Chapitre 34

Réfléchis avec lenteur, mais exécute rapidement tes décisions.
- Isocrate -

Eliott

Lorsque j'ouvris les yeux, quelques jours plus tard, mon cœur était si lourd de chagrin que j'avais l'impression de peser une tonne. Je n'avais pas envie de me lever, d'aller en cours, de travailler. Je voulais rester chez moi, la tête enfouie dans mon oreiller.

Ma dispute avec Loïs était terrible et lui comme moi avions décidé d'apaiser nos esprits chacun de notre côté avant de parler à nouveau. Le sujet était grave.

Un fossé venait de se créer entre Loïs et moi. Une tranchée gigantesque qui m'effrayait. Pourrions-nous la franchir ? Lequel de nous deux devrait sauter pour rejoindre l'autre ?

La réponse était évidente : aucun de nous. Tout mon être hurlait que j'en étais incapable, je ne voulais pas et ne pouvais pas le suivre dans son chemin. Et de son côté, il ne renoncerait pas à sa foi, ce n'était pas un choix, c'était ce qui le définissait, au même titre que son homosexualité, sa générosité, sa petite cicatrise à l'arcade gauche ou encore sa passion pour les poèmes et le football.

J'avais pris du recul et beaucoup réfléchi à la situation. Il était naturel que j'accepte tout de lui, y compris le fait qu'il soit toujours un fervent catholique, néanmoins, je ne voulais pas que cela le pousse à me changer, à me modeler, à me rendre différent de la personne que j'étais. Il fallait qu'il accepte que j'étais athée.

Voilà la conclusion de cette discorde, l'acceptation de l'autre sans jugement et en respectant les limites.

Loïs me manquait, mes nuits sans lui étaient froides, alors même que la température s'était enfin adoucie. J'avais hâte de le revoir, mais pas hâte pour la conversation nécessaire qu'on devait avoir.

Mon téléphone vibra sur ma table de chevet, produisant un bruit désagréable. Je grimaçai et pris l'appareil. Une notification apparue et je sursautai dans mon lit. Cliquant rapidement dessus, l'application du réseau social s'ouvrit et un message privé d'Arnaud me sauta aux yeux.

« Salut, Eliott. J'ai été surpris de voir ton message et je suis désolé d'avoir mis autant de temps à répondre. J'adorerai te revoir pour qu'on discute, je suis sur Grenoble quelques jours, si tu es disponible. »

Il me laissa son numéro et mon cœur frétillait d'enthousiasme sous mes côtes. D'après ce qu'il expliquait, il arrivait aujourd'hui même en ville et restait trois jours. Je devais absolument le voir ! Sans y réfléchir à deux fois, j'utilisai son numéro de téléphone pour lui envoyer un message en proposant un rendez-vous dans la journée.

Cette perspective me remplit de légèreté et je me levai avec en train pour me préparer en vue d'aller à la fac. Les partiels approchaient. Dans quelques semaines, je n'aurais plus cours pour me concentrer aux examens finaux dont les notes seraient ajoutées aux contrôles continus durant l'année.

J'appliquai une dernière couche de cire sur mes boucles lorsque j'entendis ma sonnerie. Courant comme si ma vie en dépendait, pensant qu'Arnaud me téléphonait, je déboulai dans ma chambre pour décrocher.

— Allô ! haletai-je.

— Eliott, c'est maman.

Sa voix grilla quelques neurones dans ma tête et la déflagration imaginaire me secoua pourtant tout le corps. Merde.

— Qu'est-ce que tu veux ? osai-je directement.

Un silence étrange me laissa le temps de réaliser que je ne ressentais plus cette sensation d'oppression à l'idée de lui parler. Plusieurs mois s'étaient écoulées depuis notre dernière conversation, j'avais décidé de l'ignorer jusqu'à ce que je sois enfin prêt à m'opposer à eux sans ménagement. Sans crainte. Étais-je prêt ?

— Tu es venu au village pour Pâques, énonça-t-elle d'une voix dure.

Je levai les yeux au ciel, excédé de comprendre qu'elle avait obtenu cette information par je ne sais quel stratagème.

