Chapitre 3 : I don't care !

J-1000 avant la catastrophe

Lucifer

— Lucifer, est-ce que tu m'écoutes ?

Oups. Je ne peux décemment pas dire non, n'est-ce pas ? Levant la tête, j'affiche le sourire le plus commercial que j'ai en stock.

— Bien sûr !

Gabrielle arque un sourcil, puis reprend son monologue assommant.

— Je disais donc que nous avons besoin de toi pour...
— Nous ? Depuis quand y a-t-il un nous ? s'offusque Héra, sur sa droite.
— Depuis que le monde est monde, rétorque ma sœur. Que vous le vouliez ou non, c'est comme cela que nos mondes coexistent. Avec de la tolérance, de la compassion et...

Et voilà qu'elle recommence !

— Merde... soupiré-je.

J'aurais mieux fait de m'abstenir. Gabrielle est très à cheval sur toutes ces satanées règles de politesse, courtoisie et je ne sais plus quoi. Rouge comme une pivoine, elle croise les bras et me lance un regard que je ne connais que trop bien : si elle pouvait, elle m'enverrait une décharge de cent mille volts sans une once de remords. Maudite soit cette petite blondinette et ses pouvoirs ! Par chance, le plateau en bois massif de la Salle du Conseil l'empêche de m'atteindre. Elle se contente donc de me fusiller du regard. L'espace d'un instant, il ne s'agit plus de Gabrielle, la Sénatrice réputée pour son sang-froid et sa mansuétude. Là, tout de suite, ma petite sœur pourrait tout aussi bien avoir à nouveau cinq cents ans, deux couettes et l'envie de me provoquer. Enfant, elle était déjà teigneuse et courageuse. Un vrai petit démon, si vous voulez mon avis ! Je me marre seul face à mon ânerie.

— CELA SUFFIT !

La voix de stentor de mon père coupe immédiatement court aux chamailleries et à mon hilarité. Son poing rageur s'abat sur le bois de la table. Elohim a beau être un modèle de patience, il n'en reste pas moins un homme appréciant le calme. Et du plus loin que je me souvienne, il a toujours su comment mettre fin aux conflits entre Pandore et Gabrielle sans hausser la voix. Aussi, le voir s'énerver de la sorte surprend tout le monde, moi y compris.
Autour de la table, chacun dévisage son voisin, en silence. De Baldur à Bouddha en passant par Osiris, aucun des Sénateurs présents n'ose intervenir, de peur de contrarier mon père. Oh, pas qu'il soit leur supérieur de quelque manière que ce soit. Noooon ! Ici, c'est ce fameux Conseil qui décide. Que certains aient le vent en poupe alors que d'autres ont été oubliés de tous depuis des décennies importe peu. Tant qu'il n'y a pas de conflit majeur, tout roule. Ils font des barbecues, se tapent dans le dos et jouent même au golf. De la même façon, personne ne vient me chercher des noises : officiellement, mon camp lutte contre le leur pour récupérer le plus d'âmes possible et faire grossir nos rangs. Dans les faits ? Je m'en contrefiche. Les humains sont bien assez idiots et inconscients pour faire n'importe quoi tout au long de leur existence. Résultat ? Ils finissent chez moi. Je n'ai même pas à lever le petit doigt. Mon seul plaisir est de les regarder ruiner tous les efforts de ces grands Sénateurs. Leurs lois à la con, leurs préceptes d'un autre âge ne pèsent pas lourd face à la réalité de la vie sur Terre. Les Hommes tuent, trichent, volent et détruisent sans état d'âme. Mission accomplie ! Alors pourquoi devrais-je m'inquiéter ?

Le silence s'étire encore quelques instants, avant que Gabrielle ne reprenne la parole :

— Luc'. Il faut réagir.

