Chapitre XIV - Soins (1/2)
Point de vue : Aelia
Aelia marchait distraitement dans les longs couloirs de l'Académie. Son regard parcourait autant les murs, que le plafond et le plancher. Elle avait toujours cet air malade qui ne la quittait plus depuis un certain temps. Son teint cadavérique était recouvert peu subtilement par une couche de maquillage insuffisante. Ses cernes avaient, par contre, bien été cachés à la vue de tous. Ses beaux cheveux d'un blanc immaculé ne paraissaient plus aussi soyeux et doux qu'avant. Ils n'ondulaient plus en de belles cascades élégantes, mais pendaient lâchement, mal coiffés. Son pas était hésitant et faible. Elle ne dégageait plus cette aura imposante et légèrement effrayante. Dans sa main droite, se trouvait un bout de papier chiffonné qu'elle serrait de toutes ses forces. Ses lèvres, pincées en une grimace, n'auguraient rien de bon. Ses yeux gelés, eux, restaient inchangés. Son regard se faisait toujours dur et froid, malgré son apparence piteuse.
Après quelques minutes de marche, Aelia finit par arriver au bout du couloir dans lequel elle progressait. Devant elle se dressait une large porte en bois à l'air vieillot. Pas étonnant, lorsqu'on savait que l'Académie datait des Anges. Quelques secondes d'hésitations passées, Aelia osa frapper quelques petits coups à la porte. Elle n'avait aucune idée de ce qui l'attendait. Pourquoi l'avait-on convoquée ? Elle ne se souvenait pourtant pas s'être montrée plus insolente que les quatre dernières années. Peut-être l'une de ses dernières répliques salées avait-elle été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase, si on en croyait l'expression humaine.
Le grincement que produisit la porte durant son ouverture ne manqua pas de faire grimacer Aelia. Devant elle se tenait à présent Daenerys. Elle la dépassait de seulement quelques centimètres. Ses longs cheveux verts n'étaient pas noués en un chignon, pour une fois, mais simplement tressés dans son dos. Il était très rare que l'impitoyable Dame Stotcheia se coiffe ainsi, mais cela lui allait tellement bien. Ça lui donnait un air plus aimable et jeune. Daenerys salua brièvement Aelia, puis l'invita à entrer, tout en gardant un sérieux à la limite de l'inquiétant.
— Bonjour, Dae ! s'exclama Aelia tentant de garder un ton assuré, brisant ainsi le silence de mort.
Daenerys ne lui répondit pas. Elle se contenta de lui faire signe d'avancer, puis referma la lourde porte. Quelque chose de pas net se tramait. Aelia n'arrivait pas à deviner quoi, mais cela ne lui plaisait pas. Sur les quatre dernières années où elle avait vécu à Oblivion, où elle s'était instruite à l'Académie, jamais Daenerys ne l'avait convoquée. C'était à peine si elle lui avait adressé plus de deux mots.
— Tu en as mis du temps ! ronchonna quelqu'un en sortant de l'ombre.
Aelia la reconnut immédiatement. La commandante S. Daenerys n'avait pourtant jamais été recrutée dans la résistance... S ne pouvait se permettre de se montrer à qui que ce soit ! Son identité risquait d'être compromise.
— Tu peux m'expliquer ce qui se passe ? demanda Aelia le plus sèchement possible, essayant de couvrir les tremblements de sa voix par son mécontentement.
Daenerys s'assit sur un fauteuil bordeaux, silencieuse. Un petit rictus amusé venait discrètement étirer le coin de ses lèvres, tandis que ses yeux passaient de l'une à l'autre fille et vice-versa.
— Tu as besoin d'aide, souffla S en s'approchant de son lieutenant. Dae a accepté...
— Je vais très bien, merci ! la coupa froidement Aelia. Je n'ai pas besoin de qui que ce soit et je ne veux pas de son aide.
