Chapitre 28

Un feu qui brûle en éteint un autre ; une douleur est amoindrie par la vivacité d'une autre douleur.
- William Shakespeare -

Loïs

Eliott bondit du lit comme un ressort. Il me tourna le dos et se pencha en avant, les mains sur les genoux. Son attitude m'alarma instinctivement et je le rejoignis en deux pas.

— Eliott, soufflai-je en posant ma main droite sur son dos.

Je sentais ses côtes se soulever à une vitesse vertigineuse, avec son cœur qui cognait si fort que je le percevais à travers son sweat. Le bruit de sa respiration devint sifflant, ce qui aggrava mon inquiétude pour lui.

— S'il te plaît, Eliott, respire lentement, redresse-toi, conseillai-je pitoyablement.

Il secoua la tête, ses doigts s'enfoncèrent dans ses genoux et mon stress s'amplifia au point d'altérer ma propre respiration. Je venais de lui déclencher une crise d'angoisse et je n'avais aucun moyen de l'aider. Je ne savais pas quoi faire.

Tout à coup, Eliott s'effondra et tomba sur les genoux dans un impact sourd. Mon corps s'affaissa pour le récupérer et le plaquer contre moi.

— Eliott, je t'en prie, dis-moi comment t'aider.

Ses yeux se relevèrent sur mon visage et il ouvrit la bouche sans qu'aucun mot ne sorte. Je le voyais lutter avec son rythme cardiaque en déroute et je me sentais tellement impuissant. Ses mains s'agrippèrent à mon bras avec un certain désespoir.

— Je suis désolé, je ne voulais pas te bouleverser, m'excusai-je, les larmes aux yeux.

Je détestais le voir ainsi.

À Noël, lorsque je l'avais réveillé de son cauchemar, j'avais déjà eu du mal à appréhender la situation. Cela me déchirait de voir mon amour dans cet état. Mais là, c'était bien pire. J'avais mal pour lui et j'aurais aimé savoir quoi faire. C'était ma faute, je savais qu'il réagirait mal à mes vérités.

Eliott trembla dans mes bras, la sueur perlait sur son front et il haletait toujours avec difficulté, si bien que je demandai :

— Faut-il appeler les secours ?

Il bougea la tête en un signe négatif, mais cette réponse ne me plaisait pas. J'avais de plus en plus peur. Peut-être le comprit-il puisqu'il posa une de ses mains tremblantes sur ma joue et répéta sa négation d'un mouvement de tête.

Ne pouvant plus supporter les secousses de son corps, je le serrai dans mes bras, enfonçant mon nez dans ses boucles blondes. Il m'étreignit en retour et nous nous mîmes à nous balancer l'un contre l'autre. Eliott sembla apprécier le mouvement de berceuse, cependant, il lui fallut plusieurs dizaines de minutes avant de se calmer totalement.

Lorsque son rythme cardiaque se stabilisa, il recula et me demanda à boire.

Sans réfléchir, je me relevai d'un bon pour foncer dans la cuisine et lui ramener une bouteille d'eau et une cannette de soda, au cas où il préfèrerait quelque chose de sucré. En revenant dans ma chambre, je vis mon petit-ami assis en tailleur sur mon lit, le regard dans le vide. Mon approche l'obligea à relever ses yeux verts vers moi.

Eliott récupéra docilement mon coca et en bus quelques gorgées.

— Je suis désolé, dis-je encore.

— Ça va.

— Non, ça ne va pas.

— Ç'a fait beaucoup d'informations difficiles d'un coup, c'est tout, expliqua-t-il dans un murmure.

— Je-

— Je méritais la vérité, me coupa-t-il fermement. Peu importe si je suis fragile et que tu pensais que je ne le supporterais pas, je ne méritais pas tous ces mensonges.

Ces mots me blessèrent. La voix d'Eliott prenait des intonations dures qui me donnaient envie de me taper la tête contre un mur. Il m'en voulait. Et je comprenais pourquoi, seulement, j'avais cru bien faire.

— Donc tu as cessé de me répondre parce qu'à cause de moi, ta vie a été bouleversée ? reprit-il.

Ma gorge forma une boule aussi grosse que Mars. Je tentais de déglutir, mais ce fut laborieux. Les yeux verts de mon petit-ami étaient plus sombres que d'ordinaire et me fixaient gravement.

— Non, c'était difficile de te cacher la vérité et j'étais en colère.

— Tu m'en voulais, rectifia-t-il en faisant une grimace. Un peu comme je t'en ai voulu d'être le déclencheur de mon coming-out forcé.

Une autre grimace déforma les traits fins de son visage.

— Eliott, j'avais peur qu'on me force à faire cette thérapie, comme toi. Chaque jour, je craignais que mon père trouve un moyen de m'y contraindre.

Les prunelles de mon amour scintillèrent à cause des larmes qui s'y formaient. Je continuais à expliquer à quel point j'avais été perturbé par un tas de choses à la fois. Je confiais ma terreur, mon combat pour arrêter d'aller à l'église, pour faire comprendre que Père Vincent était un homme mauvais... Puis la destruction de mon foyer familial. Mon père qui me foutait à la rue, ma mère qui tentait de le raisonner au point de s'opposer à lui jusqu'à ce qu'elle finisse rejetée elle aussi...

