CHAPITRE 2 : L'impatient, le sage et l'impulsif
L'ambiance était délétère. Halba, les bras croisés contre sa poitrine, jaugeait Jaïke d'un air grave, dont le regard oscillait entre ses deux alliés. À moitié avachi sur sa chaise, il attendait une réponse. Il lui en fallait une. Sa jambe tressautait alors qu'il perdait définitivement patience. Il n'en avait jamais vraiment eu, mais dans ces instants, Jaïke égarait jusqu'à sa raison. Il soupira.
— Putain, Kleïtonn, oui ou non ? grogna-t-il.
L'appelé glissa ses yeux mordorés sur son neveu. Il ne répondit rien, pensif, tandis que le vent sifflait à travers la fenêtre sans verre de la petite bâtisse. Ses mains bardées de chevalières, appuyées sur la table en bois vernis, il adressa à Halba un coup d'œil sceptique. Elle haussa les épaules, observa son frère d'armes remuer le pied comme un automate, puis Kleïtonn. Ridicules.
Cette réunion de dernière urgence tracassait Kleïtonn plus qu'il ne voulait bien l'avouer, surtout après la proposition de Jaïke. Les volets claquèrent. Agité sur son siège, son neveu le faisait grincer à chaque soubresaut de genou, dans l'espoir de l'agacer. Il lui fallait une réponse.
— Alors ? s'impatienta-t-il un peu plus.
— Jaïke..., le réprimanda Halba.
— Non, finit par lâcher Kleïtonn.
Le visage de Jaïke se fendit d'un sourire crispé. Il ricana, amer. Kleïtonn lui asséna une expression sévère, qui manqua de lui faire ravaler son rictus méprisable. D'une allure mesurée, le guerrier à la peau nacrée se leva de sa chaise et posa ses deux mains sur la table, comme Kleïtonn quelques minutes plus tôt.
— Non ? s'agaça-t-il. T'es pas sérieux ?
— Ce n'est pas assez clair ? On n'est pas des sauvages.
— Tu penses que la laisser entre les sales pattes de Prévost est une meilleure solution, peut-être ? Elle sera une des dernières pièces de sa collection ! brailla presque Jaïke. Il faut la tuer pour protéger le clan.
— Pour ton propre intérêt, rectifia Halba.
— La ferme, grogna son frère d'armes.
Kleïtonn soupira.
— On enverra des hommes...
— Et ?
— Ils iront la chercher et la ramener.
Jaïke heurta férocement la table de son poing. Son visage pâle virait au rouge.
— T'as perdu la tête ou quoi ? hurla-t-il, si fort qu'il fit grimacer Kleïtonn à l'ouïe abîmée. Pourquoi faudrait la laisser vivre ? T'imagines ce qu'elle pourrait faire si...
— Tu perds tes moyens, Jaïke, grommela Halba.
Son frère d'armes haussa un sourcil, consterné. D'un geste vif, il dégaina un couteau de son fourreau. Sa lame frôla la gorge d'Halba qui n'esquissa pas le moindre battement de cils. Blasée, elle maintint sa position droite, parée d'un sérieux et d'un calme imperturbables. Les deux se dévisagèrent de longues secondes. Une étincelle de colère fila dans les iris azurins de Jaïke lorsqu'il répliqua froidement :
— D'autres conneries à sortir, Halba ?
— Ne m'énerve pas, l'avertit-elle.
Jaïke leva les yeux au ciel avant de croiser le visage autoritaire de Kleïtonn, aussi excédé qu'agacé. Le combattant comprit qu'il en avait trop fait. Ce n'était ni le lieu ni le moment pour défier Halba, bien qu'il le fît depuis plus de dix ans en toutes occasions. Ils se battaient ensemble avant même le début de leur apprentissage.
Dans un juron, il se ravisa et rangea son arme là où il l'avait prise, puis s'approcha de son supérieur, si près qu'ils n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.
— Si tu la tues pas, tu le regretteras, menaça Jaïke.
Sans quitter son neveu des yeux, Kleïtonn fit claquer sa langue contre son palais. Il savait mieux que quiconque qu'il ne devait pas céder à ses exigences. Son impulsivité le rendait imprévisible, parfois dangereux. Lorsqu'il était sous le joug d'une émotion, personne ne pouvait savoir ce dont il était capable ; du meilleur, mais du pire le plus souvent. Kleïtonn ne pouvait le lui reprocher.