Sur ces mots, Aelia tourna les talons. Elle aurait dû s'en douter ! Mélody l'avait prévenue, quelque temps plus tôt, que Daenerys était en réalité une métamorphis. En tant que bon soldat, Aelia avait rapporté cette information à son commandant. Quelle erreur !
— Miss Aplistia, la retint Daenerys en se relevant de son siège. Je me doute que vous ayez vos raisons, pour refuser mon aide, mais sachez une chose : votre état ne sera bientôt plus un secret pour quiconque.
À ces mots, Aelia se jeta sur Daenerys, toute dagues dehors. L'amie de la reine se trouvait à présent dans une situation plus que délicate. L'une des lames d'Aelia était pressée contre son cou, faisant déjà perler quelques gouttes de son sang, tandis qu'une autre était placée contre sa nuque, pour l'empêcher de s'esquiver. Le simple fait de respirer était dangereux pour Daenerys. Aelia bouillait de rage. Quatre ans ! Cela faisait quatre ans qu'elle travaillait sur ce projet et Daenerys osait le mettre en péril. S s'apprêtait à s'interposer, mais Daenerys lui fit signe de ne pas agir.
— Miss Aplistia, reprit Daenerys. Quiconque n'étant pas aveugle comme vous-même a sûrement déjà dû remarquer que vous ne sembliez pas très en forme, ces derniers mois. De ce que j'ai pu observer récemment, votre état ne fait que s'aggraver. Ce que je venais de formuler n'était en rien une menace, mais un simple constat !
Aelia tremblait à la fois de rage et de douleur. Elle sentit son ventre se tordre, tandis que son cœur décida de lui faire mal, comme s'il était transpercé de part en part et que l'on jouait avec l'arme du crime. Elle lâcha ses deux dagues et tituba, perdant tout sens de l'équilibre. Sa vue se troubla plus qu'à l'habitude. Daenerys ne perdait rien pour attendre, avec ses menaces cachées sous de belles paroles. Malheureusement, elle devrait remettre cela à plus tard. Un goût métallique dans sa bouche lui donna la nausée. Elle se demanda si elle s'était mordue la langue trop intensément sous l'effet de la douleur, ou si elle saignait autre part.
— Lia ! hurla S, au loin.
Aelia perdit définitivement l'équilibre et sentit qu'elle chutait, sans pour autant réussir à réagir. Sa crise était bien plus violente que les précédentes ! On la rattrapa avant que sa tête ne heurte le plancher. Peut-être était-ce S. Elle ne savait pas. La douleur brouillait tous ses sens. Pourtant, elle ne pouvait se laisser aller. Elle devait se battre ! Elle devait encore résister pour quelques mois : pour détruire Seth, pour Mélody. Si elle n'était plus là pour protéger sa petite tête de linotte, qui le ferait ? Une larme lui échappa, puis une autre. Les petites perles salées commencèrent à ruisseler le long de ses joues cadavériques.
— Dae, arrête ! supplia S. Elle a besoin d'aide, pas d'une preuve qu'elle va mal ! plaida la commandante.
Aelia pouvait entendre l'émotion dans sa voix. Elle devait vraiment être dans un piteux état. L'air commençait à lui manquer. La douleur qu'elle ressentait au niveau de son cœur ne cessait d'augmenter. Sa vision se résumait à une multitude de points noirs, à présent. Peu à peu, ses paupières se fermèrent, lui offrant une sorte de sérénité. Puis, la douleur partit en une fois, alors que le vide se faisait dans l'esprit de l'ace. Cette sensation de flottement lui plaisait bien. Tant pis pour le reste du monde. Elle s'autorisa à sourire et laissa sa conscience partir au loin, fatiguée. Peut-être était-il temps pour elle de se reposer définitivement. La peine avait totalement disparu.
