Chapitre 31
C'est quand une personne ose prendre des risques et s'impliquer personnellement qu'elle peut grandir et évoluer.
- Herbert Otto -
Eliott
Les semaines passèrent avec une lenteur terrible. Le froid laissait place à une température plus douce, pourtant le printemps s'installait à peine. Le chauffage dans mon appartement était toujours nécessaire le soir, mais la journée les rayons du soleil faisait leur travail.
Ce soir-là ne faisait pas exception, il faisait frais et mon corps frissonna légèrement lorsqu'une brise traversa la fenêtre ouverte de ma cuisine. D'une main, je la fermai rapidement pour me concentrer à nouveau sur ma tâche. Celle que j'entreprenais depuis près d'une demi-heure, dans l'espoir de me changer les idées.
Depuis notre rendez-vous avec l'avocat, Loïs avait changé de perspective. Il trouvait l'idée géniale et tout à fait réalisable ; selon lui, Père Vincent devrait également être jugé par ses pairs. Nous en avions parlé plusieurs fois au cours des dernières semaines et je percevais très clairement son besoin de me voir acquiescer à l'idée. Ce que je faisais.
D'une part, parce qu'il était évident pour moi qu'il ne devait plus exercer en tant qu'homme de Dieu en sachant le monstre qu'il était, mais aussi parce que Loïs démontrait une implication que je ne pouvais atténuer avec mes troubles.
Même si j'étais anxieux, profondément atteint par toute cette affaire qui ne faisait que réveiller mes angoisses passées, je m'efforçais de rester focus sur ma décision d'aider. Ainsi, alors que je cuisinais un gratin de macaroni au fromage en vue de ma soirée avec mon italien ce vendredi soir, je me préparai mentalement à devoir affronter une autre discussion autour de Père Vincent.
Loïs était à quelques mètres sur le canapé, toujours aussi beau avec son sweat beige et son jean noir qui le moulait indécemment, ses cheveux noirs qui reflétaient la lumière chaude de mon lustre en rotin et son sourire qu'il m'adressait constamment pour témoigner de son affection.
Mes doigts tremblaient subtilement alors qu'ils éparpillaient le fromage râpé sur le dessus du plat. Mon regard dériva sur lui une nouvelle fois pour observer sa posture. Allongé de tout son long, son attention fixée sur son téléphone, il semblait détendu, totalement inconscient de mon état. Lorsque le bip sonore m'indiqua que la chaleur venait d'atteindre la bonne température, je mis le plat dans le four avant de sortir les bières du frigo. En quelques pas, je rejoignis Loïs et déposai les bouteilles fraîches sur la table basse aux côtés du paquet de chips.
— Ça y est, tu as enfourné les macaronis ? s'enquit Loïs, le sourire aux lèvres.
— Tout à fait.
— J'ai hâte de goûter, je meurs de faim.
— J'ai fait comme sur la recette que tu m'as donnée, expliquai-je.
— Alors ce sera parfait.
Il prit une gorgée de sa boisson et se pencha pour m'offrir un baiser du bout des lèvres. Ses mains s'empressèrent ensuite de piocher dans le paquet de chips. Mon regard fixa ses doigts constellés de minuscules grains de sels qui se déposèrent sur ses lèvres. Je savais que si je l'embrassais à nouveau, le goût serait succulent, malheureusement, même cette pensée ne m'empêcha pas de calmer mes nerfs.
Loïs avait quelque chose à me dire et je ne pouvais plus attendre, cela faisait des jours que j'attendais qu'il me parle et à chaque fois, il disait vouloir engager cette conversation en face à face. Qui disait une telle chose en toute insouciance ? Il aurait dû comprendre que cela déclencherait mon stress !
— Alors... tu voulais me parler de quoi ? demandai-je sans attendre une seconde plus.
Le regard noir s'éleva vers moi et son expression devint immédiatement sérieuse.
— Tu veux en parler maintenant ?
— Oui.
— D'accord, accepta-t-il en se raclant la gorge.
Il se réajusta sur le fond du canapé, but plusieurs gorgées de bières comme s'il voulait gagner du temps, ce qui aggrava mon rythme cardiaque.
— Eh bien, j'ai pris une décision.
— Laquelle ?
— Je vais... je vais aller voir curé Emmanuel pour lui présenter mon dossier contre Père Vincent. Maître Dubois a raison, même si la justice est encore inapte à nous aider, je suis sûr que l'Église le peut, il doit y avoir un moyen de l'empêcher d'exercer en tant que prêtre et je dois passer par son premier référent.
