~ Correspondance V ~
Ma chère Finna,
Je crains que le monde ne soit bien différent de ce que m’avaient prédit mes songes. Je marche beaucoup, vois-tu, et je parcours de grandes distances. Cependant, sur la carte, bien peu de villages s’égrènent le long de la route que je suis. Je vais, par monts et par vaux et hier soir, il m’a semblé que j’avais changé de pays d’un coup. Jusqu’à l’instant, des prairies verdoyantes, des tapis de fougères à perte de vue serpentant entre des arbres feuillus aux troncs couverts de mousse, des oiseaux chantant le lever du jour, des lapins gambadant au milieu de fleurs aux pétales colorés, des buissons touffus, des ronces pleines de baies, des ruisseaux dont le glougloutement murmurait mille choses à mon oreille… Je n’aurais pas mieux représenté le meilleur des endroits sur terre que par celui que je traversais. Et puis, plus rien de tout cela. J’ai franchi un seuil derrière lequel la terre est rouge, le ciel d’un bleu impitoyable, les montagnes sont des dunes de sable ardentes et le soleil brûle au lieu de chauffer. Que s’est-il passé en ce lieu pour qu’une telle désolation s’y installe ? Ce matin, j’ai traversé un village en ruine et…
Oh, je ne sais si je dois l’évoquer.
C’était vraiment affreux.
La vision des murs calcinés, des toits éventrés, des vitrines fracassées et du sol crevassé me hante encore. Des débris de verre craquaient sous mes pas et sonnaient lugubrement à mes seules oreilles ; le vent sec soulevait en tourbillons noirs la suie et la cendre déposées partout par ce qui semblait avoir été un gigantesque brasier.
Et surtout… surtout il y avait... J’ai vu ce corps, ce... cadavre, ce macchabée dont l’image me poursuit inlassablement. Chaque fois que je ferme les yeux, je revois cet être dont je t’épargne une description trop terrible et qui pourtant, me revient avec force de détails à chaque instant. Qui a pu commettre une telle atrocité ? Un homme ? Une bête sauvage ? Un elfe peut-être ? car on les dit violents et agressifs. Cependant, il faut pousser loin la violence et l’agressivité pour parvenir à… à cela. Tu le vois : je ne puis, je n’ose pas le décrire. D’ailleurs, je ne l’ai pas examiné de près, comme tu t’en doutes, et peut-être y a-t-il de la lâcheté à ne pas regarder la mort en face, mais enfin je n’ai pu m’y résoudre. J’ai fui, je l’avoue, le plus loin possible de ce macabre endroit. Tant de questions se bousculaient dans ma tête à cet instant que je fus momentanément incapable de dire par où et comment j’étais parti. Tout ce qui m’importait, c’était d’être loin. N’y a-t-il plus de sens commun dans ce pays ? Est-ce le soleil assommant qui fait disparaître la morale chez des êtres apparemment dotés de raison ?
J’essaie de ne plus y songer et de m’occuper d’affaires autrement plus urgentes mais il revient sans cesse et accapare mon esprit. Pourtant, bien d’autres choses doivent m’inquiéter. D’abord, je n’ai plus de provisions. L’eau n’est pas un problème mais je me demande où se trouvent les animaux et les plantes et où se sustentent-ils eux-mêmes ? Pourquoi n’en vois-je aucun et pourquoi se cachent-ils ? Je peux comprendre que l’ardeur de l’astre solaire les décourage, mais il n’en est pas moins que sans nourriture, je suis perdu. J’ai pensé que créer un point d’eau et attendre que des animaux viennent y boire serait une idée judicieuse. Pour cela cependant, je devrais m’établir pendant un moment et si j’en ai le temps, je n’en ai pas l’envie. Cela reviendrait à abandonner ma vie de nomade, ce que je me refuse à faire pour l’instant. Cette solution est donc inenvisageable mais peut-être que la nécessité m’y résoudra.
