Chapitre II - Rencontre

Le réveil de Mélody se mit à sonner et à vibrer sur sa table de nuit. Les tympans agressés par ce retentissement strident, elle essaya de l'arrêter en tapant rageusement sur l'objet du délit qui fut propulsé à terre, loin du lit, mais toujours aussi sonore.

Agacée, la jeune fille se leva brusquement dans l'intention de faire taire une bonne fois pour toutes cet engin diabolique. Dans sa hâte, elle trébucha, se prit les pieds dans un pli de son édredon et tomba sur la moquette en laissant échapper un juron des plus grossiers.

Elle s'extirpa avec peine de sa couette non sans pester contre sa maladresse, puis se dirigea vers sa salle de bain. Elle s'apprêtait à y entrer lorsqu'une voix aiguë lui parvint.

– Mélody chérie, tout va bien ?

– Tout va à merveille, maman, ne t'en fais pas ! répondit-elle en levant les yeux au ciel.

Elle était sujette aux chutes, comme elle l'était aux pertes de conscience qui entrainaient ses visions, mais sa mère ne s'y était visiblement pas encore habituée. Il y avait fort à parier que si sa fille n'avait pas répondu rapidement, elle aurait débarqué dans la chambre, paniquée. Quel calvaire d'être ainsi couvée, comme si elle était encore une gamine !

– Bien, alors dépêche-toi, sinon, tu vas encore être en retard !

– Oui oui, maman, je m'habille et je descends ! marmonna Mélody.

Elle laissa ses cheveux en bataille pour gagner du temps et se dirigea vers son dressing. À défaut de pouvoir passer beaucoup de temps avec ses parents qui travaillaient énormément, elle jouissait d'un espace de vie personnel spacieux et luxueux, sa chambre possédant même un balcon privé. Aaron et Iris étaient tous deux avocats et gagnaient très bien leur vie, ce qui leur permettait de gâter leur enfant. En contrepartie de ce train de vie fort confortable, la famille déménageait souvent. Cette habitude empêchait la jeune fille de se lier d'amitié avec des adolescents de son âge, qu'elle savait devoir quitter d'un jour à l'autre. Elle ignorait ce qui poussait ses parents à se déplacer ainsi, mais elle avait cessé de leur en demander les raisons, car ils ne lui répondaient qu'évasivement, prétextant des obligations imposées par leur hiérarchie.

Devant sa grande garde-robe, elle devait à présent faire face à son dilemme quotidien : quelle tenue porter aujourd'hui ? Elle opta pour une robe courte en coton bleu dragée et un legging blanc. Simple, mais présentable.

Elle ressortit de son dressing et jeta un œil distrait sur le désordre de sa chambre, savant mélange de vêtements, partitions de musique, livres et cahiers d'école. Son piano était enseveli sous des fardes de cours et des feuilles volantes, et le contenu d'un plumier envahissait son bureau. Au grand désespoir de sa mère, elle ne prenait jamais le temps de mettre de l'ordre dans ses affaires.

– Mélody ! Tu vas être en retard si tu continues à traîner ! lui cria cette dernière, depuis le rez-de-chaussée.

Le ton énervé utilisé ramena l'esprit volage de la jeune fille à la réalité. Elle se précipita dans les escaliers, descendit les marches quatre à quatre avant d'arriver dans la salle à manger. Hors de question de louper le petit-déjeuner ce matin aussi !

Iris l'attendait, les mains sur les hanches. Ses cheveux bruns lâchés cascadaient joliment sur ses épaules. Elle portait un tailleur noir et un pantalon moulant. Une légère touche de maquillage rosissait ses lèvres fines ainsi que ses pommettes hautes et un trait de crayon noir soulignait ses yeux mordorés, le tout mettant subtilement en valeur son visage hâlé.

– Oh, Mademoiselle daigne enfin venir se restaurer ! se moqua-t-elle gentiment, avant de prendre un air horrifié et de se précipiter sur elle. Mélody Luna Valoria !

L'adolescente recula d'un pas, inquiète.

– Tes cheveux ! Dis-moi que tu ne comptais quand même pas... Je t'interdis de te moquer ! Il n'y a rien de drôle.

Mélody était pourtant hilare. Iris se préoccupait beaucoup trop des apparences. Il suffisait de la détailler pour comprendre le soin qu'elle apportait à sa propre tenue.

– Je me fous pas mal de mes cheveux, maman, affirma-t-elle entre deux éclats de rire.

– Moi pas, rétorqua Iris. Tu préfères quoi ? Un chignon, une queue-de-cheval, une tresse africaine... ou simplement qu'ils soient lâchés ?

– Fais-toi plaisir, répondit nonchalamment l'adolescente.

Sa mère disparut un instant. Elle revint en tenant dans une main une brosse et quelques élastiques, et dans l'autre un plateau de petit-déjeuner. Quand elle posa ce dernier face à Mélody, sa manche remonta un peu, dévoilant une fine cicatrice sur son avant-bras. Ce n'était pas la première fois que Mélody la voyait, mais Iris refusait de lui raconter l'histoire de cette ancienne blessure. Elle décida par conséquent de ne pas remettre le sujet sur la table et abandonna sa chevelure aux bons soins maternels, tout en commençant à manger.