Agacé, j'inspire profondément, tout en faisant danser mes doigts sur la table. Ce petit martèlement régulier m'apaise, je crois, et m'empêche de perdre mon sang-froid. J'aime Gaby et je suis là pour elle. J'ai beau me répéter cette phrase en boucle, ça ne change pas grand chose. Ils m'énervent, tous autant qu'ils sont ! Je redresse les épaules, le dos légèrement fourbu par les longues minutes d'immobilité, et tente de trouver une façon polie de mettre fin à cette mascarade :

— Ma jolie soeurette... Les Humains font n'importe quoi depuis la nuit des temps. Il n'y a que vous pour espérer une amélioration. Quoi que vous fassiez, ils trouveront un moyen détourné de se détruire. Regard, vous aviez espéré qu'après ta "bêtise", ils...

Gabrielle s'insurge lorsque j'évoque l'incident de la boîte :

— Tu as beau y mettre des guillemets, ce n'est quand même pas de ma faute !
— Peu importe, continué-je. Depuis des siècles, nous les regardons faire n'importe quoi. Alors continuons. Jouez aux échecs, mangez des glaces et laissez-moi en dehors de vos histoires à la con.

En terminant ma phrase, je me lève, ajuste ma veste, ferme un bouton. Pour être honnête, la peine que je lis sur le visage de Gabrielle me fend le cœur. Mais mince, c'est elle qui a insisté pour que je vienne ! Elle savait pourtant bien que je n'ai aucune envie de négocier avec ces ploucs.

— Si vous avez peur pour vos petits privilèges, je n'en ai rien à foutre. Nous gagnons. Point.

Avant que j'aie le temps de réaliser ce qu'il se passe, un grondement emplit la salle ; les vitres tremblent, les verres s'entrechoquent et les yeux de chacun s'arrondissent. Mon regard se déporte vers mon père qui, lui, ne paraît pas se formaliser plus que nécessaire de ce soudain changement. Son front se plisse encore un peu, accentuant son air grave. Et en quelques secondes, le décor autour de lui et moi s'estompe, se modifie. Finies les colonnes trop chargées et les angelots ridicules ou les tentures blanches. Du bleu, du vert, du jaune... Je ferme les paupières, rien qu'un instant. Merde.

Lorsque je les ouvre à nouveau, plus de doute possible. Nous ne sommes ni chez moi ni chez les Coincés. Ici, rien de grandiose ou de pompeux. Si je prenais le temps de regarder autour de moi, je sais exactement ce que je verrai : un mobilier simple, en bois exotique, une pièce circulaire avec quelques fenêtres sans vitres donnant sur un extérieur tout aussi chamarré que l'intérieur. Sur les murs, les tableaux de maîtres côtoient les dessins d'enfants ou les photographies des lieux les plus emblématiques de la Terre. Cet endroit, je n'y ai mis les pieds qu'une seule et unique fois et croyez-moi, je me serais bien gardé de revenir, surtout dans les conditions actuelles. Sur ma gauche, les bras croisés et les épaules rejetées en arrière, mon père grimace de manière imperceptible, tandis qu'une voix familière chuchote sur ma gauche :

— Nous voilà bien.

Je me retiens de tourner la tête vers Hadès. Rien qu'au son de sa voix, je peux dire qu'il est aussi contrarié que mon paternel. En mon for intérieur, je n'ai qu'une envie : leur hurler dessus, les blâmer pour leur façon de vouloir me traiter comme un enfant irresponsable et me tirer vite fait. Mais ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Lorsque l'on est convoqué par Le Karma, on ne repart qu'avec l'accord du maître des lieux. Et une comparution immédiate, c'est presque du jamais vu.
Tandis que je cogite sur les raisons de notre présence ici, un mouvement sur la gauche attire mon attention, juste avant qu'une voix douce ne brise le silence :

— Elohim, Hadès, quel plaisir de vous revoir. Cela fait quoi... quelques siècles ? Il me semble que la dernière fois que nous nous sommes retrouvés dans la même pièce, c'était déjà à cause de ce jeune homme.

Appuyant ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil en bambou, le vieil homme se lève et s'avance vers nous. Son visage buriné s'illumine lorsqu'il serre la main d'Hadès, puis de mon père. Ses cheveux, un peu plus blancs que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, sont retenus sur le sommet de sa tête par une tresse de satin multicolore, assortie à sa tenue :  un sherwani orange brodé d'or, un pantalon en lin clair et des sandales de pèlerin de cuir marron, une ceinture longue aux couleurs chatoyantes. Les vêtements du Karma sont à son image. Colorés, simples. Enfin, l'homme pose son regard azur sur moi.

