~ Correspondance XVI

Chère Finna,

L'orage a éclaté il y a six jours et il bruine encore ! Je n'avais jamais vu pareil déchaînement des éléments. Au commencement, les éclairs zébraient le ciel de lueurs lugubres à intervalles de plus en plus rapprochés pour éclairer finalement le village comme en plein jour malgré le plafond obscur qui le couvrait. Je garde encore l'image de ces foudres qui semblaient issus d'une main divine pour punir quelque végétal, quelque arbre, quelque montagne de ce qu'elle n'était pas assez belle ou qu'il n'avait pas poussé assez vite. Les nuages noirs faisaient comme une immense chape sombre et noire qui s'étendait jusqu'à l'horizon et semblait peser si lourd sur nos têtes que j'avais l'impression de me déplacer lesté de poids, avec une lenteur et une maladresse désespérantes. Le bruit, surtout, était terrible. Les trombes d'eau qui dégringolaient en gouttes grosses comme des cailloux sur le sol ocre et le tonnerre qui rugissait au-dessus de nous comme s'il eût résonné dans nos oreilles et dans nos cœurs mêmes et le vent qui mugissait et giflait pour s'efforcer en vain d'éloigner toute raison. Je l'avoue, sans être effrayé, je fus fort impressionné et je me souviendrais toujours de cette tempête incroyable. Tu ne peux savoir – et je ne sais pas si tu le voudrais – connaître ce sentiment de puissance qui m'a envahi lorsque toute cette eau est tombée du ciel comme directement dans mes veines. J'avais l'impression de pouvoir soulever des montagnes. Ivre, en extase et ayant parfaitement conscience de mon état, j'ai pris bien soin de ne pas contacter l'Esprit de l'Eau. J'ignore si j'aurais pu me contrôler alors et j'aurais causé des dommages bien conséquents à des gens qui ne le méritent pas.

Oui, tu ne te trompes pas, j'ai dit « des gens » car j'ai trouvé la civilisation ! Ou plus exactement, un village, à défaut de cette appellation peut-être trop présomptueuse. L'accueil qu'ils m'ont réservé fut inouï. Alors que j'émergeais de quelque chose qu'ils désignent comme « enguaere »... Pardonne-moi cette écriture phonétique et mauvaise de ce mot dans leur langue mais je ne la parle pas et ils n'écrivent pas (une marque de non-civilité peut-être ? Certains l'auraient pensé, j'en suis sûr, mais je ne le crois pas pour ce qu'il est de mon avis et je vais t'expliquer pourquoi ensuite) ; de plus, je n'ai pas de mots dans notre langue pour décrire ce fatras de plantes exotiques aux noms et aux saveurs plus étranges les unes que les autres.

Par où dois-je commencer ? Je ne le sais même plus. Je parlais de flore à l'instant. Peut-être t'intéresse-t-il de connaître un peu de ce pays ? Et peut-être pas... Je vais faire court alors et ne présenter que ce qui m'a marqué... Quoique les quelques mots déjà laissés sont assez évocateurs j'espère puisque je vais passer aux habitants. Tu comprends, ils n'écrivent pas et je pensais pouvoir faire réserve de support d'écriture ici or, je ne le puis. Je crains donc qu'il ne me fasse défaut si je n'y prends pas garde. Je m'égare à nouveau, hélas. Je disais donc que j'étais en bien piteux état à mon arrivée parmi ces gens. Lorsqu'ils m'ont vu, ils n'ont pas hésité à me donner à boire, ce que j'ai refusé, à manger, ce que j'ai accepté, et un logis avec deux petits enfants dans une de leurs huttes. Je portais une arme et ils auraient pu être méfiants mais rien dans leur attitude ne laissait voir qu'ils me craignaient et je pense que la clé pour se faire accepter, ce n'est ni d'être naïf, ni d'être profiteur, ni d'être pacifique, c'est d'être curieux et volontaire. J'ai aidé aux tâches autant que j'ai pu avant que l'orage n'éclate et ne fasse cesser toutes les activités. D'ailleurs, ce que je prends pour la colère de l'Esprit de l'eau ne les émeut pas dans le même sens que moi. J'ai vu, je le jure, un enfant courir sous la pluie comme un demeuré en ouvrant grand la bouche comme pour avaler tout entiers ces torrents d'eau qui tombaient du ciel. Étrange spectacle que de voir un adulte le rejoindre et rouler dans la boue et l'herbe trempée avec lui, tous deux presque nus. Il est vrai que sous ce lourd couvercle qui transformait le jour en nuit, la chaleur nous suffoquait et moi-même habitué à la chaleur de l'été de ma maison, je me trouvais tout transpirant. Tant et si bien que, dussé-je en avoir honte plus tard, je les rejoignis sous la pluie et je m'amusai fort longtemps avec eux. Par cet événement particulier, je compris qu'ils ne voyaient pas souvent la pluie et que l'accès à l'eau était pour eux chose difficile. À la lumière de ce que j'avais appris, je voulus me rendre utile mais hélas, plus prévoyants que moi, ils avaient fait des réserves pendant ces pluies et m'assurèrent alors par des gestes qu'ils n'avaient pas besoin d'eau. Ils ignorent qu'avec toute la puissance à peine amoindrie qui coule dans mes veines, faire venir des barriques entières d'eau de n'importe où ne me coûterait aucun effort. Pourtant, je n'ai pas voulu leur faire une démonstration. J'ignore si cela serait bénéfique. Ils auraient des réserves pour plus longtemps peut-être. Et après ? Perdraient-ils l'habitude d'aller chercher de l'eau ? Enverraient-ils des gens au quatre coins du monde qu'ils connaissent pour trouver un élémentaire d'eau inexistant ? Je l'ignore et je le crains, alors je pense qu'il vaut mieux qu'ils me croient homme, comme eux, mais à la peau claire.