– Hello, mes princesses ! clama Aaron en traversant la pièce en direction du salon.

Il revint deux secondes après pour déposer un bisou sur le front de sa fille et échanger un baiser plein d'amour avec sa femme. Il s'apprêtait à s'en aller, mais Iris le retint pour ajuster sa tenue. Elle remit en place le col de sa chemise blanche qui dessinait parfaitement ses muscles abdominaux, et réajusta sa cravate bleu marine avant de tirer un peu sur celle-ci pour l'attirer vers elle afin de l'embrasser à nouveau. Finalement, elle le laissa partir au travail et se remit à coiffer sa fille.

Mélody gloussa doucement, toujours amusée de lire dans le regard de sa mère l'amour, le désir et la fierté qu'elle ressentait pour son mari. Bien qu'il ne sût jamais s'habiller correctement, d'après son œil exigeant d'épouse tirée à quatre épingles, Aaron était un bel homme très intelligent, avec le cœur sur la main. Aussi Iris déclarait-elle souvent avoir une grande chance de vivre auprès de lui.

– Voilà, j'ai fini !

Mélody tapota le dessus de sa tête afin d'évaluer la création capillaire infligée. Ses longs cheveux blonds étaient à présent retenus dans un chignon lâche, idée qui lui plaisait bien. Sa collation matinale avalée, elle alla se placer face au vieux miroir circulaire qui trônait au-dessus de la fausse cheminée en briques rouges de la salle à manger.

– Merci, maman, c'est pas mal.

– Avec plaisir !

Elles se dévisagèrent ensuite, mais aucune ne sut que dire de plus et le silence devint inexplicablement pesant. Finalement, Iris s'ébroua et jeta un coup d'œil à la pendule accrochée au mur du salon.

– Mélody, tu vas encore être en retard ! Allez, file !

\

Mélody galopait dans les longs couloirs de l'école. Elle faillit glisser par deux fois sur le lino en amorçant des virages trop serrés, avant de finalement atteindre sa classe. La troisième sonnerie n'avait pas encore retenti, elle n'avait donc que dix minutes de retard, tout au plus. Elle frappa à la porte, attendit que son professeur d'histoire, Monsieur Clowd, l'invite à entrer d'un ton ronchon. Il continua son cours sans la regarder, tandis qu'elle se dirigeait à pas de loup vers le seul banc de libre, au deuxième rang, côté fenêtre. Chemin faisant et malgré ses précautions, elle heurta une mallette avec le pied, trébucha et tomba au sol la tête la première. Elle tenta de se rattraper à une table, mais sa main se posa sur un plumier qu'elle emporta dans sa chute.

– Miss Valoria ! aboya le professeur, clairement en colère et agacé. Que vous arriviez en retard est une chose, mais déranger vos camarades en est une autre, totalement inacceptable !

– Désolée, Monsieur Clowd, ça n'arrivera plus, s'excusa-t-elle, peu sincère, en frottant son front meurtri.

Non, mais quel grincheux, celui-là ! songea-t-elle. Elle aurait pu se blesser en tombant, mais ça, il n'en tenait pas compte et préférait la sermonner. C'est vrai que je suis un peu maladroite et pas trop ponctuelle, mais bon... pas de quoi en faire une montagne, quand même !

– Tout va bien ? murmura la fille dont le plumier était à présent à terre, son contenu répandu sur le carrelage.

Mélody ramassa tous les stylos et crayons, les remit dans la trousse qu'elle rendit à sa propriétaire.

– Oui, merci. Pardon, je ne l'ai pas fait exprès...

– Ne t'en fais pas, il n'y a rien de grave, après tout ! chuchota l'autre.

Mélody se releva tant bien que mal. Elle croisa des yeux cyan qui semblaient la scanner aux rayons X, un regard si intense qu'elle tourna la tête, gênée. Elle savait que cette fille aux longues boucles brunes se nommait Noah Afosíosi. En effet, elle mettait un point d'honneur à retenir les noms de ses camarades de classe dès le premier jour et à étudier discrètement leur attitude. Cette habitude la rassurait, car de cette manière, elle savait à qui elle s'adressait et qui risquait éventuellement de lui poser problème. Elle ne supportait plus les filles hypocrites qui se croyaient supérieures aux autres grâce à leurs bonnes notes, depuis que l'une d'elles, une soi-disant amie, lui avait planté un couteau dans le dos deux ans plus tôt. Elle avait fini chez le directeur par sa faute, injustement accusée d'avoir triché pendant un test de géographie.

– Tu fais une drôle de tête, lui souffla Noah à l'oreille. Tu es sûre que ça va, tu veux aller à l'infirmerie ?

– Non, ça ira... merci.

Mélody se dirigea vers son banc et s'y assit. Elle s'efforça de suivre le cours de Monsieur Clowd, mais son esprit était ailleurs et elle eut bien du mal à feindre l'intérêt.

