~ Correspondance XIII

Cher Eleyan.

Je suis épuisée. J'ai couru et j'ai les mains blessées. Les bandelettes de lin qui enveloppent mes doigts font leur effet, mais si tu vois de vermeilles tâches ou de la terre, c'est une partie de moi qui arrive jusqu'à toi. Car oui, j'ai dû gravir la terre avec mes ongles, mais tu en comprendras les raisons assez rapidement.

Tout d'abord, je suis désolée d'être la source de tes maux et peines. Ce n'est pas là ce que je voulais, mais le devoir de sincérité que je me suis fixé envers toi m'a fait écrire le bienheureux comme le plus sombre. Il n'est aucune chose que je ne puisse ou ne veuille te cacher. Parfois, je tais des détails, pour te préserver, sans doute. Enfin... je vais bien. La bonne nouvelle, c'est que Sysso m'a rapporté les lettres en premier. Je n'ai pas considéré la seconde, mais ton écriture y figurait, alors si mes déductions ne me font pas défaut, nous sommes plus proches que nous le croyons. Cela t'étonnera sans doute, mais pas moi.

Lorsque j'ai fui, la dernière fois que je t'ai écrit, j'étais sans le sou et seule. J'ai pu toutefois recevoir le soutien de la jeune épouse qui a pu s'affranchir de ses carcans par mes actes. Elle m'a confiée sa jument, Prune, un bel animal à la robe pommelée et à la crinière élégante. Elle était scellée et parée au voyage. Je reçus également quelques ressources pécuniaires pour la nourrir en avoine ainsi que me sustenter si nécessaire. Au départ, je me faisais peu d'illusions ; une navilak montée sur un joli destrier avec des moyens pourrait passer pour un membre de quelques robins environnants ; je crois cependant que le destin m'a accordé quelques temps ses faveurs, car j'ai chevauché jour et nuit là où mon cœur me le dictait. J'ai fini par arriver à une auberge où un couple de gens bien heureux vivant dans la simplicité m'ont hébergée. Ils ne m'ont rien fait payer et cette affaire a éveillée en mon âme quelque méfiance que je regrette encore maintenant, car si je suis discrète et peu bavarde en-dehors de nos lettres, je passai sans doute pour une muette, bien que je n'eusse point omis les bonnes manières. Ils me gardèrent auprès d'eux, loin des clients, pendant plusieurs jours. Thara et Wilan... Ils m'ont appris ce que je ne savais pas encore, sceller un cheval, en prendre le plus grand soin, travailler dans les champs et cultiver la terre ; s'il est rare qu'un maître d'auberge aie quelque possession en-dehors de son bâtiment, celui-ci en avait, car son affaire ne suffisait à le faire vivre avec son épouse. Il fallait bien une demi-heure pour faire le trajet entre les deux lieux. Alors lorsqu'elle s'occupait de la clientèle, lui se chargeait d'aller au labeur sous le ciel calme et bienveillant. Il travaillait seul, ses mains étaient abîmées et il se tenait maladroitement avec un dos qui lui apportait mille maux au quotidien. Le tribut pour une vie de semence et de récolte terrestre...

Lorsque je devais partir... j'eus de la peine pour eux. Ils m'avaient cachée sans le moindre paiement, et je les laissais à leur harassant quotidien monotone. Wilan s'était occupé de sceller la belle jument lorsque je lui en fis don. Son visage devenu rubicond, il s'était empressé de décliner mon offre, mais je m'étais montrée plus obstinée que lui. Prune aiderait ce couple dans leur vie. Elle leur apporterait ce que je ne puis leur offrir. Elle aidera dans les champs et pour le transport. Là... je dus retenir mes larmes. Je n'avais pleuré qu'une fois auparavant... le couple me prit dans leurs bras, en larmes. C'étaient certes des humains, des « protanades » ... mais ils venaient de m'appeler « leur fille ». Ils auraient voulu que je le sois et m'ont confié que s'ils devaient en avoir une, ils voudraient qu'elle soit comme moi. Et elle s'appellerait « Finna ». Si ce devait être un garçon, je leur conseillai de le nommer « Eleyan ». Je repartis seule, mais heureuse.

Ma joie fut cependant happée par un triste spectacle. Je sillonnai les chemins qui étaient calmes. Je remarquai alors les arbres renversés ; je vis également les troncs gésir sur ma route. C'était un carnage, comme si une tempête avait ravagé toute la verdure. L'herbe était inclinée par endroit, écrasée par les pas que quelques-uns. Alors que j'examinai chaque détail de cette scène, je sentis se mouvoir le vêtement sur ma cheville. Une petite mâchoire y était accrochée brièvement. Là, je vis un tout petit être à la peau de pierre lisse. Il jappait comme un petit chiot, et il en avait aussi l'apparence, avec des oreilles si longues qu'elles tombaient à terre. « Cacailloux ! Cacailloux ! » me criait la voix aiguë de l'animal en me désignant une petite colline rocheuse. Je compris alors que c'était un élémentaire de terre et qu'il me demandait de l'aider. Un petit qui avait dû perdre sa famille de vue. Avec les traces et les arbres en vue, j'ai pensé qu'ils avaient dû être chassés par les hommes. Les êtres solitaires comme toi et moi ne sommes pas les seules opportunités des bandits ; dans la misère du monde figure les grands oubliés.