Aller voir le curé Emmanuel... cela impliquait retourner à... cette perspective me comprima en un éclair. Ma gorge se serra douloureusement, ainsi que ma cage thoracique qui sembla se rétrécir pour bloquer mes inspirations.
Curé Emmanuel était en charge de notre église depuis toujours, en tout cas depuis aussi loin que je me souvienne. Son rôle était de superviser les hommes et femmes de Dieu officiant dans sa paroisse. Il était en charge du bon fonctionnement, de l'attribution des rôles et du côté administratif ; d'où son double titre, père et curé. J'avais toujours eu beaucoup de mal à croire qu'il ait été inconscient de ce que père Vincent avait fait.
Néanmoins, le curé Emmanuel s'occupait de plusieurs offices simultanément et non exclusivement de l'église de Coublevie, ainsi, il n'était pas aussi présent.
Mes parents avaient assuré que l'idée venait uniquement de père Vincent, qu'il avait été le seul à proposer une méthode pour chasser le mal en moi. Mais comment croire mes parents ? Je ne leur faisais plus confiance, ni à eux, ni à l'église, ni même à Dieu.
— Je vais y aller pour Pâques, ma mère m'invite et je me suis dit que c'était l'occasion, indiqua-t-il en se grattant la nuque nerveusement.
— Pour Pâques ? répétai-je, incrédule. Mais c'est la semaine prochaine.
— Dimanche prochain, oui. Je vais y aller quelques jours.
— Mais...
La phrase s'arrêta là, les mots restèrent coincés car je ne savais pas quoi dire, comment réagir, ni quoi penser de cette annonce soudaine.
— Tu n'es pas obligé de m'accompagner, je t'informe simplement que, moi, j'y vais, conclut-il.
Sans voix, je me contentais de souffler un d'accord du bout des lèvres. Loïs évoqua son départ le vendredi suivant et sa réservation dans un petit hôtel. J'enregistrais les informations tout en essayant de mettre de l'ordre dans mes pensées. Il n'avait pas demandé explicitement à ce que je vienne, au contraire, il me laissait le choix, ce qui était rassurant parce que mes émotions me poussaient à répondre non de manière catégorique. M'imaginer dans ma petite ville, revoir l'église... Non, je ne pensais pas en être capable.
Pour dissiper mon malaise et mon anxiété grandissante, je changeai de sujet, me focalisant sur nos activités à l'association. Loïs comprit mon besoin de passer à autre chose, il n'insista pas et la soirée se déroula naturellement. Il parvint à faire retomber mon stress grâce à des conversations légères, des attentions et des baisers langoureux.
*
La veille du départ, un sursaut de culpabilité me poussa à accepter. Durant des jours, j'avais dressé une liste du pour et du contre. Pourquoi je devais y aller et pourquoi c'était une mauvaise idée. À chaque fois que la peur prenait le dessus, je m'obligeais à n'y voir que cela, une émotion négative, née d'un traumatisme que je devais contrôler.
Monsieur Legoux m'offrit ses lumières sur la question. Rien ne me forçait à y aller si je n'étais pas prêt, ou si j'y allais, je n'avais pas à approcher l'église, ou encore pire, à voir Père Vincent. Ce cheminement pouvait me permettre de me désensibiliser à une grande partie de mon traumatisme, toutefois, mon psychologue semblait réticent à ce que j'y aille, il répéta plusieurs fois que je devais me sentir prêt pour faire une telle démarche.
Étais-je prêt ?
Loïs m'assura que les rencontres avec le Curé Emmanuel seraient organisées dans un restaurant ou un parc, un endroit neutre. Ce fut ce qui me décida enfin. Avec le témoignage, je m'étais lancé dans ce projet de manière directe, impossible pour moi de reculer à chaque nouvelle étape.
Ce combat était douloureux et il fallait accepter de le vivre chaque jour, jusqu'à ce que j'obtienne une forme de paix, quelle qu'elle soit. J'avais bien pris conscience que ce chemin était incertain, mais peut-être que ma guérison intérieure se ferait sans qu'un jugement soit prononcé. Peut-être que le simple fait d'affronter enfin mes blessures au lieu de les cacher me permettraient d'aller mieux, de guérir.
C'était ça, mon objectif.
— Tu peux encore changer d'avis, Eliott, intervint Loïs, alors que nous nous trouvions dans sa voiture, sur le point de partir.
— Ma décision est prise.
— Je sens ton stress, je ne veux pas que tu te rendes malade parce que tu penses le devoir.
Ma tête se tourna vers lui d'un bloc, le regard vif et sérieux. Je souhaitais que Loïs soit fier de moi, qu'il me trouve courageux et fort.
