Chapitre 2-1
Et je patiente.
Longtemps. Le temps que mon téléphone daigne afficher le portrait de l'heureuse élue.
Un jour, il va vraiment falloir que je me décide à remplacer ce vieux machin par un autre qui a une capacité de mémoire plus importante. Mais bon, pour l'heure, il me suffit et, surtout, il fonctionne. Je ne lui en demande pas plus. Je ne suis pas comme Natacha à claquer tout mon fric dans des vêtements de marque ou à adopter le dernier smartphone à la mode. De toute façon, avec ma paye de serveur, j'ai juste de quoi payer mon loyer et mes charges, ainsi que quelques sorties avec les pourboires. Et encore.
J'attends donc que pépère termine son chargement en zieutant sur les chaînes de la télévision. Des programmes de télé-réalité, des films vus et revus...
Je louche discrètement sur l'écran de mon portable, pendant que j'appuie sur les boutons de la télécommande.
Oh, putain !
La photo s'est affichée.
La nana sur l'écran, je la connais. Ou plutôt, je sais qui elle est.
Y'a pas de doute possible. La nana qui me fixe avec un immense sourire coquin est ma névrosée de voisine ! Celle d'en face. Les mêmes yeux marron, le même nez légèrement retroussé... Sauf que ma voisine, ce n'est absolument pas cette bombe qui est à deux doigts de violer son photographe ! Non, ma voisine, c'est plutôt : gueule de deux pieds de long et sprint de cent mètres si j'ai le malheur de la saluer. Depuis un an qu'on vit sur le même palier, je ne l'ai jamais vue habillée autrement qu'avec ses joggings larges et ses sweats trois fois trop grands. Elle passe son temps cachée derrière une frange trop longue et des lunettes qui lui mangent la moitié du visage. Elle est aussi enjouée qu'un molosse à qui on aurait piqué son os.
Non, ça ne peut pas être Samantha Perrin. Il y a forcément une explication. Et elle me vient aussitôt : c'est sa sœur. Mieux, sa jumelle ! Elles sont du même âge, après tout.
Je m'enfonce dans le canapé pour finalement m'y allonger, le téléphone brandi devant moi.
Miss Beauté ne porte pas de lunettes, ses cheveux sont détachés et sa robe à fleurs moule à merveille ses seins et ses hanches pleines.
Plutôt canon la sœurette. Difficile d'imaginer qu'un corps similaire se cache sous les horreurs que Miss Teigne aime tant porter...
La curiosité me titille et je ne résiste pas à l'envie de parcourir sa fiche descriptive.
Elle comporte peu d'éléments. J'apprends que Miss Beauté a vingt-cinq ans et mesure un mètre soixante-deux. Elle aime le chocolat et déteste le chou-fleur. Elle ne fume pas et ne boit pas. Elle pratique la course à pied deux fois par semaine. Elle ne sait pas si elle veut se marier ou avoir des enfants, tout ce qu'elle recherche c'est un homme qui ne baisse pas les bras devant les difficultés et qui saurait se battre pour elle.
Hum. Probablement une référence à des expériences douloureuses. Ça sent la nana trompée à des kilomètres. Si ça se trouve, c'est bien ma petite voisine, mais à une époque où elle était heureuse. La vache . Je ne sais pas ce que lui a fait ce type, mais elle a morflé . Un beau gâchis. Aujourd'hui, c'est une épave.
Le photographe était probablement son Jules, vu la manière dont elle lui sourit.
Le scénario est classique : pour retrouver quelqu'un, elle sort de vieilles photos d'elle où elle ressemble encore à quelque chose et les balance sur le Net. Elle ne serait pas la première à agir de la sorte. Quelle idiote ! Les hommes s'empresseront de fuir dès qu'ils s'apercevront de la supercherie.
Purée, je suis sûr que c'est ça.
Peut-être que dans un autre temps, je me serais intéressé à elle, mais là franchement je n'ai pas l'étoffe d'un Saint Bernard. Aujourd'hui, Samantha est une vraie loque asociale. Il manquerait plus qu'elle ait viré schizophrène et le tableau serait complet.
J'étais prêt à céder au caprice de Mickey pour sa maudite soirée, mais là c'est trop demandé. Je n'ai aucune envie de m'afficher avec Miss Teigne.
