~ Correspondance XIX
Cher Eleyan,
Il ne me reste plus beaucoup d'encre, de papier et encore moins de souffle. Mon ami, reste avec moi ; c'est au moment où je vois ton désir de mort se prononcer dans ta lettre qu'il m'apparaît que je désire te retrouver. Sans toi, qui sait où je me serai terrée ? Peut-être n'y aurait-il rien eu ni de futur ni de passé heureux et que le rivage noir m'aurait déjà tout entière avalée ? Non, ne pars pas. Sysso est un fidèle courrier, et tu es l'étoile qui m'a guidé dans mes nuits, le soleil de mes jours et les mots qui, plus que l'Espoir lui-même, m'ont donné une force dont je ne me serai jamais cru dotée. Nous avons sillonné les routes, bel ami – je ne t'ai jamais vu de mes propres yeux, mais je te sais bel ami – alors il nous faudrait un commun dénouement. Ensemble, jusqu'à la fin. Il y a cependant un ami commun, non, un frère qui mérite mieux de notre part. Sysso. Allons-nous lui céder en héritage quelque vide et une liberté amèrement gagnée ? S'étant brisé les ailes pour jouer les courriers pour nous, nous lui devons de continuer d'avancer. Viens à l'océan. Je t'y attends. Je suis la seule peau bleue ici. Et je suis seule...
Ces derniers jours ont été très durs. Je sens encore la douleur soulever ma poitrine, et des hauts-le-cœurs me retourner. J'ai été volée, Eleyan. J'ai été volée, et quelques robins malicieux m'ont dérobé quelques effets personnels, mon encre, ma plume et des victuailles. Et moi ? j'ai feint d'être endormie. Quant à mon sort, eh bien, ils ne savaient quoi fort d'une peau bleue. Certains d'entre eux ont refusé que malheur soit fait : ils ont des bouches à nourrir et volent à cet effet... mais d'autres... Ce que tu dois comprendre, c'est qu'une Navilak morte n'est pas une Navilak à venger. Aucun procès, aucune cérémonie, rien. C'est là la condition Navilanne.
Lorsque les derniers des voleurs (ils devaient être huit ou neuf) voulurent accomplir leur sombre dessein, je me levai avec mon épée, lourde et terrible ; chaque coup d'estoc, et je craignais d'en voir un ou deux s'effondrer (un navilak meurtrier est bon pour le bûcher ! Mais ce n'est pas pour cela que ma peine grandit. Il s'agit davantage des mêmes raisons que celles qui t'isolent dans une cruelle et sombre réflexion : on les pleurera tandis qu'on m'exécrera. Et mon cadavre, humilité, traîné dans la cité, tandis que le seigneur local apparaîtrait comme un homme droit, juste et à l'écoute des petits ! Non, je ne pouvais me laisser faire...)
Hélas, ils étaient trop nombreux, et si je pouvais aisément en tenir trois ou quatre à distance – et ce n'est guère un excès d'orgueil de ma part, leurs lames en petit nombre étaient maladroites et peu assurées – en l'occurrence, je ne pouvais y arriver. Par moment, mon instinct et les pulsations de mon cœur créèrent quelques filets de flammes qui giflèrent mes ennemis. La joute dura, dura encore et toujours, me semblait si longue tandis que je croyais en une fin tragique et douloureuse. Alors que l'on allait me transpercer le cœur (et tes lettres, car je les ai cachées ici sachant qu'on ne risquerait pas à les y chercher), une silhouette emmitouflée dans sa pèlerine bondit au milieu de la scène et changea la donne. Elle effectua je-ne-sais quelle botte, désarma quelques hommes et... en transperça un, le plus bourru et costaud, avant de se retourner vers les autres, pointe au clair. Pas un mot, seulement le silence autour du cadavre. La mort était intervenue si vite ; elle observait, Eleyan, sans savoir qui soutenir et qui emporter, et elle nous regardait avec une obstination si marquée que nous pouvions tous la ressentir qui s'appuyait sur nos épaules et nous alourdissait ainsi. Le jeu d'armes était terminé. C'est alors que cette femme dont je ne distinguai pas même la chevelure sombre du reste de l'horizon se retourna vers moi ; la lune me révéla ses traits, et je pris un coup de poignard ! Son regard si éclatant, si bleu, c'était comme si une lame givrée te transperce l'âme et fait hurler de douleurs tous les pores de l'être modeste que je suis, ou du moins que je veux être. Son regard bleu aurait pu passer aux yeux de quiconque pour celui d'une tueuse impassible. Toi et moi, Eleyan, nous ne sommes plus dupes. Tu l'aurais vue comme moi, ton jugement n'aurait pas été faussé. C'étaient les yeux d'une survivante. Du moins, l'œil gauche d'une survivante. Son étonnante chevelure noire était à l'épreuve du vent, et jamais ne révélait l'œil droit.