— Lucifer. Quel plaisir de te voir ici. Tu as l'air en forme.   

Je serre la main qu'il me tend avec une légère appréhension. D'un geste, il nous invite à le suivre vers une table ronde. À peine sommes-nous assis que des hommes apportent des plateaux remplis de fruits, des carafes de vin, de jus de toutes sortes. Karma remercie chacun d'eux d'un signe du menton, humblement puis, une fois que nous sommes à nouveau seuls, il reprend :

— Je me suis laissé dire que les choses se compliquaient, dans vos Royaumes respectifs. Je voulais entendre de votre bouche le récit de ce qu'il se trame, là, en bas.

Déconcerté, Hadès m'adresse une oeillade inquiète, qui n'échappe pas à notre hôte.

— Les Enfers ont été ton terrain de jeux durant des millénaires, Hadès. Et il me semble que Lucifer avait été confié à tes soins.

J'ai une folle envie de protester. Confié ? Aux soins d'Hadès ? Mais non ! Je m'insurge ! J'ai gagné le pouvoir, purement et simplement ! Le Roi précédent se faisait vieux, il cherchait un remplaçant. Et si Arès convoitait la place, j'ai été sans conteste le meilleur et suis devenu Roi de manière légitime. Grâce à Damian, j'ai pu asseoir mon autorité, instaurer mes règles et...

— Lucifer, cela suffit ! tonne la voix de mon père, me ramenant à l'instant présent.

C'est alors que je réalise que mes ailes se sont dépliées, disséminant çà et là de petites plumes noires et or et que de petites flammes dansent sur les jointures de mes poings serrés sur la table. Face à moi, Karma ne se formalise pas de mon accès de colère. Il nous fixe, d'un air bienveillant, un léger rictus flottant sur les lèvres.

— Hum. Toujours aussi impétueux, se contente-t-il de lâcher.

Ni mon père ni Hadès ne relèvent. Et ce dernier se lance même dans le résumé de la situation aux Enfers : de la fuite de certains Damnés en passant par la grogne de certains démons, il n'omet rien. Son rapport est rapide, concis et me tire un sourire de satisfaction. Nous sommes là pour créer le chaos, non ? Et nous le faisons bien ! Une fois son exposé terminé, c'est mon père qui prend le relais. Le grand Elohim, celui qui prône la neutralité, l'égalité et la tolérance, affiche une inquiétude inédite face à cette époque troublée.

— Depuis des générations, les hommes ont trouvé d'autres idoles à adorer. Ce n'est que la suite logique, j'imagine. Mais au-delà de notre abandon progressif, ce qui me gêne le plus, ce sont toutes ces catastrophes à la chaîne. Réchauffement climatique, pandémies, disparition des espèces... Les Sénateurs ne savent plus où donner de la tête.

Dans son discours, il ne m'accuse de rien, ne m'incrimine jamais. Pourtant, Karma ne me lâche pas du regard. Ses yeux clairs sondent les miens, cherchent, et s'amusent tout à la fois. Il n'interrompt pas mon père, attend poliment que ce dernier ait terminé. Puis, après avoir avalé un gorgée du jus de grenade posé devant lui, il noue ses doigts et arque un sourcil amusé.

— Lucifer, mon cher... commence-t-il.

J'ouvre la bouche, prêt à plaider ma propre cause, mais la main d'Hadès posée sur mon avant-bras m'en dissuade. S'il l'a remarqué, Karma n'en laisse rien paraître et continue sur sa lancée. De sa voix traînante aux accents chantants, il déclame :

— Je me souviens de ton accession au trône. Tu es devenu Roi des Enfers à un âge où d'autres Anges ne savent pas encore de quoi leur futur sera fait. Tu as prouvé que tu étais le plus déterminé à occuper ce poste, et je n'ai pas jugé bon de mettre mon droit de véto à ton couronnement. Des Célestes ou des Infernaux, personne n'a mon soutien ou ma préférence. Je suis juste chargé de veiller au bon équilibre des forces, pour le bien de la Création. Tu as fait des erreurs, à l'instar d'Hadès ou Elohim, mais tu as toujours su rebondir. Or, cette fois, les choses se compliquent. Non seulement tu te désintéresses des humains, mais en plus, tu laisses Les Enfers envahir un monde qui n'est pas le leur. Je ne peux le tolérer.

