~ Correspondance XV
Eleyan, mon ami,
J'ose quelque peu imaginer, sans prétention ni orgueil, l'effet d'une lettre arrivant, comme une providence ; un simple bout de papier ? Non, je crois qu'il s'agit de plus que cela, une apparence subtile pour un lien fort ! Oh mon ami Eleyan, tu es très important pour moi, plus encore que je ne veux bien l'admettre. Tes lettres sont les étoiles qui éclairent mon chemin, de nuit comme de jour, et c'est un honneur de pouvoir te relater mes aventures et mésaventures ; il ne me reste d'ami fidèle que toi et Sysso, et je suis heureuse qu'intellectualiser les pensées et les mots ne soit pas encore un luxe. Aussi te demanderais-je d'écrire comme cela te vient, car tes pensées, organisées ou non, font mon bonheur quand elles me parviennent. Divague, écris, croque la vie à pleine dents et sois heureux ! Je t'écris cela, mais je ne suis pas moins maladroite ce soir. Cette fois-ci, je n'ai plus l'excuse de la fatigue... pour l'instant...
Tu as dû remarquer les nombreux jours qui ont filé entre nos deux réponses. Comme je te l'ai certainement mentionné, je chevauche depuis si longtemps que la douleur ne me quitte plus. Nous nous arrêtons simplement pour éluder une mort par épuisement. J'ai retrouvé une monture ; mon présent hôte m'a confiée une jument à la condition que je rejoigne l'un de ses contacts dans un hameau voisin. Il faut croire que l'on peut encore éprouver de l'empathie pour une peau bleue. Et lorsque j'ai découvert ma nouvelle compagne de voyage, elle était déjà scellée. Quelle beauté ! C'est un brave genet à la robe pommelée et à l'allure agréable ; son regard est doué d'une compassion que je n'ai trouvée nulle part ailleurs hormis la propre expression de Sysso ; je suis si étonnée d'avoir eu un tel présent que la gêne peut encore se lire dans mon regard en l'instant.
Oui, nous sommes donc proches, mais la frustration me guette ! J'ai beaucoup chevauché avant de me séparer de ma première jument et mon corps crie souffrance. Ce qu'il restait à faire, je l'ai fait à pied. J'ai tenté de traverser au plus vite la distance qui nous séparait, mais plus je me rapprochais de toi, plus je devais multiplier les précautions. Je dois faire vite et composer ma lettre rapidement. Je suis entrée dans une grande cité, Kalyef, mais les gens de mon espèce n'y sont pas les bienvenus. On ne les voit pas dans les rues. Le servage.
Sysso ne m'a pas rapporté tes lettres ; notre ami phénix a été intercepté dans la cité, d'où ma présence derrière ses murailles. Fort heureusement, un heureux événement nous a évité une triste situation. Un ami, imprimeur respectable s'il en est – et mon présent hôte – a prétendu être le propriétaire et compagnon du brave. Il est tombé sur la lettre et l'a lue. Au départ, je lui en ai quelque peu voulu ; mes sentiments ne sont pas restés vifs bien longtemps. Sysso est sauf grâce à son intervention ; c'est un visage familier que j'ai déjà vu dans... dans mon ancienne vie. Il m'a offert d'écrire des correspondances similaires pour son compte, mais j'ai décliné l'offre. Je ne peux m'éterniser ici. Les barrages sont nombreux sans parler des gardes et autres âmes promptes à la dénonciation. J'ai pris en note tes indications. Je les médite inlassablement, comme un unique credo.
Je ne sais où diriger mes prochains pas. Je n'ai jamais vu les eaux infinis... là où vit une partie de mon peuple. Les navilaks, des récits que l'on a tenus pour moi – je n'ai jamais vu quiconque comme moi pour l'heure – vivent en esclaves sur la terre et êtres libres sous la mer. Nous vivons dans un monde mystérieux, qui est encore à explorer, avec des mystères à découvrir ou à laisser dans les ombres. Tout est encore à voir et naviguer sur les océans, découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles cultures, voilà la constitution des récits qui m'ont été portés dans mon autre vie. C'était un moment heureux de ma vie, et tes descriptions de cette immense étendue d'eau me rappellent avec une certaine nostalgie cette part de tendresse qui se tient encore dans un coin de mon âme. Oui, c'est agréable et tout me paraît, par de pareils propos, si idyllique.