Sous quel nom m'a-t-il enregistré déjà ? Ah oui : MagicMax. Je trouve dans le mail le mot de passe pour accéder à mon profil.
Le téléphone rame. J'ai presque envie de le secouer pour le forcer à aller plus vite.
Quand enfin la page concernée s'affiche, je constate que Mickey ne s'est pas foutu de moi. Pas de perruque rose, de grimaces idiotes ou de croûtes de sang. Je suis de trois quarts, avec un air pensif en observant quelque chose qui se trouve hors cadre. La photographie en noir et blanc est plus que correcte. C'est curieux, je ne me souviens absolument pas de ce cliché.
Ma fiche descriptive est nettement plus détaillée que celle de Samantha. Un mètre soixante-dix-huit. Vingt-sept ans. Brun aux yeux marron. Corpulence moyenne.
Moyenne ? Putain, il exagère ! Je ne suis peut-être pas bâti comme un bucheron, mais j'ai des années de pratique de boxe : je suis musclé !
Pilosité : « à voir ». Style : « à remanier ». Hobbies : « Ne demande qu'à s'occuper ».
Non, mais sérieux ! Ces quoi ces réponses à la con ?
Attentes : « Accepte toute proposition de femmes entre 18 et 55 ans, célibataire, divorcée ou en passe de l'être, ou veuve ou en passe de l'être. Urgent, me contacter. »
Veuve ou en passe de l'être ?! Non, mais qu'est-ce que Mickey avait dans le crâne pour écrire de telles conneries ? Avec ce genre de profil, il me fait passer pour un gros obsédé désespéré limite dépressif !
S'ensuit une description brève où cette andouille s'est carrément défoulée. Selon ses dires, MagiMax est « gentil, doux, attentionné, adorant les enfants, les chiens, les oiseaux et les reptiles, aimant le scrabble, les dîners aux chandelles, les ballades, les voyages, les jeux vidéos, le cinéma, la lecture, la famille... Évidemment à ce portrait totalement surréaliste et farfelu, il a fallu qu'il rajoute à quel point je suis sensible, mais fort, très intelligent et pourtant modeste, respectueux des mouvements féministes et impliqué sérieusement dans la défense de l'environnement.
— Pauvre crétin ! Quelle abrutie va gober tout ça ? râlé-je, après que Mickey ait daigné décrocher son téléphone, après huit sonneries insistantes.
Il a dû s'empresser de filer à l'autre bout de l'appartement pour prendre l'appel.
— Oh, je vois que tu as fait ton petit curieux.
Je devine sans problème son sourire triomphant.
— D'abord, tu me fais passer pour un gros obsédé dépressif et ensuite pour un petit trou du cul !
— Pas du tout. Je ne pouvais quand même pas avouer que tu étais un jeune con de vingt-sept ans, fauché, sans la moindre famille, et qui n'a pas baisé depuis des mois, parce qu'il se tape une dépression depuis que sa dernière nana l'a largué pour un gosse de riche.
Je l'entends se marrer.
— Je te hais.
— Remercie-moi, surtout. J'ai fait une compilation complète de toutes les attentes féminines. Normalement, tu corresponds à quatre-vingt-dix-huit pour cent des recherches.
Okay. Donc, en supposant qu'il y ait plusieurs milliers de nanas en manque d'amour sur ce site, une seule me correspond et elle est aujourd'hui moche et associable ? Mais qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour que le sort s'acharne sur moi à ce point ?
— Elle est canon, non ? roucoule Mickey.
— Elle l'était peut-être, il y a plus d'un an avant qu'elle emménage en face. Cette fille, c'est ma voisine. C'est Miss Teigne.
— Hein ?
— Ouais ! Je te dis que c'est Miss Teigne.
— Ta voisine ? Tu déconnes ?
— Non.
Un silence tombe entre nous. Mickey a déjà eu l'occasion de l'apercevoir plusieurs fois. Il avait lui aussi essayé de se montrer poli, mais il avait vite abandonné toute idée de lui faire la conversation. Elle demeurait décidée à ne pas nous calculer.
— Statistiquement, vous êtes compatible.
— Et en quoi ? Tu l'as bien regardée ?