Au fur et à mesure de son monologue, mon esprit s'échauffe. Mes poings se serrent, ma mâchoire se crispe et je n'ai qu'une envie, celle de lui faire ravaler sa leçon de morale. Or, c'est tout bonnement impossible. Parce que Le Karma est bien au-dessus de nous tous. Neutre, il n'interfère jamais dans les affaires d'un Royaume ou de l'autre. Il se contente d'observer de loin, d'arbitrer à distance par le biais de ses fils. Ce sont eux qui se chargent du sale boulot, intervenant pour maintenir cet équilibre si précieux à ses yeux, mais c'est Karma qui détient tout le pouvoir. D'un seul claquement de doigts, il peut décider de tous nous annihiler. Il peut nous faire disparaître, nous changer en dinosaure ou nous forcer à redevenir humains. S'il y a une chose que l'on apprend en grandissant, Ange ou Démon, c'est de ne jamais, je dis bien jamais, contrarier cet homme. Aussi, alors qu'il dresse la liste de mes erreurs, je me contente de hocher la tête, attendant que le verdict tombe. Mais le vieillard sait ménager ses effets. Il laisse planer un silence gênant, durant lequel aucun de nous ne bronche, et surtout pas moi. Puis, avec une grimace, Karma reprend :

— Je me demande si cette tâche n'est pas trop lourde pour tes seules épaules.

Je m'étais promis de rester de marbre or, me voilà  si décontenancé par son constat que je relève les yeux vivement.

— Pardon ?
— Oui, je crois qu'il serait temps de revoir le fonctionnement des Enfers. Qu'en penses-tu, Elohim ? La cohabitation est un concept qui marche plutôt bien chez vous, non ?

Mon cœur s'arrête, suspendu aux lèvres de mon père. Non ! Il ne peut pas me faire ça... Si ?

— Et bien...

Karma frappe son verre deux fois sur le plateau de la table, avec un sourire en coin. Aussitôt, la voix d'Elohim s'éteint et notre hôte reprend.

— C'est donc entendu. Lucifer, tu as exactement mille jours pour rattraper tes fautes. Pas une minute de plus. Passé ce délai, si la situation ne s'est pas améliorée, je prendrais une décision disons plus... Drastique. En attendant, je te conseille de bien choisir la personne qui devra te seconder pour gérer les Enfers. Ne me déçois pas.

Il finit sa phrase d'une voix plus sèche, moins chaleureuse.Dans ses yeux brille une lueur étrange, comme s'il me mettait au défi. Les lèvres pincées, mes dents plantées dans l'intérieur de ma joue, je m'efforce de sourire et de paraître complaisant. Mais dans mon crâne, c'est l'apocalypse. Réparer mes fautes ? Améliorer la situation ? PARTAGER MON TRÔNE ?! Si je le pouvais, je ferais ravaler ses dents à ce Mathusalem exotique, moi ! Or, de part et d'autre, les mains d'Hadès et de mon père se posent sur mes avant-bras. Au moins, en voilà deux qui me connaissent bien assez pour savoir que jamais je n'accepterais de m'abaisser de la sorte !

Mes deux compagnons se lèvent avec force remerciements. À mon tour, je me redresse, faisant crisser ma chaise contre le sol et referme ma veste, lentement, sans quitter Karma des yeux. Je sais que mon attitude est puérile. Rien qu'avec un geste du petit doigt, il pourrait m'anéantir, moi, ainsi que tous mes sujets et tout ce pour quoi je vis. Il a la générosité de me laisser un délai. Tâchons de l'utiliser à bon escient. Sans perdre une minute, je salue notre hôte d'une courbette respectueuse et, sans plus de cérémonie, je claque des doigts et disparais dans un nuage de fumée sombre.