Oh ! Je ne t'ai peut-être pas dit ! J'ai douté de leur civisme aussi à cause de leur peau, je te l'avoue, elle est aussi sombre que le bois d'ébène ou que la couleur du ciel nocturne et leurs yeux, deux charbons si noirs qu'on n'en voit pas la pupille ! Grâce à leur accueil empressé, je n'ai pas eu peur le moins du monde et surtout que tous sont semblables et que j'étais différent, mais je me demande quelle aurait été ma réaction si j'avais rencontré l'un de ces hommes en ville, au milieu d'autres hommes à la peau claire. Je n'ai pas la réponse, peut-être l'as-tu ? Suis-je sot ? Tu m'en parles dans ta dernière lettre et les Navilak n'ont pas l'air d'être bien reçus partout. J'en suis désolé pour toi et je me demande si effectivement comme tu l'as dit, nous n'aurions pas tous la même racine. Après tout, cet élémentaire de terre a au moins l'esprit en commun avec nous. La parole peut-être aussi et l'amour filial certainement. De là à se demander si nous sommes tous issus de la même famille et que nos différences ne sont que des hasards... Il n'y a qu'un pas que je franchis aisément. J'aime à penser que le monde est une grande famille et j'aimerais surtout que d'autres le voient comme moi. Je sais que si nous étions tous identiques sur nos opinions, le monde aurait peu d'intérêt mais peut-être y aurait-il moins de délits et de crimes si, avant que le voleur ne vole, il pouvait se dire : « Je vole mon frère, ma sœur, ma mère ou mon père qui sans cette ressource ne pourra pas survivre. Je dois trouver un autre moyen. » J'aimerais tant que le monde soit plus doux et nous épargne. Je crains pourtant que cet espoir ne soit vain.

Au sujet de mes nouvelles, il te suffit désormais de savoir que je quitte ce pays pour marcher vers l'Océan et que je l'atteindrai probablement dans quelques jours. Là-bas, je parcourrai la côte de long en large, dussé-je y passer ma vie ! J'ose te demander de te ménager et de ne plus avaler les kilomètres comme tu l'as fait jusqu'ici : j'ai un but désormais et j'y parviendrai quels que soient les obstacles. J'ai pris du repos et je te conjure d'en prendre aussi. Les rôles s'inversent et il ne te reste plus qu'à atteindre l'Océan sans te mettre en danger. Je me questionne encore cependant sur une chose : es-tu toujours poursuivie ? Peut-être me l'as-tu dit et je l'ai oublié. Hélas, il fait trop sombre pour que je fatigue mes yeux à relire tes lettres que je croyais connaître par cœur et Luciole – ma petite lueur du ciel, tu t'en souviens ? – a eu peur de je ne sais quoi et refuse de sortir de ma poche. Peut-être l'information se trouve-t-elle dans ta dernière lettre que je n'ai pas pris le temps de relire ? Je me déçois, parfois, mais il n'est pas ici question de cela. J'aimerais savoir si, lorsque nous nous rencontrerons, je devrais savoir manier l'épée afin de te défendre ou si au contraire, je pourrais te serrer dans mes bras sans crainte. Ou, si le contact t'indispose, je pourrais avec joie me contenter de tout ce que tu voudras bien m'offrir mais, enfin, j'aimerais savoir, je t'en prie.

Prends garde à toi, surtout. J'ai hâte de terminer l'écriture de la lettre et de pouvoir te renvoyer Sysso afin qu'il te protège mais j'aimerais qu'il ne retombe pas entre de mauvaises mains alors, je ne sais si je dois attendre. Penses-tu que si je l'envoie avec Luciole en lui donnant des consignes, ils sauront se coordonner et comprendre ce qu'on attend d'eux ? Luciole passe inaperçue et pourrait te chercher et ensuite, prévenir Sysso afin qu'il sache s'il doit, ou non, te délivrer le courrier ? Il vaut peut-être mieux que j'effectue des essais avant de les jeter dans une pareille aventure... Cela signifie donc que tu devras patienter. Ah ! Pourquoi tant de choix et tant d'enjeux ! Parfois, j'envie l'innocence de l'enfance que j'avais autrefois...

Assez de lamentations. Je ne suis pas fatigué et je vais me livrer aux expériences dès cette nuit. À l'aube, que cela ait fonctionné ou non, Sysso s'envolera, me laissant derrière lui. Souvent, sa présence me manque mais je me dis alors qu'il est avec toi et qu'il vaut mieux cela, pour te protéger.

Prends soin de toi !

Que l'Esprit de l'eau veille sur toi !

Eleyan Eredor

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