A propos de cet élémentaire que je t'ai décrit de ma précédente lettre, je ne crois pas qu'elle soit faite d'autre chose que de terre et d'esprit. Je ne peux la nommer autrement et les âmes pensantes usent de cette même appellation pour ces créatures. Mon éducation m'a peut-être inculqué à tort ceci, néanmoins il n'y a pas de cases toutes faites et les vivants de ce monde ignorent encore beaucoup de choses. Toi, mon cher ami, tu es fait de sang, de chair, et la Terre est bien sûr une part de toi ; ne peut-on point te considérer au moins comme un demi-élémentaire si l'on considère les caractéristiques de l'humain dont tu sembles te parer ? A moins que vous vous considériez comme un peuple à part, très différent des humains, mais je me plais à croire qu'il n'y a pas de véritables frontières humaines et qu'il y a du cœur chez chacun d'entre nous. Oh, je dis cela après des pensées bien noires, n'est-ce pas ? Mes derniers propos t'ont étonné. Si je suis confronté à une réalité impassible, je crois que je suis encline à demeurer éternellement niaise dans un recoin de mon âme. Sais-tu que les gens nous pensent élémentaires d'eau, nous autres navilak ? Même s'il n'en est rien – je crois – nous avons une partie de notre histoire dans des cités sous-marines et notre lien avec les eaux est évident. Et notre différence est bien présente. Elle effraie les cœurs et intimide les plus braves. L'autre jour, je marchais dans les rues lézardées, silencieuses, quand je me sentais observée. Non, ce n'était pas un homme, mais un enfant qui se cachait de moi. Son corps se muait dans la terreur lorsque nos regards se croisèrent. Je crus que le garçon allait fondre au soleil. Sa mère, non-loin de lui, lui interdisait de s'approcher. J'aurais pu me sentir blessée, irritée voire insultée... J'ai étudié et vécu dans un confort aujourd'hui pulvérisé, mais je n'oublie pas mes racines : je suis d'une origine modeste et je ne daigne guère me laisser aller à un jugement ou une attitude hostile.
Je m'agenouillai devant l'enfant et lui souris. Malgré les injonctions de sa maman, il vint à moi et mon sourire s'étira. Le brave se mit lui aussi à arborer la plus belle expression à mon égard, découvrant ses dents mises à mal. Je lui demandai comment il allait et si je lui faisais peur. Il me répondit par la positive, tout en jouant avec un petit couteau tout brillant. Je le rassurai et lui fit quelques gestes tendres. « C'est vrai que ton sang est bleu et acide ? » La question m'étonna d'abord, puis je lui empruntai sa lame et m'ouvrit une petite fente à peine perceptible. Je versai un peu de moi dans les mains du garçon et celui sa mère. « Ah non, maman, vois ! vois ! Elle a le sang tout comme nous ! navilak, c'est une humaine ? Ou c'est notre cousine ? » Je fus stupéfaite d'entendre de pareils propos de la bouche d'un enfant. Il m'a beaucoup donné à penser et peut-être que cela te donnera aussi matière à réfléchir sur nos liens et celui que tu pourrais avoir avec la créature dont je t'ai fait la description. Ainsi, je ne crois pas à l'absolu : il y a du bon et du mauvais en chacun et nous sommes bien inégaux face à notre destin. N'oublions pas que la vie n'est pas aisée en des terres arides ou aux côtés de parents ou de proches sévères et enclin à la violence, qu'elle qu'en soit la forme. Peut-être que tendre la main peut résoudre certains conflits ? Je t'écris cela alors que j'ai eu grande peine à trouver les mots. Je prépare mon départ avec discrétion, et c'est comme si les derniers jours les mots ne m'étaient plus venus. Mon esprit était tout entier refermé et tout me paraissait si injuste ; il est difficile pour une âme perfectionniste de trouver le juste mot et je crois que je ne pouvais être prête à t'écrire avant cette nuit. Dis-moi seulement si tu veux me retrouver proche de la mer... enfin, si tu désires encore mon amitié après tout ce temps écoulé... J'avais peur pour Sysso et mon aise avec les lettres m'a fait défaut.
Concernant la mort d'un homme... je ne sais si je le supporterai. Mon âme s'est endurcie pendant les années, et si je me suis entraînée à bretter, c'est pour désarmer. Il arrive cependant que le danger n'attende pas. Face à lui, nous ne pouvons échouer. Quand une âme essaye d'attenter à notre vie, l'on ne réagit pas comme on le voudrait. Cela n'excuse en rien l'acte de tuer. Qu'en est-il de la légitime défense ? Est-elle morale ? A bien des égards, le sujet est complexe. Je t'enjoins à apprendre les rudiments de la défense personnelle, sait-on jamais. Je te demande aussi d'être très prudent ; l'excès de confiance n'apporte pas toujours du bon, ne va pas au-devant des dangers, surtout si tu ne peux en venir à bout toi-même. Occire est un acte déchirant, mais beaucoup naissent dans la violence ou les ennuis, quand ils ne les héritent pas des parents. Nous n'imaginons même pas la situation de certains qui ne voient la solution et l'échappatoire que par la suppression d'un obstacle. Est-ce légitime ? Nous serions tentés par la morale de dire que la violence ne résout rien et qu'elle est illégitime, mais la nature est violente ; qu'en est-il des bonnes gens ?
Je dois prendre congé, cher ami. Je prie pour toi tous les jours ! Ma situation est compliquée mais j'agirai quand j'aurai de tes nouvelles. Pour l'heure, je dois rallier un petit hameau.
Ton amie,
Finna
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