— Je sais bien que ce sera difficile, ne t'inquiète pas pour moi.
— Certo che sono preoccupato per te, souffla Loïs. (Bien sûr que je m'inquiète pour toi)
— Allons-y.
Il hocha la tête et nous nous mîmes en route. Le trajet fut constellé de conversations creuses, dans le seul but de meubler le silence entre nous. La musique à la radio nous permettait de ne pas ressentir trop violemment le malaise dans l'habitacle, mais la tension était là, perceptible.
Mon regard suivait le paysage au dehors, les montagnes qui enclavait Grenoble et les villages alentours. Mon esprit alimentait de multiples scénarios concernant notre entrevue avec le Curé Emmanuel.
Loïs avait demandé à sa mère de faire l'entremetteuse et d'obtenir un rendez-vous. Cet homme était bienveillant, pour autant que je sache du moins, il était constamment disponible pour son prochain, toujours souriant et à l'écoute. Il avait donc accepté naturellement. Néanmoins, il ne connaissait pas la nature de ce rendez-vous. Il était fort probable qu'il n'apprécie pas du tout nos accusations concernant les membres de sa paroisse.
Pire que tout, il se pouvait aussi qu'il ait été conscient des méfaits depuis le début et qu'il cautionne. Après tout, d'après le dossier de Loïs, une jeune fille avait subi cette même thérapie et avait porté plainte. Il devait donc être au courant.
— Nous y sommes.
La voix de Loïs me fit sursauter. Elle m'arracha à mes pensées et ma vision se focalisa enfin pour constater que nous étions garés dans une rue de Voiron.
— Je peux aller au rendez-vous pendant que tu t'occupes d'installer nos affaires à l'hôtel, proposa-t-il de sa voix la plus douce.
— Ce n'est pas ce qu'on avait convenu.
— Je te laisse une énième chance de décliner ce moment douloureux.
Avec le temps, j'avais appris à me ménager, à fuir les situations qui me rendaient fébrile, à choisir les défis qui valaient que je dépense beaucoup d'efforts et d'énergie. Ce projet-là méritait que je m'investisse, que je subisse quelques coups durs. J'avais appris à évoquer ce que j'avais subi, d'abord à Loïs, ensuite à mon meilleur ami puis au psy et dernièrement à mon ami Julian. Certes, je gardais les détails pour moi, mais je savais comment raconter mon expérience douloureuse.
— Est-ce que tu as lu mon témoignage ? m'enquis-je tout à coup.
— Non... répondit Loïs, hésitant. J'ai commencé, mais... je n'ai pas pu finir.
— Pourquoi ?
— Je préfère l'entendre de ta bouche, si un jour tu te sens prêt à tout me raconter.
Je hochai la tête. Loïs se pencha vers moi et attrapa mes mains tremblotantes et froides. La chaleur qui émanait des siennes me donna l'impression d'être entouré par un cocon de bien-être, j'aimais cette sensation. J'aimais sa présence et ce qu'elle me faisait ressentir.
— Eliott, tu n'as pas à en parler. Je vais relater les faits dans les grandes lignes, exposer le nombre de victimes et ce qu'il a fait de manière générale. S'il a besoin de détails, il lira certains témoignages et nous ne sommes pas obligé de lui donner le tien.
— Je sais que je vais devoir le convaincre. La plainte que la jeune fille a déposée a certainement mis au courant père Emmanuel donc mon témoignage est important, il pourrait valider l'accusation. Je ne suis pas idiot, je suis la victime de sa paroisse, c'est ça qui l'intéressera, pas les autres.
Mon italien soupira, forcé d'admettre que j'avais raison. Je fermai les yeux en posant la tête contre le siège. J'avais besoin de rationnaliser mes craintes. Je ne voulais pas en parler, c'était un fait, mais ce que je redoutais réellement était qu'il me jette son scepticisme au visage, qu'il nie mes dires.
C'était l'une des possibilités. L'autre était à mon avantage, il pouvait me croire et faire en sorte de punir père Vincent. Pour cela, il devait connaitre ce que j'avais subi. Je n'avais plus qu'à me blinder au cas où il ne me croirait pas. Fermer mon esprit, devenir imperméable pour éviter d'être touché par sa réaction, quelle qu'elle soit.
— Je n'entrerais pas dans les détails avec lui, mais il peut lire mon témoignage pour comprendre la situation, murmurai-je, d'une voix mal assurée.
— D'accord, chuchota Loïs.