Heureusement, je suis loin d’être à court de papier et d’encre, ce qui est fort heureux car j’en dis beaucoup, je le crains. Mon maître me disait souvent que j’étais trop bavard et je crois qu’il avait raison. Sais-tu que, marchant seul, je me parle à moi-même ? Bien souvent, c’est pour tout et pour rien et, quand il n’y a pas âme qui vive, je chante aussi. Cependant depuis que j’erre dans cette contrée, j’ai cessé de fredonner. Il n’y a plus d’oiseaux pour m’accompagner autre que de sinistres volatiles au bec acéré qui m’ont tourné au-dessus une bonne partie de la journée. Désormais je me fais peur si je parle. Ce monde de désolation n’est pas propice au voyage et je ne te souhaite pas d’y parvenir ! J’hésite à faire demi-tour et à longer cet endroit. J’ai peur cependant de ne pas te trouver ou de partir dans la mauvaise direction. Cependant, tu dis qu’il fait froid chez toi alors, peut-être que tu es plus au nord et que j’ai tout intérêt à rebrousser chemin ?
J’ai honte de moi et de mes mots. Je suis loin d’égaler ton courage et ta volonté ! Hélas pour tenter d’y parvenir, je poursuivrai mon voyage, puisqu’il le faut et que je l’ai choisi. Que ne donnerai-je pas pour entendre un mot de réconfort ! Depuis quelques jours, je relis plus souvent tes lettres et elles m’apportent du baume au cœur. Je me plais à imaginer les paysages que tu traverses, même sous de si mauvais auspices. Des contrées aux apparences si éloignées de celle que je traverse en ce moment ! J’invente les hauts arbres aux cimes toujours vertes, les chênes, les hêtres, les peupliers qui t’entourent, l’herbe et les feuilles mortes que tu foules… Ou est-ce une forêt de conifères ? Je t’en prie, si tu le peux et si tu en as le temps, aurais-tu assez de considération pour moi afin de me détailler le plus bel instant de ta journée ? Pour moi, le voici : outre cet instant béni où je peux lire ta lettre précédente, t’écrire celle-ci et songer à la réponse que tu vas lui donner, j’ai devant moi un paysage magnifique qui semble avoir perdu de son austérité.
Je suis installé dans une caverne à mi-hauteur d’un petit promontoire surplombé d’une croix. J’ignore qui l’a mise là et je l’ai aperçue en grimpant. Rassure-toi, j’ai exploré la grotte de fond en comble et elle ne renferme rien d’autre que des chauves-souris que je n’ai pas osé déranger. Enfin, ce n’est pas cela qui est si beau. Imagine un rocher qui dépasse un peu du reste de l’édifice naturel ; les jambes dans le vide, je t’écris en observant le ciel qui se teinte d’une couleur bleue, à l’Est, et qui me renvoie au doux souvenir des nuits étoilées de mon enfance. Et le soleil, enfin réconfortant à cette heure qu’il fait d’or, jette ses rayons obliques sur toute cette étendue de dunes, de sable et de terre où poussent çà et là des bruyères et des herbes jaunes. Tout est doré et auréolé de lumière, surtout Sysso. Il vole dans l’azur changeant, égal aux maîtres de l’air de jadis. Je me croirais dans leur pays si je n’ignorais pas qu’ils ont disparu. Quelle tristesse ! J’eus aimé les rencontrer et être éclairé par leur immense sagesse. La lumière orangée adoucit les contours du monde et fait s’embraser la terre. C’est si beau… J’aimerais que tu sois là.
La luminosité a baissé et je n’y vois qu’à peine pour t’écrire ces dernières lignes. Demain, à l’aube, je reprends la route pour aller là où le vent me portera. Je te souhaite de pouvoir prétendre à un toit et à un bon souper qui doivent te manquer plus qu’à moi qui en ai eu au moins il y quelque temps. J’espère de tout cœur que tu vas bien et je t’envoie tout ce qu’il me reste de courage, tu en as bien besoin !
Que l’esprit de l’eau veille sur toi !
Eleyan Eredor
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top