Son changement de ton, certainement dû à ma précédente réponse hostile, me fit comprendre quelque chose d'essentiel. Mes parents, et notamment ma mère, ne changeraient jamais. Leur inquiétude n'était qu'un masque. Le portaient-ils pour me faire du mal, pour reprendre le contrôle sur moi ou simplement parce qu'ils étaient mauvais ? Je n'en savais rien, mais je ne comptais plus subir ça.

Face à eux, j'étais toujours cet enfant qui ne comprenait pas pourquoi mes parents me détestaient, pourquoi je ne méritais pas leur amour comme tous les autres enfants ? J'étais toujours en quête de réponses, de réconciliation, je cherchais leur approbation car c'était ce que les enfants faisaient toujours.

Le problème était que je n'avais pas droit à ce schéma parfait.

J'avais progressé dernièrement, je m'étais confié totalement à Loïs sur ce que j'avais subi, j'avais tout mis sur papier afin d'entreprendre des poursuites judiciaires et j'étais plus épanoui que jamais. Je n'avais plus besoin de m'accrocher à l'espoir que mes parents m'acceptent et s'excusent pour le mal qu'ils m'avaient fait.

Je pris conscience que ma souffrance venait de cette absence d'amour, comme si j'en manquais. Mais en réalité, je n'avais jamais connu l'amour de mes parents, ce n'était qu'une illusion. Et ce que l'on n'a pas connu ne peut pas nous manquer.

J'avais vécu sans eux durant des années, il était temps de faire taire l'espoir vain pour me consacrer sur ce qui était réel.

— Eliott !

— En effet, répondis-je en sortant de mes pensées.

— Et tu n'as pas daigné nous rendre visite ! s'indigna-t-elle en retour.

— Pas le moins du monde.

— Comment- Comment oses-tu, Eliott ? Cela fait des années que tu nous as tourné le dos ! Nous sommes tes parents.

— Malheureusement, oui, confirmai-je froidement. Mais cela ne signifie pas grand-chose.

Un autre silence s'imposa entre nous. Je ressentais presque physiquement son étonnement. J'inspirai fortement et décidai de lâcher tout ce que j'avais sur le cœur une bonne fois pour toute.

Il n'y avait plus rien à craindre. La peur qu'ils me fassent du mal à nouveau était irrationnelle, tout comme celle de les perdre ou de me retrouver seul. Je les avais perdus à l'instant où ils m'avaient trainé jusqu'à l'église pour me changer, encore plus lorsque j'avais fugué.

Et je n'étais plus seul. J'avais Loïs. Lui m'acceptait, me chérissait et m'aimait au-delà du possible.

— Je suis allé à Voiron pour rencontrer le père Emmanuel et lui raconter quel monstre est père Vincent. Puis j'ai mangé chez la mère et les grands-parents de Loïs parce que nous sommes à nouveau ensemble. Et par là, j'entends que nous sommes un couple. Amoureux, précisai-je, afin d'enfoncer le clou.

— Pardon ? s'étouffa très chère mère.

— Quelle partie n'as-tu pas compris ?

Malgré mon apparente froideur, mon cœur battait si fort dans ma poitrine que j'en avais mal. L'adrénaline courrait à toute vitesse dans mes veines et une bouffée de trop plein s'échappa de moi, me donnant la force de faire enfin ce que j'aurais dû faire des années auparavant.

— Qu'est-ce que tu racontes, Eliott ? Tu es malade ? Tu ne peux pas accuser père Vincent, il n'a fait que t'aider ! C'est toi qui t'aies détourné du droit chemin, tu n'as fait aucun effort pour te libérer de tes déviances ! Père Vincent est allé trop loin, mais il pensait faire ce qu'il y a de mieux pour toi.

La bile me monta à la gorge si violemment que je crus vomir. Mon départ ne leur avait pas ouvert les yeux, ils ne se languissaient pas de moi comme ils le prétendaient. Ils se languissaient du fils qu'ils voulaient que je sois, ils luttaient pour avoir une image parfaite de moi, alors même que je n'étais qu'une déception. Ce devait être épuisant. Et surtout, c'était ignoble.

Pourquoi ne pas me renier, tout simplement ?