C'est avec un immense soulagement que je me matérialise dans mon bureau. À travers la porte close me parviennent la musique et les clameurs de mes sujets. Merde, j'avais oublié ! La fête ! Impossible de me rappeler ce que nous célébrons, mais soudain, mon humeur s'améliore. J'esquisse un petit pas de danse, ondule des hanches en sifflotant et exécute une pirouette parfaite lorsqu'une voix grave me fait sursauter :

— Bonsoir, Lucifer.

Je n'ai pas envie de me retourner. Parce que si je fais volte-face, ce ne sera que pour ajouter un problème de plus à la longue, très longue liste des catastrophes à gérer. Il n'y a que trois personnes qui se permettent d'entrer dans mon espace privé sans demander la permission. Damian, qui est sans doute occupé à subir les foudres de ma sœur ; Hadès, qui préfère me réprimander à des heures effroyablement indécentes et...

— Skuld. C'est un plaisir.

Lorsque je me tourne enfin, c'est donc pour faire face à un géant viking à l'air peu commode. Me dépassant d'une bonne tête, le crâne rasé sur les côtés pour laisser apparaître des runes celtiques gravées à même la peau. Ses longues tresses savamment nouées vers l'arrière disparaissent sous une capuche en toile grossière. Je retiens une grimace de dégoût en avisant sa veste longue en fourrure, sa chemise en lin ocre et ses chausses.
Il ne s'avance pas, ne cherche pas à me tendre la main. Son visage fermé parle pour lui : il est en colère. Pas besoin d'être un génie pour comprendre que je suis l'objet de sa rage. Et un de plus !

— J'espère que tu t'amuses bien ? gronde-t-il, croisant les bras contre son torse.

Les fesses calées contre mon secrétaire Louis XVIII rutilant, Skuld me dévisage, impassible. Dieux, que je déteste ce type ! Il est encore plus taciturne que mon père, c'est dire ! Là, tout de suite, je préférerais aller noyer mon ennui dans l'alcool plutôt que de tirer les vers du nez à mon visiteur impromptu. Mais le géant blond ne se déplace jamais pour rien. S'il est là, ce n'est ni par courtoisie ni pour l'ambiance. Encore que, lui et moi avons partagé de très bons moments, fût un temps.

— Disons que...

Je glisse un regard vers la porte close. Mais pourquoi n'ai-je pas choisi d'atterrir dans la Grande Salle, bon sang !
Skuld marmonne dans sa barbe et, d'un coup de rein, décolle son postérieur de mon précieux meuble d'époque.

— Il faut que tu prennes garde, Lucifer. Ta propension à tout prendre à la légère n'est pas du goût de tous.

Cette fois, j'éclate de rire.

— Oh, c'est toute l'histoire de ma vie, mon cher Skuld !

Le rire s'étouffe dans ma gorge. Ouais. Lucifer, le trublion de la famille. Lucifer, le rebelle de la classe. Lucifer, l'Ange qui a claqué la porte, mais qu'on préfère appeler le Déchu. Partout où je suis passé, je n'ai pas su trouver ma place. Je me suis même fait larguer comme une vieille chaussette le jour de mon mariage ! Mais j'ai fini par tomber sur Damian. Il était aussi rebelle que moi, aussi révolté. Ensemble, nous avons conquis ce Royaume. Ensemble...

— Il a fait son choix, Lucifer. Tu dois le respecter.

Arghh, rien ne m'irrite plus que ce grand con de Viking à la noix et sa capacité à lire en moi ! Je déteste savoir qu'il a raison. Ce ne sont pas les humains qui m'énervent, ni une envie irrépressible de faire enrager les Coincés. Non, c'est juste que je n'ai plus le cœur à l'ouvrage. Je ne torture pas, je ne cours pas après les Damnés pour les empêcher de pourrir la planète. Tout ça me gonfle.
Je m'ennuie. Voilà tout.
Or, il est hors de question de laisser Skuld gagner : lorsqu'il a raison, il est assommant ! Torse bombé, menton relevé, je le défie du regard :

— Et bien moi aussi, je fais mes choix. Ce sont les règles, n'est-ce pas ? Tu peux parler tant que tu veux, tenter de me retourner le cerveau, mais j'ai mon libre arbitre. Et ce que je veux, moi, c'est boire de la tequila sur le ventre d'une succube sexy. Alors tu m'excuseras, mais toutes vos réunions à la con ou vos leçons de morale, vous pouvez vous les carrer où je pense.