Eliott hocha la tête, sans jamais laisser ses larmes couler, mais elles étaient là, en suspension et prêtes à se déverser à tout moment.

— Je suis désolé, souffla Eliott.

— Je n'ai pas besoin de tes excuses, mia rosa, je veux simplement t'expliquer que si j'ai cessé nos échanges, c'était parce que j'étais incapable de faire face à autant de choses en même temps.

— Je comprends.

Le murmure fut si bas que je ne l'entendis presque pas. Le voir aussi bouleversé me culpabilisait. C'était tout c que j'avais essayé d'éviter et au fond, cela me rassura. J'avais eu raison de ne rien lui dire à l'époque, il ne l'aurait pas supporté. Aujourd'hui, Eliott était plus fort. Ses blessures étaient toujours là, mais elles ne le contrôlaient plus.

— Lorsque j'ai compris que mon père nous abandonnait pour de bon, j'ai été soulagé parce que cela signifiait que je ne risquais plus rien, confessai-je. À partir de là, ça s'est amélioré pour moi, j'ai essayé de reprendre contact, mais ton numéro était indisponible. Je me suis résigné, j'ai eu mon bac et je me suis empressé de venir à Grenoble, mais je n'osais plus revenir vers toi. C'était terminé pour nous et quand je t'ai aperçu avec ce mec, heureux et-

— C'est avec toi que j'étais heureux ! protesta-t-il avec véhémence.

— Comment revenir après autant de temps, de silence et de non-dits ? Nous ne réécrirons pas le passé, Eliott, soupirai-je. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, toi comme moi, nous n'avons pas essayé de retrouver l'autre.

Eliott se redressa pour planter un regard plus franc dans le mien.

Le silence nous divisa et cela aurait pu être ironique si n'était pas si douloureux. Mon ventre se tordait dans tous les sens. Finalement, Eliott se leva lentement, fit quelques pas dans ma chambre avant de se planter debout au pied du lit, les sourcils froncés et les yeux emplis de chagrin.

— Pourquoi tu as décidé de me mentir ? m'interrogea-t-il. C'était une nouvelle chance pour nous, pour faire les choses bien.

Je le rejoignis d'un bond afin de caresser ses cheveux de miel avec la tendresse qu'il m'inspirait.

— Je ne voulais pas mentir, mais je ne voulais pas te faire souffrir avec ce qui m'était arrivé. Tu sais... j'ai beaucoup culpabilisé lorsque tu es parti, je pensais que c'était ma faute, que tout ce que tu avais vécu était à cause de moi et c'était...

— Tu n'y étais pour rien, chuchota Eliott en posant ses mains sur ma taille.

— Mais j'y croyais et j'en ai souffert alors je ne voulais pas que tu vives ça aussi.

— C'est ridicule.

— Altruiste.

— Dramatique, renchérit-il.

— Ouais, une foutue romance dramatique, souriai-je.

— Hors de question qu'on finisse comme Roméo et Juliette.

Eliott soupira exagérément en levant les yeux au ciel. Un petit ricanement réchauffa ma gorge tandis mon corps s'allégeait d'une tension néfaste.

— Qui ferait Juliette ? plaisantai-je.

Eliott pouffa et s'éleva sur la pointe des pieds pour m'embrasser. La douceur de sa bouche me soulagea instantanément.

— Tu me pardonnes ? murmurai-je contre ses lèvres.

— Et toi ?

— Tu n'as rien à te faire pardonner, mon amour pour toi vaut toutes ces souffrances.

Mes mots se voulaient romantiques, cependant au lieu d'inspirer un petit sourire à ma rose, des larmes s'échouèrent sur ses joues.

Peut-être était-il ému au point d'en pleurer... Ou peut-être était-il dévasté de ne pouvoir me retourner ses mêmes mots. Ses souffrances à lui avaient été si traumatiques qu'on ne pouvait pas prétendre que mon amour valait cette atrocité. Je comprenais ça.

Néanmoins, je n'eus pas la force de lui demander la nature de ces larmes. Certaines choses n'avaient pas besoin d'être révélées.

— Et si nous mangions un bout ? proposai-je en essuyant ses joues de mes pouces.

— J'ai besoin que tu m'expliques tout à propos de cette enquête, réclama-t-il.

— Nous pouvons faire ça dans un petit resto du coin, soulignai-je.

Cela me soulageait de voir qu'il s'intéressait à cette partie. Bouleversé par la situation, j'avais tout révélé d'une traite, sans aucune cohérence et sans ménagement. Toute la vérité s'était déversée, comme si elle-même ne supportait plus d'être cachée.

Je me changeai rapidement et nous sortîmes pour trouver un restaurant dans le quartier. Eliott eut envie de manger des sushis, nous entrâmes donc dans un petit établissement typiquement japonais, où la carte de makis, poke bowl, chirashi, shashimi et autres délices étaient une pure merveille pour les papilles.