Un frôlement sous mon menton m'obligea à tourner la tête lentement. La piqure derrière mes yeux m'indiquait que si j'ouvrais les paupières, des larmes risqueraient de couler et je n'en avais pas envie. Je restais donc les yeux clos et sentis des lèvres se poser délicatement sur ma bouche. Un contact doux et apaisant. Le baiser resta superficiel, mais chargé de soutien.
Lorsque je rouvris les yeux, le sourire de Loïs gonfla mon cœur avec assez d'amour pour pouvoir affronter la suite. Nous sortîmes de la voiture pour traverser plusieurs rues jusqu'au bar où nous avions rendez-vous. Même au bout de la rue, je l'aperçus d'un seul coup d'œil, près de la devanture. Assis seul à une table à l'extérieur, sa posture était droite et élégante. Je reconnus ses cheveux poivre et sel et son profil marqué par un long nez. Loïs me prit la main pour entrelacer nos doigts tandis que nous arrivâmes à destination.
— Bonjour, père Emmanuel, salua mon petit-ami.
— Oh mes fils ! Quel plaisir de vous revoir ! s'exclama-t-il en se levant, le sourire aux lèvres. Asseyez-vous ! J'ai pris une table dehors, mais si vous avez trop froid, nous pouvons entrer.
— C'est très bien, merci, assura Loïs.
Mes fesses se posèrent sur la chaise froide avec un automatisme qui m'effraya. Mon corps s'engourdissait, je le sentais. Mon esprit également, mes pensées étaient éparses, difficile à saisir, ce qui me sauvait plus ou moins de la panique. Une serveuse s'empressa de recueillir nos commandes ; un chocolat chaud et deux cafés serrés.
Le curé Emmanuel s'enquit de nos parcours après le lycée et de notre situation de vie avec un entrain qui me rendait mal à l'aise. Mes réponses filtraient difficilement, du bout des lèvres et heureusement, Loïs était là pour combler mon manque de vivacité.
— C'est bien, mes enfants, je suis heureux d'apprendre que vous faites ce qui vous plaît. Alors dites-moi, pourquoi vouliez-vous me voir ? Bien que je sois toujours ravi de voir des fidèles, j'avoue avoir été surpris par la demande.
Des fidèles... il ne pouvait pas se tromper plus lourdement. Il n'y avait aucun fidèle face à lui. Toute cette histoire avait anéanti toute trace de foi ou d'amour pour Dieu. Même si j'étais conscient de ne pouvoir associer les actes d'un seul homme à la parole de Dieu, je ne pouvais me défaire de cette horrible sensation. C'était à cause de sa foi que père Vincent avait agi ainsi.
— C'est un sujet délicat, mon père. Nous avons besoin de vous mettre au courant de... certains choses qui sont pénibles à entendre et à considérer, mais nous espérons que vous aurez assez confiance en notre honneur pour nous écouter jusqu'au bout et nous croire.
Le discours de Loïs était bien rodé, tellement que je lui jetai un coup d'œil surpris.
— Voilà qui m'intrigue... je vous écoute, accepta implicitement père Emmanuel en croisant les mains sur la table.
— Cela concerne Père Vincent...
À partir de cette phrase, un nuage opaque s'abattit sur moi et je n'entendis plus que des brides de la conversation. Je fus conscient de l'enchaînement ; Loïs sortit le dossier, énuméra les faits en suivant une logique temporelle, cependant, tout restait flou et sans aucun détail. Comme si mon cerveau bloquait sciemment certains mots, certains détails. Les minutes défilèrent et fatalement, père Emmanuel se tourna vers moi, le visage défait.
— Eliott ? souffla-t-il, les sourcils froncés.
Pendant qu'il cherchait visiblement ses mots, je repensais à l'éventualité qu'il soit complice. Je fixais le visage aux traits tirés par l'âge de l'homme face à moi et je cherchais un signe qui le trahirait. Était-il réellement surpris ? Innocent ?
— Vous n'en saviez rien ? m'entendis-je prononcer.
— Non ! Bien sûr que non ! Je n'aurais jamais permis une telle chose si j'avais su, tu peux me croire, Eliott.
— Et pour la jeune fille après moi ? Elle a accusé père Vincent, personne ne l'a cru, m'indignai-je.
— Il y a eu une enquête, l'affaire a été classé sans suite, manque de preuves. Rien n'indiquait que père Vincent faisait ce genre de chose.
— C'est bien trop facile.
— Y a-t-il un moyen de renvoyer père Vincent ? intervint Loïs.
— On ne renvoie pas un homme de Dieu, répliqua père Emmanuel. Pas vraiment, mais... de tels actes sont bel et bien condamnables par l'Institution. Il y a évidemment des circonstances qui poussent à la révocation, néanmoins, c'est un chemin sinueux.
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