Jaïke n'était pas du genre à s'admettre vaincu, il en valait de sa devise : toujours parvenir à ses fins, peu importait le prix à payer. Ce prix, il en subissait déjà les conséquences.
— J'ai dit non, répéta Kleïtonn. Je te savais idiot, mais pas sourd, mon cher neveu.
Jaïke bouillonnait, le cœur hystérique. Pris d'une pulsion, il bouscula son oncle, qui recula de quelques pas sans émettre le moindre son. Seul le bruit de ses bottes claquant sur le sol détonna dans la bâtisse.
— Jaïke, ne commence pas. Calme-toi.
Son neveu ne cilla pas, les dents serrées. Il était trop tard pour exiger son calme. Kleïtonn se résigna dans un soupir. S'il fallait en venir aux mains...
Les deux hommes se défièrent en silence. Jamais personne ne se serait douté qu'ils étaient de la même famille. Tout les opposait et faisait d'eux des guerriers redoutables, chacun à leur manière. Mais Kleïtonn avait ce que Jaïke ne possédait pas : l'expérience. Ses soixante ans presque atteints, voilà plus de quarante ans qu'il se battait. La pilosité de sa barbe grisonnait à l'instar de ses longs cheveux châtains, noués en catogan dans sa nuque. S'il ne souriait pas, ses lèvres pincées, ses joues creuses sillonnées de cicatrices et ses petits yeux sombres le rendaient sinistre. Sa corpulence suffisait à lui donner un air de rustre illettré. À la différence de son oncle, la finesse de Jaïke le dotait d'une vitesse admirable.
Un rictus au coin de la bouche, Kleïtonn sortit avec souplesse une dague de son fourreau. Il la fit rouler entre ses doigts, avant de saisir le manche et de pointer la lame vers Jaïke. Son disciple, paré d'un air mesquin, ôta ses bagues une à une, déboutonna sa chemise, puis la jeta sur la table – il y tenait bien trop pour l'abîmer.
— Allez, le défia son oncle, viens si tu penses pouvoir me battre.
Sans un mot, Jaïke serra les poings. Il ferma les paupières, s'imprégna de la force dans ses veines, de la chaleur dans son cœur impétueux. Lorsqu'il rouvrit les mains, de longues griffes acérées remplaçaient ses ongles.
— Tu sors le grand jeu, marmonna platement Halba. Si tu avais fait ça tout à l'heure, je t'aurais arraché les griffes une par une.
Jaïke l'ignora sans dévier son attention de Kleïtonn. Le bleu pâle de ses yeux disparut pour ne laisser qu'un orangé luisant. Ses pupilles se dilatèrent. Dans son regard de félin, la colère brûlait. Une colère incontrôlée et incontrôlable qu'il devait assouvir, son oncle ne le savait que trop bien.
Les dents de Jaïke jaunirent à leur tour. Ses incisives, à l'instar de ses canines, s'aiguisèrent comme des lames. Des poils courts, blonds et bruns surgirent sur sa peau.
Jaïke gémit. Une brûlure insupportable irradiait dans ses membres. Ses os se déformèrent et se déplacèrent sous sa chair, lui arrachant un second cri changé en un grognement animal. Comme s'il venait d'en perdre l'usage, ses genoux flanchèrent. Ses jambes s'allongèrent lorsque ses pieds devinrent de grandes pattes massives. Le long de son échine, son poil s'épaissit et emprunta la couleur de la suie.
Il releva la tête, les yeux luisants d'une envie vengeresse. Son front arborait une tache sous forme d'un geyser filandreux, de la base de son museau jusqu'à ses oreilles plaquées. Le poil hérissé, Jaïke feula.
— Pas mal, complimenta son oncle en jouant avec un de ses couteaux.
Il dévisagea son cadet à présent changé en rajysvar1. Jaïke s'approcha de son adversaire, ses omoplates roulant sous son pelage tacheté. Halba, toujours assise sur sa chaise et l'air exaspéré, ronchonna :
— Que la fête commence...