*
Aelia marchait d'un pas rapide. La canne blanche qu'elle tenait dans sa main droite claquait à intervalles réguliers sur le sol inégal des longs couloirs. Des lunettes de soleil lui obstruaient le peu de vue qu'il lui restait. Malheureusement, elle n'avait pas vraiment le choix si elle voulait paraître normale. Son cœur battait anormalement rapidement. Jamais elle n'aurait dû rester en classe pour parler avec sa professeure de français ! À présent, les couloirs étaient presque vides, laissant le loisir à tous qui voulait de s'en prendre à elle. Aelia resserra son emprise sur la canne, agacée. Le silence religieux qui régnait dans le bâtiment n'était pas rassurant. Elle aurait tant aimé pouvoir user de magie sur son école, de sorte à la « voir », mais la magie dans ce monde n'était pas assez présente et drainait beaucoup trop d'énergie.
Soudain, le pied de l'aveugle se heurta à quelque chose. Elle partit en avant, ayant perdu tout sens de l'équilibre. Dans sa chute, Aelia perdit ses lunettes et sa canne. Elle voulut utiliser son pouvoir de krionephiri pour se rattraper, mais le rire qui s'échappa de la bouche de sa malfaitrice la rappela à l'ordre. Pas de magie devant les humains ! En tombant, Aelia heurta la rampe de l'escalier. Heureusement, elle n'était pas assez proche de ceux-ci pour les dégringoler. Elle sentit un liquide tiède et visqueux couler lentement sur le côté de son visage. La douleur ne vint pas. Sûrement grâce à l'adrénaline. Elle le sentirait d'autant plus tout à l'heure.
— Bizarro ! s'exclama une voix qu'Aelia reconnut aisément.
Susie. Cette fille insupportable à la langue de vipère qui la prenait pour cible depuis quelques années. Son fléau quotidien.
— Tu sais, reprit cette dernière, la politesse veut que l'on s'excuse lorsqu'on cogne quelqu'un.
Aelia serra les dents. Après deux ans de harcèlement, elle avait compris que répondre ne servait plus à rien. Elle savait aussi que, si elle ne réagissait pas, Susie et son petit groupe de pestes partiraient plus vite.
L'aveugle était pourtant plus âgée et descendait d'une longue lignée d'aces, alors que cette sale gamine n'était qu'une humaine facilement cassable. Peut-être ne se défendait-elle pas parce qu'elle ne voulait pas être comme eux. Sa famille. Dure, violente, cruelle. Monstrueux. Voilà le mot qui qualifiait le mieux ces bourreaux, ces tortionnaires.
— Apparemment, ta môman ne t'a rien appris ! lui reprocha Susie sur un ton moqueur.
Aelia grimaça. La voix haut perchée de cette peste l'irritait. De plus, elle n'avait aucun droit de s'en prendre à sa mère ! Aelia serra les poings, en rogne, mais ne réagit pas. Cette peur de devenir comme ces assassins sans cœur primant sur son besoin de se défendre face à la piètre menace que représentait cette garce.
— Tu devrais avoir honte ! déclara une tierce personne qu'Aelia ne connaissait pas.
— Tu veux bien répéter ? s'insurgea Susie. Enfin, si tu l'oses... ajouta-t-elle d'une voix doucereuse qu'Aelia identifia immédiatement comme une menace.
L'aveugle ne sentait plus aucun regard sur elle. L'idée de fuir et laisser la nouvelle venue dans le pétrin lui traversa l'esprit. Après tout, chacun sa merde, quel que soit le monde. Quelque chose la retint, l'empêchant de partir.
— Je disais que tu devrais avoir honte ! Premièrement, elle est aveugle, alors ce n'est vraiment pas du jeu. Ensuite, le harcèlement, c'est l'arme des lâches et des idiots, ajouta l'inconnue avec un sourire mesquin qu'Aelia ne pouvait que deviner.
— Passe ton chemin, gamine, lui ordonna Susie. Je vais faire comme si je n'avais rien entendu et tu vas gentiment retourner dans ton monde de nerd. À moins que toi aussi, tu veuilles te faire bousculer ?
Aelia se crispa. Soit cette inconnue était idiote, soit elle ne connaissait pas les règles de cette école de village. Ici, Susie était la personne la plus haut placée. Fille du bourgmestre, reine des abeilles, gymnaste de compétition, danseuse très douée, déléguée de classe et modèle de tout un tas de filles influençables. Seul un étranger ou une illuminée la défierait !
