L'océan endormi:
«Tu devrais être en cours, tu le sais hein?»
Oui.
Elle le savait.
Et pour cause, elle se parlait à elle même.
Yue aurait du être assise au troisième rang au milieu.
Au milieu de tout.
Des élèves.
Du bruit.
Des pas de l'enseignant.
Des feuilles d'excises circulant dans la salle.
Elle préférait être ici.
L'aquarium était vide en semaine, surtout aussi tôt le matin.
Il n'y avait qu'elle.
Les poissons.
Et puis.
La lumière.
Yue aimait sa peau.
Sa teinte un peu plus clair que le café au lait du matin, ses petites cicatrices et ses grains de beauté. Elle aimait en regarder le grain, comme elle se passionnait de passer à la loupe ses bande-dessinées favorites et ses comics préférés.
Si on lui avait demandé ce qu'elle préférait chez elle, la lycéenne aurait sans doute répondu cela, ma peau, ou alors mon rire.
Mais à l'aquarium.
Elle voyait son corps se teinter de bleu.
Foncé.
Clair.
Vert.
Rosé.
Des bleus variant selon les salles et la lumières.
Elle devait une sirène, une naïade, un esprit des eaux.
C'était comme ça qu'elle avait commencé la photo.
Un jour à dix ans elle avait regardé sa peau, puis celle des autres visiteurs, et elle avait réalisé que c'était la plus belle chose qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle ne verrait jamais. Alors elle avait sorti le petit appareil que sa mamie lui avait confié pour la sorti et, clic, clac, elle avait mitraillé.
Un an plus tard pour son anniversaire sa grand-mère lui avait offert un lourd appareil qui crachait la photo quelques secondes après la prise. C'était un vieil instrument, datant du temps de son arrière grand-mère et Yue se souvint qu'elle avait fait la moue. Elle, elle avait réclamé un appareil dernier cris, pas cet espèce de joujou.
Cinq ans plus tard, ce machin chose dont elle avait à peine voulu avait le droit à une place de choix dans son cœur et son sac.
«Les poissons sont étranges.»
Yue se fit cette réflexion en les voyant dériver sans bouger une seule nageoire.
Elle cligna des yeux.
Les poissons...
«...morts?»
Le mot lui avait échappé.
Et un rire retentit.
«Mais non. Pas mort. Pas plus bon à en faire des papillotes que toi ou moi.»
Yue recula.
La salle parlait?
Les piliers?
La poubelle peut être?
Les vitres, les ombres, les rochers?
Un petit vieux sur un banc.
«Tu sais ce qu'il y a de bien avec les caprices du temps? »
Non.
Yue ne savait pas.
«Plus personne ne surveille rien. Plus de gardien, plus de caissier. Plus rien de rien.»
Yue cligna des yeux.
«Tu veux un beignet?»
Le vieux lui tendit un sachet.
Le vol, c'était mal.
Elle était très à cheval sur ces notions.
Mais ce matin elle n'avait pas petit-déjeuner.
Alors?
«T'es pas causante... T'as quoi? Seize ans? J'ai une petite fille de seize ans, elle est bonne en math et elle veut devenir ingénieur. Elle aime les robots, ce genre de truc, enfin je crois, j'y comprends trop rien. Et toi?»
Yue mordit dans la petite boule, elle était encore chaude et débordante de confiture.
Elle essuya ses doigts comme elle pu et sorti une petite ardoise de son sac avant de la montrer au vieux.
«Ah. D'accord. Un autre beignet? »
Yue aima ça.
Certains gens faisaient une montagne quand elle montrait son ardoise et souvent les questions pleuvaient.
Mais parfois.
Rien.
La vie continuait.
Elle effaça les mots «Je suis autiste, écrire est plus simple pour moi que parler. Mais je vous entends très bien» et les remplaça par «merci! Vous venez souvent ici?».
«Dès que le temps se fige. J'aime pas la foule, ni les mômes. Enfin. Si. Mais pas dans les aquariums. Ils sont tous agglutinés et on y voit rien. Un aquarium c'est sensé être calme, non? »
La jeune fille haussa les épaules.
«Et toi? Tu devrais pas être à l'école?
-Si. Mais bon. Ici c'est mieux.
-Je te comprends. A la fac je venais et je peignais. J'aurais sans doute raté mon année si l'armée ne m'avait pas réquisitionné.
-Vous peignez? Moi je fais de la photo.»
Une étincelle s'alluma dans les yeux du vieux.
Il avait l'air curieux alors Yue étala ses cliché du jour.
Le champs de coquelicot à côté de la maison, dans la lumière du petit jour, une maison et beaucoup de jeux d'ombres et puis l'aquarium et ses bleus à n'en plus finir.
«Elles sont belles.»
Il s'en saisit pour les examiner de plus prêt et commenta, un peu, la couleur, le cadrage, des petits riens.
Yue se rendit compte qu'il parlait comme sa mamie, nonchalamment avec un ton je-n'y-connais-rien mais des paroles sensés et une maîtrise parfaite du sujet.
Elle observa son visage.
Les rides surtout.
Sa peau était d'un bleu très clair mais les rides avec les ombres prenaient une teinte sombre, comme de minuscules ouvertures vers les abysses.
«Je peux vous photographier ? »
C'était ambitieux.
Jamais elle n'avait demandé cela.
«Moi ? Même les poissons arrivent à être plus beau. Mais bon. Fais ce que tu veux. »
Clic.
Clac.
Yue fourra quatre cliché dans la poche de sa veste, juste le temps que la magie fasse effet.
«Elles sont réussit. »
Le vieux hocha la tête pour appuyer son propos.
«Je vais y aller. Tiens, les beignets. Au revoir petite.
-Au revoir. »
Et Yue se retrouva seule.
Le temps était encore suspendu.
Et si...
Elle aimait l'eau.
Qui gomme les sons et la tristesse.
Alors...
Elle regarda la vitre en face d'elle.
Juste un petit plongeon?
Hey!
Dans cette nouvelle Yue est autiste Asperger...et c'est la seule de mes protagonistes à ne pas être valide ce que me gêne un peu : / D'ailleurs si vous êtes handi et que vous voulez me filer un coup de main n'hésitez pas à me DM pour parler un peu, car j'ai vraiment des soucis, surtout avec les handicaps physiques, à écrire dessus, j'ai peur de tomber dans les clichés etc...
Ici Yue présente l'une des caractéristiques des personnes Aspi: le fait de savoir parler mais de ne pas arriver à communiquer, d'où l'ardoise. Le fait qu'elle aime se focaliser sur les détails, soit très sensibles aux tons de la lumières et est un intérêt spécifique, à savoir la photo, ainsi qu'une intolérence au bruit et à la foule sont pleins de petits signes de l'autisme.
Encore une fois si vous voyez des soucis dans sa représentation en tant que personne racisée n'hésitez pas à me le dire!
La prochaine nouvelle se nommera Comme dans la tannière d'un vert géant
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