L'ambiance japonaise transparaissait dans ce restaurant grâce aux petits box le long du mur, aux lanternes en papier diffusant une luminosité faible et orangée, mais c'était surtout la tapisserie de geisha et de cerisiers du Japon sur les murs qui nous transportait ailleurs.

Après avoir commandé, le ventre couinant sa faim, Eliott commença ses questions. Un poids très lourd disparaissait au fur et à mesure que je lui confiais mon désir de faire justice, mes démarches et mes trouvailles.

Jusqu'ici, j'avais eu peur d'en parler parce que certaines victimes étaient totalement contre l'idée de se replonger dans leur traumatisme, ils ne voulaient plus jamais en parler ou en entendre parler. J'avais eu mon lot de discussions pas très agréables avec certaines personnes.

Je redoutais qu'Eliott soit ce type de victime, il ne faisait jamais mention de ce qui s'était passé depuis nos retrouvailles. Cela me donnait l'impression que c'était toujours un sujet tabou. Il n'en avait parlé qu'à son psy et je doutais qu'il ait tout révélé. Il gardait ses secrets, ce qui alimentait ses troubles psychologiques.

Je ne voulais le forcer en rien, s'il n'avait pas l'envie de s'engager dans mon combat, je respecterais son choix. Néanmoins, s'il était animé par le même désir de justice, alors je le soutiendrais corps et âme.

Parce que je m'étais engagé sur ce chemin, en partie pour lui, pour réparer ce qui l'avait tant brisé, ce qui l'avait poussé à sortir de ma vie.

— Tu as trouvé d'autres victimes ? s'étonna Eliott, les yeux écarquillés dans une expression horrifiée.

Je hochai la tête avant de lui exposer tout ce que je savais à propos du Père Vincent. Il avait exercé durant près de 10 ans dans une paroisse conservatrice dont les courants religieux étaient empreints de rigueur, voire de rigidité. Ce fut au sein de cette église qu'il s'engagea dans l'exercice de ces thérapies dites réparatrices. Plusieurs plaintes avaient été déposées contre lui, si bien qu'il fut contraint de changer de secteur.

Grâce à la détective privée, j'avais réussi à avoir l'identité de ses victimes pour recueillir leur témoignage.

— Ils ont accepté de raconter ? demanda Eliott.

— Pas tous, mais six d'entre eux l'ont fait.

— Et ça a une valeur ?

À cette question, mes lèvres se pincèrent. Une serveuse arriva avant que je puisse répondre et déposa nos plats sur notre petite table dans un coin du restaurant. Eliott s'empressa de dévorer ses sushis avocat-saumon, tout en gardant son regard fixé sur moi.

— Il faut que tu saches qu'il existe de nombreuses associations en France qui militent pour interdire ces thérapies Mais c'est compliqué. J'ai consulté l'avocat qui intervient bénévolement à l'association lorsqu'il y a des problèmes juridiques, expliquai-je. D'après ce qu'il m'a raconté, la France n'a pas encore acté de loi pour interdire ce type de traitements, mais la problématique est soulevée.

Avec une révolte contenue, je m'efforçais de relater ce que je savais.

Les thérapies de conversions avaient été reconnues depuis quelques années, toutefois leur implantation restait difficile à évaluer. Décrites comme des dérives sectaires, elles incluent enfermement, électrochocs, jeûnes sévères, injections d'hormones ou pratiques d'exorcisme.

— Alors que d'autres pays ont déjà statué que ces thérapies étaient illégales, la France peine à suivre le mouvement, grognai-je de dégoût.

J'expliquai qu'en 2016, une pétition avait été lancée pour mettre en lumière l'urgence et la gravité de la situation, exigeant ainsi l'interdiction de ces procédés barbares.

En 2019, le nombre de signatures avait atteint les 90 000 et près d'une centaine d'auditions de victimes avait été recensé.

— J'ai lu un livre l'année dernière, intervint Eliott, le regard figé sur son assiette à moitié vide. « Dieu est amour : infiltrés parmi ceux qui veulent 'guérir' les homosexuels », récita-t-il. Un livre qui exposait les thérapies après deux ans d'enquêtes et d'infiltrations.

— Oui, je connais ce livre.

— C'était révoltant, mais ça m'a aidé de savoir que je n'étais pas seul, même si c'est affreux de dire ça.

— Ce n'est pas affreux, protestai-je. C'est simplement humain, Eliott.

Il hocha la tête sans rien répliquer.

Un silence passa et nous mangeâmes simplement jusqu'à ce que je me force à poursuivre cette conversation. Le visage d'Eliott était fermé, beaucoup trop neutre pour paraître serein, je savais donc que cela le bouleversait d'en parler.

Mais j'avais besoin d'aller jusqu'au bout.

Amore, je ne veux pas te perturber avec tout ça, si tu n'es pas prêt ou que tu ne veux pas t'engager là-dedans, ce n'est pas grave.

Ses paupières se plissèrent vers moi et il fronça franchement les sourcils.

— Je veux t'aider, clama-t-il avec assez d'assurance pour que j'y croie.

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