— Tu sais que le harcèlement scolaire est l'une des causes les plus récurrentes de suicides ou de dépression chez les adolescents ?
Une illuminée ! Au moins, Aelia était fixée. Sa sauveuse était complètement folle.
— Comment oses-tu ! gronda Susie. Sais-tu au moins qui je suis, pour m'accuser ainsi ?
— Apparemment, le suicide est un sujet plus sensible que l'idiotie et la lâcheté... continua la démente. Non, tu as raison, je ne sais pas qui tu es et je m'en contrefiche ! Tu t'en prends à plus faible que toi et c'est tout ce qui m'importe. Quelle lâcheté !
Le claquement de talons sur le sol se fit entendre. Quelqu'un venait dans leur direction. Sûrement un adulte. Aelia tenta de voir ce qui se passait, mais sa magie était trop faible.
— On se reverra ! cracha Susie à l'illuminée, avant de partir avec son groupe de pestes.
Aelia entendit distinctement l'inconsciente souffler de soulagement. Puis plus rien. Elle chercha à tâtons après sa canne et ses lunettes, mais ne les trouva pas. Elle était à nouveau seule et plus démunie qu'avant.
— Mélody, tu viens ? appela une personne qu'Aelia ne connaissait pas. Il est l'heure de rentrer.
— Attends, elle est blessée, répondit l'illuminée. Je te rejoins en bas, maman.
Un silence suivit cette affirmation. Peut-être cette Mélody n'était-elle pas si folle que ça. Après tout, elle devait se douter que sa mère arriverait sous peu... Aelia sourit. Cette fille en avait dans la cervelle ! Bien fait pour Susie.
— Tiens, tes lunettes, déclara Mélody. Oh...
Aelia sentait que l'illuminée se trouvait juste à côté d'elle. Elle devait avoir vu ses yeux. L'aveugle détourna le regard, gênée.
— Tes yeux... souffla Mélody. Ils sont magnifiques !
Aelia sursauta, surprise. Personne ne lui avait jamais dit ça. Mélody ne pouvait pas réellement le penser ! Même sa propre mère trouvait ses yeux effrayants.
— Tu ne devrais pas les cacher avec ces lunettes...
— Arrête ! s'écria Aelia. Je n'ai pas besoin de ta fausse gentillesse ! Je sais très bien que ça me fait ressembler à un monstre !
— Un monstre ? Déjà, même si je n'aimais pas tes yeux, je peux te dire que tu ressembles plus à un ange qu'à un monstre avec ta peau pâle, tes cheveux blancs et ta robe bleu ciel ! Ensuite, je ne mens pas. J'aime bien tes yeux. Ils me rappellent les hivers très froids que j'ai passés avec mes parents et les beaux lacs gelés que je regarde de loin. Et le bleu céleste que la glace cache est le plus pur que j'aie jamais vu !
Aelia en eut les larmes aux yeux. C'était la première fois qu'on se montrait si gentil avec elle !
— Pourquoi tu ne te défends pas ? s'enquit Mélody.
— Je ne veux pas devenir comme eux, murmura Aelia. Je ne veux pas devenir un monstre, moi aussi.
— Mais puisque je te dis que tu n'en es pas un ? Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, tu sais ! s'énerva Mélody. Ce n'est pas parce que tu te défends face à des gens idiots comme cette fille et ses suivantes que tu vas devenir un monstre.
Aelia laissa libre cours à ses larmes, incapable de répliquer quoi que ce soit. Mélody lui ordonna d'attraper sa main et l'aida à se relever.
— Allez, viens ! On ne va quand même pas rester ici, sait-on jamais que cette blondasse revienne à l'attaque !
Aelia acquiesça, un sourire sur les lèvres. Elle n'était pas sûre que Mélody ait raison à son sujet, mais elle savait que, s'il le fallait, elle accepterait de devenir un monstre pour la protéger.
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