III.

"Où vas-tu ? j'entends ma mère me demander alors que j'enfile mes bottines et ma veste. Tu sors ?

- Maman... je... j'hésite. Je vais en ville, voir si je peux offrir mon aide à une association.

- Quoi ?

- Écoute, je n'suis pas de bonne compagnie. Je m'en rends bien compte. Je vais essayer de me rendre utile.

- Harry !"


Ma mère m'interpelle mais je suis déjà dehors. Je me connais et je sais qu'elle pourrait me faire changer d'avis trop facilement. Parce que ce que je m'apprête à faire, je ne l'ai jamais fait de ma vie. Je ne me qualifierais pas comme quelqu'un d'égoïste mais je me rends bien compte que je ne donne pas assez à la communauté. Il y a bien quelques gestes occasionnellement mais rien au quotidien. Alors, j'ai bien réfléchi à ce que Gemma m'a dit. J'ai bien vu aussi comment s'est passé le repas léger que nous avons partagé ce midi.

Je monte dans la voiture de ma sœur et parcours les rues de mon adolescence, jusqu'à l'école primaire. Il y a déjà plusieurs voitures sur le parking du gymnase, les coffres ouverts et plusieurs personnes faisant des allers-retours les bras chargés.

Je stationne la voiture et coupe le contact. Je souffle, les deux mains sur le volant, pas si sûr de ma décision. Et pourtant... Je sors de la voiture et remonte le col de ma veste en me dirigeant vers l'entrée.

Une fois à l'intérieur, j'observe les personnes en train d'installer les tables et les chaises, d'autres décorent la salle aux couleurs de Noël.

"Pardon !"

J'entends dans mon dos et me décale pour laisser passer un jeune homme, un carton dans les bras. Je le suis en l'interpellant.

"Excusez-moi, est-ce que Charlotte est là ?"

L'homme m'observe, pose son carton sur le comptoir derrière lui avant de reporter son attention sur moi. Il est légèrement plus petit que moi, les cheveux châtains sur lesquels restent quelques mèches blondes. Ses yeux sont bleus, rieurs.

"Charlotte va arriver plus tard aujourd'hui. Elle doit gérer... autre chose, me dit-il, réalisant qu'il ne me connaît pas et qu'il n'a pas besoin de justifier l'absence de la jeune femme. Vous la cherchez pour quoi ?

- Ma sœur et elle sont amies. Elles se sont eues au téléphone en fin de matinée. Charlotte a dit avoir besoin d'aide pour la soirée du réveillon... pour l'association.

- Tu es bénévole ?

- J'aimerais vous apporter mon aide, oui.

- OK. Je m'appelle Niall. Va dans le bureau derrière pour déposer tes affaires et t'inscrire sur la liste. Le frère de Charlotte est là, il te remettra un t-shirt et te donnera un badge avec ton prénom.

- Merci.

- A toute !"

Niall s'éloigne de moi et sort du gymnase. Je m'avance vers le bureau en défaisant la fermeture Éclair de ma veste. Je m'apprête à toquer à la porte pour annoncer ma présence mais je me fige à l'entrée de la pièce.

Mon regard se pose sur le jeune homme assis au bureau, en conversation téléphonique. Il glisse sa main sur ses cheveux pour dégager son front. Il porte sur les doigts de sa main gauche le chiffre "28", son numéro fétiche, le numéro qu'il réclamait chaque fois sur son maillot de foot. Mon cœur s'emballe. Huit ans. Huit ans c'est long sans voir une personne, sans l'entendre. J'avale difficilement ma salive et commence à faire demi-tour mais je percute Niall.

"Louis ! Raccroche ce téléphone, on a du boulot et un nouveau bénévole."

Louis relève son regard vers Niall et inévitablement croise le mien, sûrement un peu paniqué. Je ne sais pas quoi faire : Rester ou partir en courant. La deuxième option est celle qui me tente le plus.

"Harry ?

- Vous vous connaissez ? intervient Niall. C'est cool, ce sera plus simple. Louis, je retourne au dépôt, ils ont oublié de nous donner les cartons de jus de fruits.

- OK, dit Louis. Bon, je dois te laisser Nana. Demande à Lottie de ne pas arriver trop tard quand même. Je t'embrasse."


Niall a quitté la pièce. Louis raccroche et son regard ne quitte pas le mien. Je sens mes mains moites et appréhende le moment où, peut-être, nous allons nous serrer la main.

"Je ne savais pas que... commence Louis.

- Ma sœur m'a parlé de votre association. J'ai croisé Charlotte l'autre jour. Comme vous avez besoin de bénévoles, j'ai pensé que je pourrais me rendre utile, je débite en coupant Louis.

- Ouais, il répond un petit sourire narquois au coin des lèvres. On a toujours besoin de bénévoles, surtout à cette période de l'année. C'est difficile...

- Je comprends. Je peux aider. Je veux aider.

- D'accord. Tu peux mettre tes affaires ici. Ça ne craint pas. Il y a toujours quelqu'un et quand on s'absente, on claque la porte. Charlotte, Niall et moi avons la clef.

- OK, je réponds simplement en enlevant mon manteau et mon bonnet. Le regard de Louis bloque sur mes cheveux. Et oui, en huit ans, ils ont poussé... !

- Prends un t-shirt et mets ce badge. Ça facilite le contact entre les bénévoles et avec les personnes qui viennent ici pour passer la soirée. Tu cuisines ?

- Pas plus que ça, mais je me débrouille.

- Parfait. C'est toujours mieux de mettre quelqu'un en cuisine qui ne mettra pas le feu ! Suis moi, je vais te présenter et te donner les instructions."