\

La pause de midi arriva enfin. L'adolescente sortit de la classe en trombe et se dirigea vers la cage d'escalier pour se rendre à l'endroit qui serait dorénavant son havre de paix personnel. Elle l'avait trouvé la veille, en déambulant dans l'établissement. Il s'agissait du palier situé au troisième étage, qui restait désert entre midi et quatorze heures. Elle y serait ainsi tranquille pour sa pause déjeuner.

– Bon appétit ! lui souhaita quelqu'un en apparaissant en haut des escaliers.

C'était Noah, la fille du plumier renversé. Que venait-elle faire ici ?

– Merci, bougonna-t-elle entre deux bouchées de pain, contrariée par cette intrusion.

Sa camarade de classe se campa face à elle, semblant attendre quelque chose, mais resta silencieuse. Impassible, Mélody finit tranquillement de manger sa tartine sans la regarder. Laisser les gens dans la gêne ou ignorer leur présence ne lui posait aucun problème.

– Je peux me joindre à toi ? demanda finalement Noah.

Surprise par cette requête, Mélody ne tint pas compte du mauvais pressentiment que cette inconnue lui inspirait et hocha la tête pour signifier son accord. Malgré son apparente rudesse sociale, elle était trop bien élevée pour se montrer impolie longtemps. Noah s'assit près d'elle et sortit de son sac une pomme verte qu'elle croqua à pleines dents. Ayant de son côté terminé son déjeuner, Mélody ne sut que faire, aussi se lança-t-elle dans l'observation des lieux.

Beaucoup d'élèves avaient trouvé intelligent de laisser une trace de leur passage à l'indélébile sur les murs crasseux. Cette marque allait d'un simple petit mot à un dessin raté d'organe génital masculin. Les marches étaient couvertes de terre et de poussière, ainsi que d'autres crasses ou déchets. Des chewing-gums étaient collés un peu partout sur la rampe en bois et quiconque osait quand même poser sa main dessus devait se prendre une écharde.

– Dis-moi, pourquoi es-tu venue te caler seule ici ? demanda Noah, l'extirpant de sa contemplation.

– Ben, parce que c'est calme. Pourquoi tu y es venue, toi ? répondit platement Mélody.

– Pareil ! J'ai découvert ce repère hier pendant le temps de midi, en visitant l'école avec mon grand frère. Je me disais que je pourrais profiter du silence de ce palier pour mé... pour déjeuner.

Mélody la considéra avec étonnement. Elle n'avait jamais envisagé l'idée que d'autres personnes, comme elle, pouvaient avoir besoin de sérénité et de solitude. Une petite voix lui souffla que, peut-être, ce point commun était susceptible de la rapprocher de cette fille, qu'elles pourraient même devenir amies. Elle rejeta aussitôt cette hypothèse séduisante. Ses problèmes de santé, comme on pouvait considérer ses visions, lui interdisaient de créer des liens trop intimes avec quelqu'un, au risque de vouloir se confier à lui. D'autant qu'avec un déménagement sans doute imminent, la rupture risquait d'être trop douloureuse.

Elle resta donc silencieuse et détourna le regard.

– Eh, au fait, je ne me suis pas présentée ! s'exclama Noah en gloussant. Je m'appelle...

– Noah. Je le sais.

Devant l'expression stupéfaite de son interlocutrice, elle ne put retenir un petit sourire et décida de se présenter à son tour.

– Moi, c'est...

– Tu es Mélody, la coupa Noah.

– Ah bon, tu le savais aussi ?

Elle allait de surprise en surprise avec cette fille. Au premier abord, elle ressemblait à ces lycéennes populaires dans les films pour adolescents, brillantes et aimant s'entourer d'admirateurs pour parader. Découvrir qu'elle préférait la solitude à la popularité et connaissait déjà son prénom dès le deuxième jour de cours lui semblait très surprenant.

– Monsieur Clowd t'a fait une remarque ce matin, reprit Noah. Mais même sans cela, je m'efforce toujours de mémoriser les prénoms des élèves de ma classe. C'est plus...

– Simple et moins stressant ainsi, compléta Mélody, comprenant parfaitement ce que voulait dire sa camarade.

Soudain, dans un geste un peu brusque et maladroit, Noah lui tendit la main.

– Je suis enchantée de te connaître, Mélody !

Cette dernière lui rendit sa poignée de main avec un grand sourire. Une sorte de chaleur étrangement agréable l'envahit alors, provoquant une accélération de son rythme cardiaque. Néanmoins, cette sensation de bien-être incompréhensible disparut au détriment d'un violent mal de crâne. Sa vue se brouilla progressivement, annonçant la venue d'une vision. Incapable de s'y soustraire, Mélody se laissa partir, tout en espérant que le début de sympathie que Noah lui avait manifesté ne s'envolerait pas lorsque celle-ci découvrirait son étrangeté.

Dire que, pour une fois, la journée avait plutôt bien commencé...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top