Chapitre 3

L'aube fait enfin son apparition. A travers l'unique fenêtre qui mériterait un bon lessivage, de là où est placé mon lit, je peux apercevoir le soleil se lever. C'est un spectacle à la fois magnifique et à la fois douloureux car il me rappelle que je suis privée de ma liberté.

Les patients émergent peu à peu de leur sommeil, encore groggys par l'effet des médicaments. Après la nouvelle distribution des traitements, nous nous retrouvons tous dans le réfectoire, salle somme toute agréable et propre, pour le petit-déjeuner. Ma nuit d'insomnie m'a coupé l'appétit mais je suis heureuse et impatiente de pouvoir retrouver Paul. Il paraît soucieux mais il ne se livre pas. La veille, j'avais omis de lui parler de la présence du médecin conseil de mon assurance santé et lorsque je le lui signale, il acquiesce comme s'il était déjà au courant. Il ne semble pas surpris. Il me chuchote juste <<dans le parc>>. Je comprends qu'il a encore une révélation à me communiquer.

Pour les toilettes, c'est la galère car la salle de bain commune est sommairement équipée. Il n'existe que deux cabines de douche sinon c'est à l'eau froide au lavabo. Heureusement pour moi, beaucoup de patients à cause de l'effet orexigène de leurs médicaments s'attardent à table et je peux m'éclipser vers l'une des douches sans avoir à attendre mon tour. La pièce semble déserte à première vue mais j'entends un bruit bizarre, comme une plainte, bruit qui ne m'est pas étranger. Dans l'une des cabines de douche gît dans son sang et ses matières fécales la jeune fille adulescente à la trichotillomanie. Elle est inconsciente et sa respiration émet un très faible râle, ce bruit que j'ai perçu en entrant.

Je retourne en courant complètement sous l'emprise de la panique au réfectoire chercher de l'aide auprès des soignants. Les deux infirmiers s'empressent d'appeler le colosse afin de contenir l'ensemble des patients et se précipitent vers la salle de bain. Le temps me paraît s'étirer à l'infini. Ils en ressortent avec sur un brancard un corps recouvert d'une couverture. La patiente numéro 22 n'est plus de ce monde. Un lit vient de se libérer, c'est la pensée qui me vient à l'esprit. C'est le comble de l'horreur ! Je dois être vraiment au plus mal pour rationaliser ainsi aussi cyniquement. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'à aucun moment, ils n'ont fait appel à un médecin. Je me sens coupable d'être arrivée trop tard et pourtant je n'y suis pour rien. Mais dans ce contexte de confinement, les sensibilités sont exacerbées. Une question s'impose à ma conscience: à quel moment a-t-elle pu échapper à la surveillance pour s'isoler et commettre un acte irréversible ? J'ai remarqué qu'il n'y avait aucun objet blessant sur place, plutôt étrange...

Les patients présents dans le réfectoire en voyant passer le brancard ne semblent pas plus perturbés que cela. On dirait que c'est un spectacle dont ils sont coutumiers. Paul vient me rejoindre la mine décomposée. J'aimerais lui dire quelques mots de soutien mais je suis paralysée et muette. Je ne parviens pas à effacer de ma mémoire cette image de cauchemar. Une pensée récurrente me tourmente: et si on l'avait <<aidée>> ? Mais pourquoi ? Elle vivait complètement isolée dans son délire. Enfin, il est vrai que je n'ai pas eu trop le temps de la cerner. Je n'ai approché personne depuis mon arrivée ni lié de conversation à part avec Paul. Tout le monde paraît tellement ailleurs, perché sur les sommets de sa démence propre.

Il existe aussi un mystère que j'aimerais bien éclaircir. Qu'y a-t-il derrière les portes closes devant lesquelles je suis passée lors de ma traversée du long corridor le jour de mon arrivée ? Une institution psychiatrique avec seulement une dizaine de patients, c'est plutôt étrange...Il y a des cadavres dans les placards dans ces lieux. Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule.

Le repas de midi se déroule dans un brouhaha inhabituel. Le silence religieux est de coutume d'ordinaire mais là, <<Jésus>, le jeune homme aux cheveux longs et au piercing récite à voix haute et aiguë des prières ou plutôt des imprécations visant à nous jeter dans les flammes de l'Enfer, sales mécréants que nous sommes ! La vieille femme qui ne cesse ses balancements rituels hurle toujours le même prénom : Lucie. Est-ce le prénom de sa poupée ou de la jeune fille disparue ? La femme aux tatouages me lance violemment un <<Tu l'auras voulu ! Ça va être ton tour !>>. Une autre jeune femme que je vois pour la première fois, elle a dû arriver ce matin, utilise sa fourchette pour se la planter sur chaque doigt de sa main gauche. Ambiance à couper l'appétit ! Des soignants arrivent pour essayer de mettre fin à ce chahut qui risque de dégénérer. Ils embarquent immédiatement l'auto-agressive, après lui avoir confisqué sa fourchette, en la portant comme un ballot de linge sale et disparaissent avec elle. Je me lève pour essayer de voir où ils l'emmènent. Paul essaie de me retenir mais ma curiosité est la plus forte. Ils se dirigent vers le corridor. Ils ont ouvert la première porte et un courant d'air glacial pénètre dans la salle à manger. Ainsi, derrière les portes closes les pièces seraient des lieux de soins... mais de quelle nature ? La lumière du réfectoire quelques minutes plus tard grésille puis s'éteint brusquement plongeant la salle dans une semi-obscurité. C'est là que je remarque que tous les rideaux épais et sombres avaient été tirés. L'atmosphère est angoissante. Il y a vraiment trop de questions qui se bousculent dans ma tête, je vais péter un câble si ce n'est déjà fait ! La lumière se rallume.

Je me rapproche de Paul et je ressens à quel point il est inquiet. Ses traits sont crispés. Il me chuchote <<mon carnet>> et ses pupilles sont étrécies comme des têtes d'épingle. Quel médicament lui a-t-on fait ingérer ? Je vois un dépôt blanchâtre au fond de son verre. On lui a versé quelque chose dans la citronnade qu'on nous sert avec le repas. La panique commence à me gagner. Il faut absolument que je me calme ou je vais être déménagée dans un endroit qui risque fort de me déplaire. C'est alors que Paul s'écroule brutalement sur le sol. Sa tête heurte un coin de la table et son arcade sourcilière se met à saigner abondamment. Son visage est couvert de sueurs froides. Je me baisse pour lui venir en aide mais un soignant se précipite et m'écarte sans ménagement. Il attrape un linge en tissu et exerce une compression sur la blessure de Paul. Celui-ci est inconscient, les yeux clos. C'est la dernière des choses que je pouvais supporter pour aujourd'hui, je m'effondre en larmes. Un soignant m'entraîne avec lui tandis qu'on soulève Paul pour le mettre sur un brancard. Où s'apprêtent-ils à l'emmener ?

Le silence se fait alors et tous les regards, des dizaines de paires d'yeux, convergent vers la porte qui s'ouvre en grand fracas. Le colosse surgit un plateau à la main. La dernière image qui s'imprime dans ma conscience avant de m'évanouir à mon tour est la présence de plusieurs petits flacons à côté de deux seringues.

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