— Vous me dégoutez, dis-je dans un étranglement. Vous avez été aussi cruels que lui, vous avez accepté ce qu'il m'a fait, vous n'avez rien dit ! Vous continuez à écouter ses viles paroles à l'église alors même qu'il a enfermé un gosse dans un placard et l'a laissé crever de faim et de froid ! Et c'était moi ce gosse ! criai-je. J'étais votre enfant et vous n'avez pas levé le petit doigt après ce qu'il a fait. Vous êtes pourri de l'intérieur, aucun Dieu n'acceptera autant de cruauté et vous ne l'emporterez certainement pas au paradis.

— Qu'est-ce que-

— Ne m'appelez plus jamais, je ne veux plus jamais vous voir ou vous entendre. Vous êtes morts pour moi.

Je raccrochai sans avoir de réponse. Mécaniquement, je tapotai sur l'écran de mon portable pour bloquer leur numéro. C'était terminé.

Ils ne m'acceptaient pas, je ne les acceptais pas.

Mon téléphone chuta sur les draps et mon regard s'abaissa jusqu'à mes mains. Elles tremblaient si fort que j'avais lâché inconsciemment mon portable. La nausée s'aggrava au point où un haut le cœur me propulsa jusqu'à la salle de bains.

À genoux sur le carrelage froid, la tête dans la cuvette des toilettes, je vomis toutes mes tripes. J'expulsai physiquement toute cette peur, prisonnière de mon corps, comme si je déversais mon mal-être.

Lorsque je repris mon souffle, je récupérai du papier toilette pour m'essuyer la bouche alors même que mon corps s'effondra au sol. Allongé, les yeux rivés au plafond, je tentais de calmer ma respiration erratique. Je me sentais vide. Émotionnellement et physiquement.

Je restais un long moment dans cette position sans bouger, à réfléchir à la suite, à ce que je ressentais et ce dont j'avais besoin. Ce fut très difficile de remettre de l'ordre dans mes pensées, mais une chose était sûre ; le soulagement me gagna.

Le froid du sol provoqua une série de frissons sur ma peau qui me poussa à me relever. Je pris une douche chaude en vitesse et partis à la fac, tant pis pour mes boucles qui ne ressemblaient plus à rien à présent.

*

Arnaud avait décalé notre rendez-vous au lendemain. Cela m'avait laissé le temps de stresser à mort. J'espérais de tout cœur que tout se passerait bien.

J'avais donné l'adresse d'un magasin de bubble tea, j'adorais ces boissons et l'ambiance cosy à l'intérieur était ce qu'il nous fallait pour ces retrouvailles. Après dix minutes d'attente, assis près de la fenêtre, la jambe tressautante sous le stress, je le vis approcher.

Au premier abord, j'avais cru mal voir, mais c'était bien lui qui traversait la rue pour rejoindre l'entrée du magasin. Un haut vert rehaussait ses cheveux châtains, qu'il portait à présent mi-long. Il avait changé. La barbe épaisse qui mangeait ses joues m'empêchait de reconnaitre l'adolescent qu'il avait été. Et pourtant, je sus que c'était lui.

Il entra et me repéra en un clin d'œil. Facile étant donné que mon physique n'avait pas beaucoup changé, je n'avais pas de barbe énorme et toujours la même coupe de cheveux. Parce que j'adorais mes boucles blondes.

— Merde, alors, Eliott ! s'exclama Arnaud.

Il me tomba dessus, ses bras se refermant sur moi avec force. Tout mon corps se raidit en conséquence et mon souffle se coinça dans ma gorge. Il avait de la force. Beaucoup de force. Mon ancien ami dû sentir que j'arrivais plus à respirer puisqu'il se décrocha rapidement, fronçant les sourcils.

— Désolé, je... je suis vraiment content de te revoir, s'excusa-t-il.

— Oh non, c'est rien ! dis-je rapidement. Tu m'as juste brisé deux ou trois côtes.

Arnaud m'observa de ses prunelles vertes. La couleur tirait plus du brun que du vert, mais je savais qu'ils étaient verts, cette impression n'était dû qu'à la lumière et aux petites pépites marrons qui constellaient l'iris.