Sans attendre sa réponse, j'esquisse une petite révérence moqueuse et m'éclipse hors de la pièce.
À peine ai-je mis un pied dans la Grande Salle que je retrouve le sourire. Un vrai, expression instinctive de mon soulagement et de mon envie folle de m'amuser. Et s'il y a bien un endroit où l'on sait s'amuser, c'est aux Enfers ! Bacchus a vu les choses en grand, ce soir. Des centaines de personnes se pressent et se bousculent, s'embrassent et s'enlacent au son d'une musique électronique dont les basses résonnent dans ma cage thoracique. Lorsqu'elle m'aperçoit, Aglaé pousse un cri de joie, les bras levés vers le plafond, renversant quelques gouttes de son champagne au passage:

— Lucifer ! Mon Roi !

À son exclamation, toutes les têtes se tournent dans ma direction et les cris de joie explosent. Oui, ici, je suis à ma place, définitivement. Même s'ils sont ingérables, bruyants, rebelles et indociles, mes sujets sont aussi une partie de moi. Ils comblent ce vide, ne serait-ce que pour quelques heures.
Quand la jolie nymphe enroule ses bras délicats autour de mon cou, puis s'empare de ma bouche sans demander son reste, je jubile. Ouais, y'a pas à dire. Ma vie est belle, malgré tout. 

Ouais. Belle.
Enfin, à cet instant précis, j'ai surtout la bouche pâteuse et la tête qui tourne. Le nouveau cocktail de Zemus est une franche réussite, niveau goût. Néanmoins, il doit revoir la recette parce que cette sensation nébuleuse post-beuverie n'est pas des plus agréables. Ou bien est-ce cette nouvelle herbe, apportée par Aglaé, qui m'embrouille l'esprit ? Quoi qu'il en soit, j'ai bien du mal à avoir les idées claires.
Je me souviens de la réunion chez les Coincés, puis de la leçon de morale de Skuld. Skuld... Tu parles d'un nom ! On dirait une marque d'équipements sportifs ! Je me marre et passe une main sur mon visage, dans une vaine tentative de remettre de l'ordre dans mes idées. Après le passage du Viking, il y a eu Aglaé et ses lèvres douces, les cocktails, la musique et...
La lumière se fait dans mon esprit quand je reconnais la porte contre laquelle je suis appuyé. Damian. C'est ça ! J'en veux à Damian ! Tout ça, c'est de sa faute ! Je me redresse, remet de l'ordre dans mes cheveux d'un geste rapide de la main, puis martèle la porte du poing.

— Daaaaaaaam ! T'es là ? hurlé-je, tout en frappant en cadence.

Merde, tout était plus simple lorsqu'il me suffisait d'apparaître au milieu de son salon ! Enfin, ça, c'était avant. Avant qu'il ne fricote avec ma frangine, juste sous mon nez. Avant qu'il ne se mette à délirer à propos de l'amour éternel et toutes ces conn... Wow ! Soudain emporté par mon propre poids, je bascule en avant à l'instant où le vantail s'ouvre sur mon meilleur ami/beau-frère/lâcheur. Ce dernier me rattrape in extremis et m'aide à me remettre d'aplomb.

— Luc' ? Mais qu'est-ce que tu fais ici ? 

Je déglutis, avec difficulté. Mes mains agrippent les montants de la porte et je stabilise ma position avant de me lancer dans l'argumentaire que j'ai répété dix fois dans la tête en venant ici.

— T'es rien qu'un sale hypocrite.

Damian ne répond pas. Il se contente de me dévisager, l'air ennuyé.

— Luc'... t'as dû ingurgiter des litres d'alcool pour te mettre dans cet état.

Puis il se dirige vers la cuisine. Il me laisse planté là, indécis : si je le suis, il y a de fortes chances que je m'emmêle les pieds dans un jouet qui traîne ou un obstacle imaginaire. Si je reste là... Un pied après l'autre, Lucifer. Reste digne. Tant bien que mal, je parviens à le rejoindre, sans tomber, ni vomir. Un exploit !
Au moment où je me laisse tomber sur le sofa clair, Damian revient, deux verres à la main. Les effluves citronnés me chatouillent les narines et apaisent instantanément mes vertiges.

