~ Correspondance XVII

Oh Eleyan ! Ton nom si doux à ma raison me manquait tant !

Sysso tarde à revenir ! C'est que les ennuis qui me traquent n'ont pas dû lui échapper. Mon esprit a été mis à mal par la volonté de voir poindre notre courrier et celle de ne point la voir, car il y a tant à dire. Oh, Eleyan, je crains ce que je vais t'écrire et je redoute plus encore de voir ta réponse. Que dois-je faire ? Je ne le sais. La vérité... Rien que la vérité, n'est-ce pas ?

Doux ami, quoi de plus sombre que des temps rudes et stériles ! Toute ma conscience se met à geindre et tout me devient si pénible. La seule âme à qui j'en fais mention est toi, car en vérité, je n'ai pas parlé depuis trop longtemps. J'avance en silence, consciente des oreilles environnantes. Je ne sais que dire et à qui le dire. Ma voix me semble rauque et faible. La solitude... Tout me semble si austère, comme si je n'avais jamais vécu avec la compagnie. Le temps semble long. Ton nom me semble plus précieux encore. Quand je vois un cours d'eau ou un lac, je songe : « Oh ! Eleyan veille sur moi. Il n'est pas loin. » Quand je pleure, je me dis : « Voilà ce que je secrète pour mon ami... C'est qu'une partie de lui vit en moi. »

Et c'est avec tendresse que mes pensées nourrissent l'image que je me fais de toi depuis longtemps. Je n'ai pas encore lu ta lettre, elle n'est pas arrivée... Je marche, mes bottes sont en sang comme mes talons. Et quand je chevauche, je souffre tout autant. Mon échine se courbe tant et si bien qu'il me semble être une danseuse ou un insecte, au choix selon mon humeur. Dans les moments de quiétude, il m'arrive de sursauter à répétition, mon corps s'étant habitué aux longues journées à dos de jument. Et ma lame me semble si austère. Je suis tombée bien bas pour m'accompagner d'une pareille chose, pensais-je d'abord. Et en d'autres instants, le bon sens tel que je le perçois me suggère qu'entre mes effets personnels et ma lame – si je devais choisir – je devrais opter pour la seconde. C'est que j'intellectualise beaucoup et je nourris mes carnets et ma réflexion, mais quand il y a peu qui est donné à voir, à boire et à manger, l'on s'épuise sur des constatations absurdes et éreintantes. Oh... Je tourne encore autour de la vérité que je veux t'annoncer...

Eleyan, est-il moral d'occire ? Certainement pas. Mais la moralité prend-elle en compte l'instinct de survie et la légitime défense ? Si nous considérons dans la nature – celle-ci est amorale, entendons-nous – deux prédateurs qui s'affrontent, que pourrais-tu penser du premier qui tue le second ? Qu'en penser si cet acte déchirant ne permet pas de nourrir un besoin élémentaire inhérent aux vivants ? La question m'est encore difficile à aborder, et j'aurais voulu l'écrire en mille et un termes, mais je dois rester concise... Il m'est arrivé du mal dans ma quête de bien. La haine pure et simple (ou simpliste ?) a attiré à moi mes assaillants. Que me voulaient-ils ? Je ne le sais. J'ai été embarquée dans un combat dont je ne comprends toujours pas les enjeux, à l'exception de ma vie. Les peaux bleues mènent la vie dure, et il est impensable, semble-t-il, d'en voire une en âme libre. Jurer, batailler et violenter semble légitime pour ne pas dire évident et pourtant... qu'ai-je fait ? Ou que n'ai-je pas fait ? À les écouter, je n'ai pas de mérite ; le seul qui puisse m'être reconnu, c'est que je me suis donné la peine de naître. Ma volonté serait déplacée et ma sensibilité erronée...