Le rictus de Kleïtonn s'élargit. Sa première attaque fusa. Sa lame frôla la joue du rajysvar, qui esquiva le coup de justesse. Ses pattes massives retombèrent fugacement sur le plancher, avant qu'il se ruât sur Kleïtonn sans réfléchir. Son oncle l'évita.
Jaïke chercha une faille dans son environnement, mais ne vit que des vagues de couleurs troublées par certains objets indéfinissables. Le rajysvar était presque aveugle. Même transformé, le métamorphe conservait ses réflexes humains. Désorienté, il sentait son cœur étriqué dans sa poitrine, d'appréhension comme d'adrénaline. Il devait vaincre son oncle, il en valait d'un acte décisif. Les duels réglaient vite la question. S'il gagnait par le corps, il gagnait par l'esprit.
S'il le voulait, il l'aurait.
Du mieux qu'il put, Jaïke se concentra sur son ouïe et son odorat. Ses oreilles s'agitèrent, parasitées par les sons qu'il ne parvenait à trier, pendant que son flair repérait des dizaines de parfums. Celui de Kleïtonn était si fort qu'il réussit à cibler sa proie. Il tourna la tête dans sa direction et claqua sa mâchoire. Ses crocs pouvaient broyer une bûche, ses griffes trancher des entrailles d'un seul coup.
Kleïtonn sourit. Métamorphe comme son neveu, l'envie de combattre d'égal à égal lui était plus que tentante, mais s'il venait à emprunter l'enveloppe de son animal totem, il terrasserait son élève en quelques minutes, peut-être moins. Alors, il carra les épaules et asséna une deuxième attaque. La lame trancha l'air, effleura l'oreille de Jaïke. Crocs menaçants et poils dressés sur son échine, il fondit sur son adversaire. Kleïtonn para sa première tentative et se cala dans l'angle mort du félin.
Les oreilles de Jaïke remuèrent. Dehors, les épées du camp d'entraînement mugissaient, des rires d'enfants résonnaient, les chopes claquaient les comptoirs... La vie du clan chantonnait.
Jaïke changea de tactique et se replaça face à son rival. En guise de réponse, Kleïtonn dégaina un couteau.
L'affrontement se poursuivit de longues minutes, sans qu'aucun ne prît l'avantage sur l'autre. Halba observait en silence. Intérieurement, elle avait déjà pris parti.
Le métamorphe n'aimait pas que le combat s'éternisât. La lutte commençait à éreinter ses muscles et l'essoufflement le rendait moins performant. Dans un élan d'agacement, il revint à la charge. Son rival esquiva. Il ne faisait que ça, parce qu'il voulait l'épuiser. Et il y arrivait.
Gueule béante, le rajysvar coléreux toisait son vis-à-vis. Si ses attaques lourdes n'étaient pas efficaces, il changerait de stratégie.
Alors qu'il s'apprêtait à bondir, son adversaire le devança et, d'un geste souple, lui trancha la peau du flanc. Jaïke émit un râle lorsque la brûlure intense se propagea le long de son abdomen. La panique lui serrait la gorge à mesure qu'elle grandissait. Du coin de l'œil, il tenta de discerner Halba. Elle ne lui prêtait pas la moindre attention, ses propres pupilles rivées vers la tache de sang auréolant le parquet. Impossible à retirer. Elle soupira et se tassa sur sa chaise.
Kleïtonn profita de cette seconde de distraction pour redoubler la puissance de ses attaques. Mais Jaïke l'avait entendu ; il l'avait même senti. Il bondit sur son oncle. De nouveau, il l'évita agilement. Le métamorphe anticipa, fit volte-face et s'élança une deuxième fois.
S'il n'était pas assez fort, il serait suffisamment rapide.
Il simula une attaque dans les jambes de Kleïtonn, qui les protégea sans percer la ruse adverse. Son buste à découvert, Jaïke tenait sa brèche. De ses pattes massives, il bouscula son rival déséquilibré. Son dos buta et le félin appuya si fort sur ses côtes qu'une d'entre elles céda. Kleïtonn geignit et lâcha ses deux armes sous la vague de douleur qui l'assaillit.
Un seul geste et Jaïke arrachait la trachée de son père adoptif.