Le petit chiot s'accrocha à moi, et je marchai, et j'escaladai, et je courrai. C'est à cette occasion que je m'usai les doigts et les ongles. Les prises n'étaient pas nombreuses et l'ascension était une lutte constante et interminable, mais rien ne pût me faire abandonner. Car il fallait avancer pour raviver l'espoir juvénile de l'impatiente créature aux crocs aussi doux que les doigts d'un nouveau-né. La journée passa, et le soleil à son faîte brilla de mille feux. Mes chevilles en sang, et mon corps hurlant épuisement, je m'affaissai sur le côté lorsque je vis alors une scène qui me réjouit et emplit mon cœur et mon âme d'une félicité dont je n'avais jusqu'alors jamais goûté la puissance ! Sous la céleste voûte avançaient lentement une troupe d'êtres de terre. Le reste des élémentaires ! Le petit chiot me mordilla la joue avant de les rejoindre. Je les vis s'éloigner, et puis je vis Sysso arriver. Son regard pétillait, il avait croisé ces êtres extraordinaires !

Ces derniers temps ont été pour moi particuliers. Les concessions pour mes décisions m'ont rendue incapable de penser avec plus d'esprit, mais je me sens encore capable d'utiliser ce qu'il me reste pour converser avec toi avant de sommeiller à l'ombre d'un arbre. Enfin, assez parlé de moi...

J'ai lu tes mots avec quelque angoisse au moins aussi prononcée que celles qui t'ont tenu éveillé pendant la nuit. C'est pour moi une grande tristesse d'apprendre que ton esprit a été malmené par pareille expérience, que je ne souhaiterai pas même à mon pire ennemi ! Sois prudent, ami, car tu es l'astre qui me guide sur les chemins et sans cette lumière, je me perdrai dans les méandres de la mauvaise solitude, celle qui est néfaste pour l'âme et l'esprit et qui n'offre plus de perspective que de cheminer sans espoir. C'est que je rougis en écrivant ces mots, mais mes mots dont la franchise te surprendra peut-être sont le miroir de mes pensées et de mon attachement à notre amitié. Aussi voudrai-je un avenir sans que nous ayons à lever la lame pour notre salut, mais nous sommes dans un monde bien sombre, et je ne crois plus au sillon immaculé. La violence au coin de chaque lieu se terre, prête à nous bondir à la gorge et nous hurler sa vérité.

Les hommes traquent leurs semblables par intérêt, car la richesse et la possession font la convoitise de ceux que j'appelle « protanades ». L'appât du gain, parfois le désespoir, pousse les âmes malmenées par le sort à se tourner vers l'obscurité. Se détourner d'un chemin vertueux apparaît comme une vérité quoique invraisemblable, risqué ou folle aux premiers abords, nécessaire quand rien ne nous est plus favorable. La cupidité est le moteur de certains. Aussi pourrait-on ajouter l'avarice. D'autres cependant sont seulement motivés par les bouches à nourrir, les progénitures à élever. Cette voie du sang apparaît comme un moindre mal pour sauver les siens, et les cachots ou la pendaison apparaissant comme un risque tout à fait acceptable quoique effrayant.

Le pouvoir et la puissance font également la convoitise des hommes. Je soupçonne ceux qui m'ont poursuivis – et ont apparemment cessé de le faire – de les chercher. La domination, quand on y prend goût, peut nous enfermer entre ses crocs, nous forçant à quérir le prolongement d'une supériorité qui n'est exprimée, pour moi, que d'une manière absurde. Quel critère pour hiérarchiser les vivants entre eux ?

Le monde est dangereux. Garde ton épée près de toi. Pour moi, ma lame est plus qu'un outil. Elle est le prolongement de mon corps et de ma conscience ; je dois pouvoir lui faire confiance comme elle doit pouvoir m'apporter son soutien. Je l'entretiens aussi régulièrement que possible, car je suis certaine de devoir en faire usage un jour. Plus qu'un outil, un ouvrage, une œuvre d'art maudite, belle mais mortelle... raffinée et subtile, mais sanglante. Là où je suis passée, il y avait plus à considérer en elle que simple objet de dissuasion. Une arme, un objet de fantasmes et de codes, de rituels, de normes...

Mes excuses... Je suis encore un peu fatiguée... je divague... S'il te plaît, continue de me raconter ce qu'il te plaira d'écrire ! Qu'importe que tes récits aillent, emmêlés, un peu partout, pourvu que tu continues de m'écrire et m'apporter mon lot d'espoir auquel je dépends désespérément ! Sysso et toi me manquez dès que je me retrouve seule et lorsque je le peux, je me plonge dans la profondeur de tes mots et la fraîcheur de ta calligraphie ! Mon écriture est vague et essoufflée comme un vieux cheval de course. Les cycles passent et me rendent moins à même de rivaliser d'esprit avec toi.

Amitiés,

Finna

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