Ils m'ont attaquée, Eleyan, ils m'ont attaquée... Oh, je sais simplement qu'ils sont les bandits qui ont volé mon premier protecteur. Ces visages... je... Aussi crois-je qu'ils ont dû se délecter de la trouvaille pour ne point abandonner une si pauvre carrière. Certains sont liés au crime par une apparente nécessité, d'autres y voient le plaisir du vice et du chaos. Je crois qu'il s'agit plutôt pour ces cruels qui m'ont suivie d'avidité et de haine. Et je ne sais ce qui est arrivé, je... pour une femme d'un peuple aquatique, j'ai fait quelque chose qui n'aurait pas dû arriver. Mais c'est arrivé. Je l'ai vu, non sans un certain déplaisir. J'ai créé des flammes. Ces flamiches d'autrefois n'étaient pas seulement un songe d'une nuit douce en lieu idyllique. De ma paume a surgi une flamme tandis que nous nous battions dans un vieux cabanon abandonné. Mes agresseurs... ils ont été surpris. Ils n'ont pas réussi à me toucher ; les épées adversaires étaient tantôt raides et peu assurées, tantôt orgueilleuses, arrogantes et prétentieuses. Je peux ajouter la maladresse à une longue liste d'erreurs ; casser le poignet, tendre le bras, frapper à une main et user seulement une partie du fil de la lame... Dans leur volonté de m'impressionner, ils se sont perdus et sont tombés dans de tristes écueils. Désarmés, ils revinrent à la charge, et là le feu intervint. Désolée... La confusion... tout s'embrouille dans mon esprit... Je m'espérais fleur, je ne suis qu'une algue séchée... Lorsque je suis partie... le cabanon avait brûlé et les cris de douleurs et de terreurs s'étaient éteints...

Eleyan... Je ne sais ce que tu vas penser de moi... Je ne me connais pas moi-même ; j'ignore quels vont être tes sentiments à mon égard ; si tu me veux loin de toi, je le comprendrai. J'en souffrirai, mais ce sont des maux que j'assumerai. Ma raison, développée comme elle est, ne peut pourtant m'empêcher de sombrer dans une torpeur intense et un doute constant. Je ne me suis pas délectée de ce que je suis devenue à l'instant où j'ai vaincu. Je n'aime pas mon pouvoir. Je comprends qu'il peut servir de bonnes causes mais je souhaiterai n'en avoir jamais disposé... Mince... Je suis effrayée... J'ai peur de moi-même... Je n'ai pas hurlé, je n'ai pas pleuré, j'ai tué et mon cœur s'est déjà calmé... N'aurait-il pas dû me laisser des jours durant toute tremblante ?

J'ai brûlé deux autres lettres avant que je ne t'écrive celle-ci ; c'était de l'écriture de mauvais goût et des tournures enlaidies par quelque empressement dont je ne puis pour l'instant me débarrasser. Oh ... Sysso arrive...

Eleyan, cette puissance, nous devons en effet nous en méfier. Je suis heureuse qu'il n'y ait aucune pluie qui puisse renforcer cette chose en moi. Et voilà que je parle encore de moi... mes excuses. J'aimerais tant être à tes côtés, parfois ne point être navilak ; tu sembles t'épanouir auprès de civilisations, te construire en tant qu'être de ce monde et découvrir. Et j'aimerais rencontrer ces âmes dont tu me fais la description. Intéressant, vraiment intéressant ! Tu as toute mon attention, ma sympathie et tu es cible de ma fascination. Un exemple à suivre. Bien qu'il faille veiller à ne point juger sur la couleur de peau, mais cet écueil, dont tu as fait mention, a été évité. Et ton apport a été grand et mesuré ; bouleverser des vies peut être délicat, et si les conséquences ne nous apparaissent clairement, elles éclateront auprès des vivants qui se sont terrés en ces lieux qui nous ont vus passer.

Je fais route vers l'océan. Quant à tes questions, je ne puis y répondre, quelles qu'elles soient. Je n'ai jamais vu de lucioles et quant aux armes... je ne sais quoi dire. Je ne suis plus une amie raisonnable et te laisse le soin d'agir selon tes prédispositions et souhaits à la suite de la lecture de cette cruelle expérience (pour moi certes, mais surtout pour mes agresseurs – qui suis-je pour leur avoir pris la vie ? Je te renvoie Sysso immédiatement. Il ne doit plus rester longtemps avec moi... du moins, pour un temps. Je ne pense pas qu'il y ait d'autres de ces gens qui en veulent à ma vie. Mon instinct ne m'a pas fait défaut, alors je lui fais confiance. Ma lettre est désespérément courte... je voudrais te parler de tant de choses mais je ne m'en sens pas capable. Pas avant d'avoir eu ta réponse. Et si Sysso ne me revient plus, cela constituera aussi une réponse.

Eleyan, quelle que soit ta considération envers moi, je l'accepterai...

Que les esprits des eaux et les Quatre veillent sur toi,

Finna

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