— Elle a peut-être des soucis en ce moment...
Phase ou pas, je m'en moque. Je me serais volontiers plié en quatre pour inviter la bombe de la photo, mais certainement pas le fantôme qui me sert de colocataire du quatrième étage. Ces derniers temps, elle a de plus en plus d'attitudes étranges, pour ne pas dire carrément suspicieuses. Je ne serais pas étonné qu'elle cache de lourds secrets derrière sa porte. J'ai toujours eu le nez pour savoir si une personne allait me créer des problèmes, et, avec elle, rien que d'y penser, j'en ai les poils tout hérissés. Je le sens, je le sais, je dois me tenir autant que possible à l'écart.
— Max, ne joue pas aux difficiles. Souviens-toi : un seul rendez-vous, c'est tout ce que je te demande.
— Mickey, je n'avais pas l'intention d'aller plus loin que ta maudite soirée. Si j'invite cette fille pour la larguer trois heures après, elle va sauter par la fenêtre !
— Alors, trouves-en une autre, mais magne-toi. J'ai déjà prévenu Élisabeth que tu venais à dîner demain soir avec ta nouvelle conquête. J'ai eu un mal de chien à la convaincre de t'accueillir, donc ne me lâche pas ! Et puis, je te rappelle que tu me dois un service.
Mickey ne rigole plus.
Ce rappel à notre passé me plonge dans un silence songeur. L'enfoiré. Je sais bien qu'il ne fait pas référence à l'acquisition de l'appartement. Après ma séparation brutale avec Natacha, j'ai pété un câble. Pour une simple bousculade dans la rue, j'ai provoqué un type, qui était bien plus fort que moi. J'ai frappé, mais mes coups n'ont pas porté. J'étais trop bourré. L'autre savait se battre, et j'ai toujours eu le chic pour tomber sur des gars bâtis comme des bodybuildés. En trois mouvements rapides, il a esquivé mes attaques et m'a littéralement tabassé. Mickey m'a retrouvé le visage en sang, et sans son aide — et celui de Philippe, le gérant de la salle d'où sortait le mastodonte — je ne serais pas en train de discuter avec lui en ce moment.
Je chasse mes mauvais souvenirs d'un soupir. Au même moment, une alerte s'affiche sur mon écran m'informant que Miss Teigne s'est connectée sur le site de rencontres.
Une seule soirée, qu'est-ce que c'est en comparaison de ce que Mickey a toujours fait pour moi ?
— Très bien. À quelle heure ?
— Disons à 19 h.
— C'est noté.
Je raccroche sans lui laisser le temps de rajouter autre chose.
Peu importe ce qu'était Samantha, il y a des années, ce qui compte c'est ce qu'elle est aujourd'hui : une personne franchement déprimante et que je n'ai pas le moins du monde envie de connaître. Je trouverai bien sur ce site une autre donzelle à séduire et à emmener à ce dîner.
Je farfouille dans les profils pendant presque une heure. Il y en a pour tous les goûts — des brunes, des blondes, des grandes, des petites, des gros seins ou des petits, des intellos ou des aguicheuses. Des jeunes et des moins jeunes.
Je pourrais faire mon difficile, mais je n'ai pas vraiment le temps pour ça. Plusieurs sont en ligne.
L'une d'elles s'appelle Judith. 90E. Des lèvres à croquer et des yeux bleus renversants. Ses photos montrent qu'elle sait s'amuser et qu'elle est également très souple. J'aimerais bien savoir à quel point... Mickey a raison, il est temps que je cesse de m'activer le manche tout seul.
Choix validé. Je fonce.
Judith n'est pas du genre à tourner autour du pot. Après un simple salut, elle me propose direct de boire un verre dans une brasserie. C'est à deux pâtés de maison d'ici. Je l'informe que je serais sur place d'ici une heure – le temps pour moi de prendre une douche et de ranger le bordel qui règne dans mon studio.
Je me lève du canapé à l'instant même où le verrou de la porte d'entrée de Miss Teigne se fait entendre.
D'ordinaire, je ne joue pas les curieux, mais là c'est plus fort que moi. Je me glisse sans bruit vers la porte pour jeter un coup d'œil dans le judas.
Et là, mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
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