— Bois, ordonne mon ami.

Pas besoin de poser de question. Lui et moi sommes bien assez coutumiers des soirées de beuveries et excès en tout genre pour maîtriser à la perfection les remèdes adéquats. Hygeia aime raconter à qui veut l'entendre que nous sommes ses meilleures sources d'inspiration ! Conciliant, je sirote la mixture. Je me garde bien de lui signifier qu'il a omis le jus de fruits, ingrédient indispensable pour atténuer l'amertume des plantes. De toute manière, vu comme il me toise, je le soupçonne de l'avoir fait exprès, ce crétin ! Bien trop fier pour m'abaisser à réclamer, je prends sur moi et continue à boire, en silence.

— Elle s'inquiète pour toi, c'est tout. Comme nous tous.

Même lever les yeux au ciel ravive ma migraine. Je vais donc devoir m'abstenir et endurer la leçon de morale made in Damian. Mince, moi qui était venu lui balancer mes quatre vérités, me voilà contraint d'écouter son argumentaire qui pue le réchauffé.

— Tu sais, elle prend toujours ta défense. En permanence. Mais dorénavant, elle doit aussi penser aux enfants. Et... Merde, c'est quoi cette nouvelle lubie, de tout laisser partir en vrille ? Tu devais bien te douter que les Coincés n'allaient pas apprécier de voir leur précieux petits humains en proie au chaos et aux guerres. Ça s'est pas bien fini les deux dernières fois. Ils ont été conciliants la seconde fois à cause de... euh... disons, des circonstances aggravantes. Mais là, je doute de leur tolérance. Et on ne veut pas les voir se ranger du côté d'Arès. Si ?

Son monologue fait mouche. Si j'ai souri en l'entendant user du sobriquet dont nous affublions autrefois les Célestes, je me renfrogne face à l'évocation de mes erreurs passées. Ouais, ok, pour nous, c'était il y a une éternité. Bien souvent, j'oublie que ces petites choses fragiles composant l'Humanité ont une notion du temps qui passe totalement différente de nous autres. Quand je bats des paupières, il s'écoule peut-être une heure, là, en bas. De la même façon, la moindre de mes colères peut entraîner des catastrophes impitoyables. Du tsunami aux révoltes, sans parler des épidémies. Oh, je ne suis pas le seul à influer sur le quotidien de leur jolie planète. Néanmoins, ma dernière perte de contrôle fut si dévastatrice qu'elle me colle à la peau : quel que soit le sujet, les Célestes aiment à rappeler combien j'ai fait souffrir leurs protégés. Grand bien leur fasse. Moi, ce que je retiens, c'est la douleur incommensurable que j'ai ressenti lorsque Perséphone m'a quitté. Alors oui, bon, j'ai peut-être perdu le contrôle et déclenché une des guerres les plus meurtrières de l'Histoire. Oui. Admettons. Mais c'était il y a une éternité, non ?

— C'est bas, de mettre les enfants sur le tapis, ronchonné-je en évitant le regard de Damian.
— Si ça permet de te remettre les idées en place, alors ouais, j'ose. Ressaisis-toi, Luc'. S'il te plaît.

J'avais tort. Le coup bas ne consistait pas à mettre mon neveu et ma nièce en avant pour m'amadouer. Parce que la tristesse qui teinte sa voix et me brise le cœur est pire encore. Bordel, j'aime ce type comme mon frère. Comment puis-je le décevoir autant ?

— T'es au courant, pour votre visite inopinée chez ce bon vieux Karma ?

Il soupire, tout en fixant le fond de son verre.

— Ouais.

Mince. Moi qui pensais qu'il se précipiterait pour quémander la moitié de mon trône...

— Choisis bien tes combats, Lucifer. C'est tout ce que je te demande.

Mouais... Facile à dire. Mais ce soir, je suis prêt à promettre n'importe quoi, pourvu qu'on ne me demande plus de partager quoi que ce soit. J'ai déjà donné, je refuse de recommencer.

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