Je suis Louis jusqu'à la cuisine qu'ils ont aménagé dans un coin du gymnase. En marchant, il m'explique un peu mieux le principe de l'association. Ils préparent un repas de réveillon pour les personnes seules ou nécessiteuses. Avec l'hiver qui s'est bien installé en l'espace de trois jours, les sans-abris sont nombreux à vouloir profiter d'un peu de chaleur. Et puis c'est Noël, et ce jour-là, plus qu'un autre, certains ne souhaitent pas rester seuls. Tout le monde s'active à donner un air festif à l'endroit. Tout le monde semble de bonne humeur et surtout, on ressent très facilement la tolérance qui se dégage de chaque personne. Aucun jugement et beaucoup de gentillesse.

Louis me présente à Rose et Adam, installés derrière les fourneaux, en pleine découpe de légumes.

"Rose et Adam vont t'expliquer quoi faire. Si tu as une question, n'hésite pas.

- D'accord. Merci.

- Merci à toi de nous rejoindre, Harry, il s'éloigne avant de revenir sur ses pas. Je suis content de te voir. Ça fait si longtemps."


Le sourire qu'il m'offre est radieux et sincère tandis que mon cœur se serre à nouveau dans ma poitrine. Il part en direction du bureau et Rose me sort de mes pensées.

Les trois heures défilent à vitesse grand V. Je n'avais jamais été aussi actif en cuisine de ma vie. Niall nous a déposé au fur et à mesure les denrées à préparer pour le soir. Plusieurs bénévoles sont passés nous voir, goûtant au passage les préparations.

Un peu avant 19h, j'aperçois Charlotte et Louis en train de discuter près de la porte. Charlotte se tourne vers moi et me fait un signe de la main pour me saluer. Je comprends que Louis lui parle de moi, lui explique que nous nous connaissons. Nous nous connaissions serait plus juste. Du jour au lendemain, j'ai coupé les ponts, il y a huit ans en arrière.

J'avais demandé à mes parents de changer d'établissement scolaire pour partir sur Londres pour mes études. Je voulais me spécialiser en infographie. Le timing était parfait puisqu'une intégration était possible en janvier et que je ne voulais pas rester un jour de plus à Manchester.

"Ça va Harry ? me demande Charlotte en arrivant à ma hauteur.

- Oui très bien. Je suis ravi que Gemma m'ait parlé de ton association.

- C'est l'idée de Louis, tout ça. Tu ne le savais pas ?

- Non... je réponds, gêné. C'est une belle action que vous menez.

- Merci. Tu peux prendre une petite pause, si tu veux. L'affluence va commencer dans quelques minutes puisqu'on ouvre les portes vers 19h15. Si tu veux aller aux toilettes ou fumer.

- OK."


Je n'avais pas forcément prévu de sortir mais je me rends compte que prendre l'air me fera du bien. J'attrape une petite bouteille d'eau à disposition et sors près de la porte. Je regarde mon téléphone et les multiples messages de ma mère qui m'interroge d'abord sur le lieu où je me trouve puis ceux où elle me dit être fière de moi. Gemma est passée par là pour les explications. Je souris et envoie un message à ma mère pour souhaiter une bonne soirée à toute ma famille.

Message de Gemma : Ta mauvaise humeur va me manquer à table

Message à Gemma : Fallait pas m'envoyer ici ! Mais je suis ravi que tu l'aies fait !

Message de Gemma : Super ! Tu me raconteras. Passe le bonjour à Charlotte !

Je glisse le téléphone dans ma poche et prends une gorgée d'eau. Je sens une présence près de moi et je n'ai pas besoin de me tourner pour savoir qu'il s'agit de Louis. Je reconnais son parfum entre mille, et je souris au fait qu'il n'en ait pas changé depuis tout ce temps.

"Ça s'est bien passé ? il me demande.

- Oui très bien. Adam et Rose sont de charmantes personnes. Tout comme tous les bénévoles que j'ai pu croiser.

- C'est important d'avoir ce genre de personnes près de nous pour faire avancer une association comme la nôtre. Rares sont les personnes qui mettent de côté leur intérêt personnel."


Mon estomac se tord légèrement à ces mots. Je n'ajoute rien et lève les yeux vers le ciel, totalement dégagé. Il va faire froid cette nuit. Je frissonne.

"Tu peux prendre encore cinq minutes, mais tu devrais rentrer. Tu vas prendre froid, me dit Louis, doucement.

- Oui. Vous allez ouvrir de toutes façons. Je vais rejoindre ma place.

- Harry ?

- Oui ?

- Tu vas bien ?

- Ça va. Merci. Et toi ?... Depuis tout ce temps ?

- Ça va, il répond, une lueur un peu triste dans le regard.

- Bien."


Je laisse mon ancien ami à la porte et rentre dans le gymnase. Je me fais la réflexion qu'il ne porte aucun anneau à son annulaire gauche. Je me réprimande tout seul au simple fait d'avoir regarder sa main gauche pour ça, alors que ça ne signifie absolument rien. Mais comme Mamie me dirait, à 27 ans, ce serait normal que Louis se soit marié !

Je secoue la tête et me dirige vers le coin cuisine alors que Louis m'interpelle.

"Harry ! Attends !"

Je me retourne et le vois s'avancer vers moi, ses yeux bleus ancrés aux miens. Je glisse mes doigts dans mes cheveux pour les remettre en place.

"On va fermer le gymnase vers 22h30 - 23h. Tu viendrais boire un verre, après ?

- Pour quoi faire ? je réponds, sur la défensive, ce qui surprend Louis.

- Parler d'avant, de ce que tu deviens... Pourquoi tu es parti, comme ça...

- Je... Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr."


Je tourne les talons et cette fois, rejoins Adam et Rose, laissant Louis planté au milieu de l'entrée, comme j'ai dû le laisser il y a huit ans dans le hall du lycée.


*

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