Kleïtonn expira avec peine, sa cage thoracique oppressée. Son disciple s'était montré à la hauteur ; sa puissance résultait des rudes entraînements dont il l'avait gratifié, et sa persévérance témoignait de la réussite de son éducation.
Mais ça ne suffirait pas.
Kleïtonn releva ses yeux noyés par un voile d'albâtre. Jaïke écarquilla les siens. D'un geste sec, son oncle fracassa son coude dans sa gorge et le plaqua au sol. Il récupéra sa lame pour la poser sur la jugulaire du rajyvar. Un grognement étranglé échappa à sa victime, alors que son avant-bras écrasait sa trachée. Le triomphe peignait ses traits âgés.
— Tu as perdu, Jaïke.
Halba, attentive, arqua un sourcil et releva la tête. Une lueur de fierté dansait dans son regard. Même si Kleïtonn l'avait vaincu, Jaïke avait bien combattu.
— On ira la chercher, répéta Kleïtonn. Tu en auras la charge. Pars avant la prochaine aube. Si j'apprends qu'elle est morte, tu le regretteras. Est-ce que c'est clair ?
À ces mots, il recula et libéra la gorge du félin. Jaïke se redressa et feula. Kleïtonn leva les yeux au ciel.
— Arrête tes caprices. Ystern et toi serez plus rapides ensemble. Va la chercher. C'est un ordre.
Jaïke savait que ce n'était pas l'oncle qui lui parlait ; c'était le roi. S'il voulait, il aurait pu lui sauter à la gorge, mais ne valait mieux pas énerver Kleïtonn.
Halba observait la confusion dans les yeux de son frère, dont la respiration s'effilochait dangereusement.
— Je sais que tu as peur, anticipa Kleïtonn, mais tu n'enfreindras pas nos lois sous prétexte que tu crains de reproduire les mêmes erreurs.
Jaïke ne répondit rien, les oreilles basses et la queue agitée. Même si ça lui coûtait beaucoup, il acquiesça. Le plomb lui pesait dans l'estomac. Kleïtonn pensait qu'avec cette mission, il se remettrait peut-être, mais Jaïke savait combien il se trompait. Ça ne ferait qu'empirer les choses.
Avec peine, son oncle se redressa et s'avachit sur sa chaise, une main autour de la taille.
— Tu as fait de gros progrès..., reprit-il.
Le félin agita une oreille et resta muet.
— Mais ça ne suffira pas pour la vaincre, se risqua Kleïtonn, le ton plus grave.
Aussitôt, l'expression du rajysvar s'assombrit. Ses muscles se contractèrent et l'amertume gronda avec son cœur. Il retroussa les babines, seule réponse à la remarque de son maître.
Il mentait. Jaïke en était persuadé. Il serait assez puissant, ce jour-là.
Après un temps sans bouger, il se leva et claudiqua vers la porte. Kleïtonn entrouvrit la bouche, mais Halba lui saisit le bras. Son regard lui intimait de se taire.
Jaïke sortit de la vieille cabane en bois, le sang coagulé sur la plaie superficielle de son abdomen. Un soupir de colère lui échappa.
La fille qu'il devait aller chercher était l'unique espoir qui lui restait pour la vaincre. S'il tuait la gamine, alors son ennemie n'aurait plus d'arme. Mais Kleïtonn le lui avait interdit. Par principe, par bonté ou par obligation, peu importait, il se trompait.
On n'abrite pas une menace, on l'élimine.
La peur, déguisée en haine, gagna Jaïke. Emporté par l'adrénaline, il s'élança dans le désert silencieux. Le vent chaud l'étouffait autant qu'il le libérait, quand ses pattes soulevaient des volutes de sable. Pour anéantir ses doutes insidieux, il poussa un rugissement sonore, comme un avertissement à sa rivale, un cri de guerre qui ébranla son cœur.
Sa force suffirait. Il parviendrait à la détruire. Détruire bien plus qu'elle lui avait arraché. Il la vaincrait, quoiqu'il lui en coûtât.
Il tuerait Némësa.
1 • Rajysvar : félin tacheté réputé pour sa vitesse. Il est un prédateur redouté dans les forêts arides, son habitat naturel.
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