Sa main agrippa avec une force impossible ma tunique et m'emporta sur une jument pommelée que je n'avais pas vue avec la gravité de la situation. C'est avec elle que j'ai effectué deux jours de mon voyage. Il faut savoir cependant que passer deux jours en selle n'a rien de confortable. Le corps est mis à mal et l'esprit souffre en silence. J'avais tout perdu, ou presque. Il me restait ma lame, Sysso et toi. Avec les lettres, pour sûr !
La femme, les gens du coin l'appelaient la « borgne ». Je ne suis pas certaine de la véridicité de cette appellation. Certains parlent d'une malédiction pour les trop curieux, mais là encore, je préfère ne pas être trop curieuse. Je me suis refusée à l'appeler ainsi, alors je ne l'ai tout simplement jamais nommée durant notre séjour. Elle n'était pas bavarde, mais ma faculté à écrire et réfléchir a délié sa langue. Je craignais d'abord d'être tombée sur une mercenaire, car je n'oubliai pas qu'elle avait occis. Mais elle ne me réclama rien à l'exception d'allumer quelques feux pour y cuire la viande. La demoiselle s'était révélée être une excellente chasseuse, et elle parlait avec une aisance qui me rend toute rouge ! C'était une femme du monde qui ne pouvait m'accompagner parce qu'elle avait ses propres intérêts à suivre et que « là où j'allais », elle ne pourrait vivre. L'océan...
Enfin, je lui demandai la raison d'avoir pris la vie de l'homme qu'elle avait vaincu. D'abord, elle était quelque peu silencieuse. Ma requête dut la plonger en quelque état d'âme secret dont elle voulait demeurer seule garante, très certainement. Puis elle se saisit d'un peu de papier, puis elle écrivit, comme si les mots employés ne devaient se perdre dans l'air. Voilà sa réponse que je te partage :
« J'ai moi-même commis l'irréparable. Je me souviens de chaque homme que j'ai tué. Je ne le fais pas par plaisir, mais j'emprunte la voie du moindre sang ; si je ne l'avais occis, celui qui te cherchait querelle, il en aurait tué trois autres... Nous ne dérobons nulle existence par jouissance et chaque vie nous fait du mal. Aussi à cela ajouterai-je que nous ne dégainons jamais en premier ni n'apportons l'objectif d'occire. Mais lorsqu'un combat est engagé, que vous en faites partie, il y a une règle qui vous sauvera ou vous tuera : le vainqueur d'une lutte est le dernier qui reste debout. Nous n'avons pas le droit de perdre, demoiselle Finna, encore moins vous que moi, et moins moi que les hommes de ce monde. Mais c'est notre mode de vie. Non, je ne suis point mercenaire... Je ne suis point non plus une habitante de ce monde. Je suis une exilée. Peut-être le sommes-nous tous, d'une certaine manière ? »
Que faut-il en penser ? Je ne sais. Je crois que l'instinct est amoral, et qu'il nous garde de bien des malheurs. Je serais très inquiète si nous devions être amenés à agir sans culpabilité ; un plaisir éprouvé, et ce serait anormalement terrible, nous ne devons point nous délecter de tâcher nos lames d'un vermeille qui ne nous appartient guère. Tuer, mais pour se défendre ? La défense ? Seulement de la réaction ? Serait-ce davantage légitime ? Il y aura, je crois, toujours une fracture dans nos cœurs et nos âmes. Je sais seulement que nous devons garder nos lames affûtées et brillantes, et dissuader quiconque nous désire du mal.
Oh... assez de ténèbres pour une lettre solitaire et peu assurée. Eleyan, je suis près de l'océan ; cet horizon bleu coupé de filins flamboyants transperçant les eaux me rappelle que je ne suis pas grand-chose dans ce monde si complexe ; rien n'est simple quand on cherche à comprendre, tandis que l'ignorance donne le mérite d'une joie invincible aux tourments des hommes du temps et des problématiques inhérentes à notre temps. Je suis néanmoins heureuse d'avoir fait des choix, même si dans une perspective quelque peu différente, ce sont les choix qui m'ont faite.
Je manque d'encre. Je suis seule, les pieds dans l'eau. Puisses-tu me trouver Eleyan, il ne me reste plus rien, à part les flammes qui proviennent de mon être pour me réchauffer la nuit, et tes lettres. Je suis seule... et je t'attends...
Finna
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