Le silence me mit tout à coup mal à l'aise. Pourquoi diable avais-je plaisanté dès la première phrase ? C'était déplacé. Merde.

— Pourquoi tu ressembles toujours à la brindille que tu étais, aussi ? répliqua-t-il lentement en affichant enfin un sourire.

Et juste avec ces mots, cette intonation familière, mon corps s'affaissa de soulagement. Un rire nerveux m'échappa. Je me glissais sur ma chaise et Arnaud en fit de même.

— Je suis plus si frêle, protestai-je.

— C'est un point de vue.

Son regard me scanna et il fit une moue dubitative qui me ramena des années en arrières. La nostalgie m'imprégna tout entier.

— Je suis vraiment heureux que tu m'aies répondu, soufflai-je, ému.

— Comment aurais-je pu faire autrement ? Mon meilleur ami d'enfance qui veut me revoir ? Je pouvais pas refuser.

— Tu aurais pu. J'ai coupé les ponts d'un coup et je... je suis vraiment désolé d'avoir fait ça sans prévenir, sans explications.

— Je savais que tu avais peur. Quand je t'ai parlé de la police, j'ai compris que tu paniquais donc j'ai pas vraiment été surpris de m'apercevoir que ton numéro ne fonctionnait plus.

Le visage de mon ami imprima un chagrin que je connaissais que trop bien.

— J'ai laissé la peur me dominer, je ne pensais à rien d'autre.

— Arrête, les amitiés de lycée tiennent rarement à l'âge adulte, je ne t'en veux pas d'être passé à autre chose. Putain, ce que tu as vécu, c'est... atroce, conclut-il, le visage peiné. J'étais très content que tu échappes à tes tarés de parents, c'était tout ce qui comptait.

Une serveuse s'approcha pour prendre nos commandes et coupa ce moment. Arnaud regarda rapidement la carte aux larges choix, ne comprenant visiblement rien aux mariages des saveurs. Il me laissa donc choisir pour lui.

Après ça, notre conversation devint plus légère. Il voulait savoir ce que j'étais devenu, comment je m'en étais sorti. Nous parlions comme si nous ne nous étions jamais quittés. Arnaud me connaissait, il savait me déchiffrer, savait me parler, appréhender mes réactions et très vite, je déversais tout ce que j'avais traversé jusqu'à aujourd'hui dans les moindres détails.

Les boissons arrivèrent et il me raconta à son tour ce qui avait rythmé ses dernières années. Ses parents avaient déménagé sur Lyon, où il avait intégré l'université pour devenir éducateur sportif. Sa grande sœur, Elodie, habitait Grenoble, ce qui le poussait à venir ici régulièrement.

Notre complicité refit surface avec un naturel qui m'enveloppa dans un nuage de réconfort. Parler de nos parcours universitaires nous permis de dévier sur la vie sociale, les amis et inévitablement, les amours.

Arnaud me présenta sa petite-amie, Jia. Il me montra des photos d'une grande brune au teint crémeux et aux traits d'origine asiatique. Une vraie beauté. J'en vins alors à confier ma situation avec Loïs.

Les heures passèrent, nous commandâmes des pâtisseries, d'autres boissons, et je continuai à expliquer tout ce qu'il s'était récemment passé ; de mes parents au projet de justice de Loïs en passant par la récente opposition concernant la religion.

— Ne laisse plus personne décider de ce que tu dois être ou de ce en quoi tu dois croire, intervint Arnaud d'une voix grave. Même si c'est Loïs et que tu l'aimes, garde ton libre arbitre et ta liberté.

— Je sais, soufflai-je. J'ai prévu de mettre ça au clair avec lui bientôt, j'espère qu'il acceptera.

— Évidemment qu'il le fera. Tu connais un Loïs qui ne t'accepterait pas ? Ça n'existe pas.

Lorsque Arnaud dû mettre fin à ce rendez-vous, je m'empressai de faire mes excuses à nouveau, ça devenait redondant, mais c'était sincère et salvateur. Il m'enlaça et on se promit de se revoir très vite et de se parler régulièrement.

Je comptais bien respecter cette promesse.

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