai-je, la gorge serrée.

— Pourquoi quoi ?

— Si tu sais tout ça, pourquoi tu ne crois plus ?

— Je n'y ai jamais cru, Loïs.

Cette déclaration me sonna.

L'intonation fut si ferme et inflexible que je restais interdit plusieurs secondes. Eliott n'y avait jamais cru ? Je secouai la tête, ne comprenant pas. Mais ma rose continua sur sa lancée, me montrant l'ampleur de ses épines et non l'éclat de ses pétales :

— Toute ma vie, j'ai été obligé d'apprendre, d'écouter, de croire en des choses qui m'étaient imposées. Je n'ai jamais eu le choix, ni la possibilité de m'interroger sur ce qu'on m'enseignait. Je devais simplement acquiescer et répéter, comme un foutu perroquet sans âme. Chaque soir, j'écrivais des pages entières de la Bible jusqu'à la connaître par cœur, et si j'avais le malheur de me tromper, j'étais... puni. Chaque soir, je devais prier. Je ne savais pas pourquoi je priais, je récitais simplement les mots parce que c'était exigé. Et quand j'allais à l'église, je ne faisais qu'imiter ce que je voyais. Je croyais que c'était ça la normalité, que tout le monde était comme ça.

— Eliott, intervins-je en tendant la main vers lui.

Il secoua la tête et nicha ses mains contre son ventre. J'avais toujours su que ses parents étaient plus rigides que les miens, bien plus sévères et enfoncés dans un dogme dangereux. Ce qu'il avait fait à leur propre enfant prouvait de leur extrémisme, néanmoins, je n'avais pas compris que cet extrême avait toujours été là.

Je n'avais jamais imaginé qu'Eliott se sentait endoctriné, contraint de faire semblant d'avoir la foi.

Cette idée même m'apparaissait comme impossible, incongrue. Comment une telle chose était-elle possible ? La foi ne pouvait pas se feindre.

— Pendant un temps, j'ai même cru que j'y croyais, reprit-il. Maintenant, je sais au fond de moi que jamais je n'ai eu la foi. La vraie foi, celle qui est juste.

— Tu ne m'en as jamais parlé, fis-je remarquer.

— J'ai compris tout ça qu'une fois que je me suis libéré.

Déstabilisé par cette conversation, je restai sans voix.

À ma droite, un groupe de filles bavardait et rigolait. En face, le fleuve était calme, les canards barbotaient en file indienne et les arbres qui bordaient le quai secouaient leurs feuilles. C'était la dynamique de la vie.

Et tout ce que me décrivait Eliott était l'inverse de tout ça. À quel moment avait-il eu le droit de vivre ? De penser individuellement, d'avoir un libre arbitre ?

— J'accepte que tu nourrisses toujours une foi qui t'est propre, Loïs. J'ai été en colère parce que tu me l'as caché et que tu attendais de moi que je sois comme toi. Ça n'arrivera pas. Je respecte tes croyances. Est-ce que tu te sens capable de respecter à ton tour que moi, je n'y crois pas ?

La question était lourde de conséquence, je le savais.

Je plongeai dans l'émeraude de ses prunelles, cherchant désespérément à me rassurer. Aucune colère, pas de tristesse ou de reproches. Simplement une incertitude effrayante.

Si j'étais incapable d'accepter ce nouvel Eliott athée, alors je le perdrais. Encore.

Et encore une fois, ce qui nous diviserait serait la religion, ce serait Dieu. Il était hors de question que je laisse cela arriver. Pour moi, le Seigneur m'accompagnait avec bienveillance, il ne me séparerait jamais de l'homme de ma vie. Jamais.

— Je t'accepterai toujours tel que tu es, Eliott, promis-je avec ferveur.

*
🌹
⭐️

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top