~ Correspondance VIII ~
Eleyan, mon fidèle ami...
Je suis heureuse de voir tes mots suinter la joie, la liberté et l'enthousiasme ! Quel bonheur que de pouvoir goûter à pareille surprise ! Un sommeil démesuré et hors de tout contrôle, des cycles qui coulent tandis que filent jours et nuits entre nos doigts juvéniles ! Tu as pu ainsi goûter à une parcelle de vie qui fut semblable à la mienne avant mon voyage. Je n'étais encore qu'une jeune fille inexpérimentée bien qu'elle eût connaissance des choses du monde. Mais que vaut la théorie contre la vision de la magnificence, du laid ou du beau, de la confrontation des sens au monde ? La liberté n'est-elle point une question de vie et de subjectivité ? Pour toi, les carcans d'un mode de vie affranchis, te voilà empli d'une énergie insoupçonnée ! Toutefois, cela... mon quotidien... ne m'apportait nullement les mêmes pensées, sans doute parce qu'en y goûtant chaque jour, la belle saveur se perd... Liberté m'a embrassée lorsque mes pas m'ont menée loin sur les terres, et pourtant pas assez encore pour me sentir tout à fait hors de cette existence de femme apprenante et immobile, alors délaissée dans un pétale de souvenir que je chasse jusqu'aux gouffres de mon âme... Enfin... je divague et suis plus folle encore de parler et prétendre à la réflexion en ces termes... Mes excuses... Tu es un nomade, tu as eu un maître et tu vis quelques périls avec des mérites que jamais je ne pourrais espérer. Il me semble que je sois âme à ne point être digne de toi, mon cher ami, ni de la bienveillance de l'esprit de l'eau ou des Quatre ! Je prie les Quatre pour toi chaque jour, afin que tu trouves le meilleur chemin vers un avenir idéal. Je suis à tes côtés quoiqu'il arrive... Ton bonheur serait presque contagieux si... si je n'avais pas vécu une terrible épreuve ce dernier jour. C'est certainement moins horrible que ton passage dans les sillons stériles et morts mais... je ne sais si je dois te décrire dans la présente lettre ma mésaventure...
J'ai retrouvé la civilisation, les hameaux et bourgs à grandes enjambées, poursuivie par ceux que je crois être des ennemis, responsables de mes malheurs. Je ne saurai te décrire ceux-là même qui me vouent intérêt ou haine. Peut-être est-ce simplement moi qui engendre la violence par ma simple apparence ? Enfin, par un heureux hasard, je pus trouver un toit pour la nuit, promettant à l'hôte, un homme à l'apparence ingrate. Je plaçais mes espoirs en la providence... mais le soir passé, ce protanade... cet humain, si tu préfères... était passé du sauveur à l'agresseur. Je compris par l'instinct que le danger me guettait, et me suis retrouvée enfermée... prisonnière avec l'épouse de celui à qui je vouais de la sympathie juste avant. Son visage émincé et tiré par l'épuisement me rappelait une figure mortellement éphémère, et son sourire las la résignation. Son regard était sombre et respirait une infinie tristesse. Le mariage n'avait point été heureux. À qui peut-on faire confiance, quand même la figure sympathique n'est qu'affaire de fourberie ? Oh Eleyan... je ne sais en quoi croire... Alors pour passer les heures, je parlais beaucoup... sans doute pour me rassurer. Je conversais avec cette femme qui éprouva quelques réticences au premier contact... Puis elle démontra une curiosité effrayante et nous nous retrouvâmes à échanger les bons procédés. Elle était ravie d'en apprendre davantage sur la lecture, l'écriture ! Elle a même appris rapidement à écrire. Et je priai tout d'abord pour que Sysso ne vienne pas. Sullivan, notre geôlier, était un homme dangereux. Qui sait ce qu'il pouvait bien lui faire ?
Vois-tu ? Je me suis posée la question de la liberté, aujourd'hui, car l'épouse de Sullivan, mon hôte, était prisonnière de sa situation, enfermée et pas des mieux traitée depuis de longs cycles. La pauvresse ne m'a point révélé la raison de cet acharnement. Peut-être qu'au fond, je n'en voulais rien savoir. Elle s'est confiée à moi... Crois-moi... Un asservi aux fers eût reçu meilleure distinction... Puis, alors que la nuit passait, nous feignions d'être endormies pour tirer parti de la mégarde du bougre. Afin de ne point entacher l'humeur généreuse qui est tienne, mais afin de m'en tenir à un devoir de sincérité, je ne peux te dire qu'une seule chose : nous avons dû nous battre... Je me suis servie de ma lame, Eleyan ! J'ai blessé... L'épouse n'avait pas un regard de compassion ; j'ignorais qu'un corps si fébrile pouvait lancer un assaut et supporter autant de haine... elle lui cracha au visage. Et je lui ai empêché une mort certaine... Alors, je te pose cette question telle qu'elle m'est venue à l'esprit. Faut-il prendre de grands risques pour la liberté ? La réponse, à mon humble avis, est oui. En revanche... faut-il trépasser pour être libre ? Il me semblait qu'avec pareil enjeu, nous... enfin... toutes deux... avec pareil enjeu... avons ressenti un souffle rafraîchissant... nous avons lutté pour notre liberté. Nous sommes libres. Les soldats ducaux sont arrivés et ont fini par emmener Sullivan mais... j'ai dû partir. Je... Je me suis hissée dans les branches, seule, et j'écris... Désolée. J'ai lu et relu tes lettres et... je ne dois pas donner une très bonne image.
Je redoutais depuis toujours cette question. Mon apparence... Je devrais pouvoir affirmer te connaître et ne point craindre ton regard mais... j'ai peur de la réaction que peut engendrer pareille révélation... Si tu n'as pas le cœur à la déception, alors je te prie de brûler le prochain paragraphe !
Je ne suis pas une protanade, une « humaine ». Ma chevelure est à peine plus sombre que ma carnation. Tu me reconnaîtras dans l'horizon si tu croises une âme étrange à la peau... bleue. J'ai bien sûr un regard qui, m'a-t-on dit, est semblable à des « éclats de lune ». Que suis-je ? Une navilak. Certains de mes semblables vivent près des littoraux. Et par rapport à eux, je n'ai pas quatre ou six, mais bien cinq doigts à chaque main. C'est rare et plutôt apprécié... mais... le monde n'a jamais vraiment été prêt à nous recueillir. Alors certaines peaux bleues sont esclaves. L'asservissement, le lien définitif aux fers... notre apparence... notre « illégitimité » sur les terres... On nous fuit parfois comme des pestiférés. Comment me reconnaître ? Eh bien, tu ne verras nulle autre dame bleue en arme que moi. Et s'il devait arriver qu'il y en ait une, sache que je porte une violette séchée sur le revers d'un manteau.
Merci de m'avoir écrit. Je fatigue et je dois céder à la fatigue. Je me suis attachée à la branche, dos au tronc, pour ne pas tomber.
Que les Quatre soient avec toi,
Finna
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