8. Doha ~ Elise


Ce type m'énerve à un point inimaginable. J'ai envie de lui foutre une claque pour effacer son air moralisateur et suffisant. En plus, on dirait que c'est fait exprès ; chaque fois qu'il se trouve à proximité, il faut que je fasse une connerie. De deux choses l'une, soit il m'épie pour pouvoir me tomber sur le râble dès que je suis dans une situation délicate, soit j'ai la poisse avec ce type. Mais vu comme il semble avoir du mal à me supporter, je penche plutôt pour une malchance chronique. À moins d'avoir des tendances masochistes, il ne peut pas vouloir s'infliger ma présence.

J'ai eu envie de lui arracher la tête quand il m'a enlevé mon précieux des mains. Il a eu du pot que je ne veuille pas faire d'esclandre au milieu de la promenade du front de mer, parce que sinon il aurait passé un sale quart d'heure ! Mais curieusement, ma colère est retombée lorsqu'il m'a prise par la main pour m'emmener vers son car. Je n'en suis toujours pas revenue d'ailleurs. Qu'est-ce qu'il lui a pris de vouloir m'aider ? J'ai beau chercher, je ne vois pas. En désespoir de cause, je m'absorbe dans le paysage qui défile derrière la vitre en faisant abstraction du discours du guide. Discours grésillant et totalement inintelligible en ce qui me concerne. Déjà que je suis nulle en anglais alors comprendre de l'anglais prononcé avec un accent qatari... c'est du domaine de l'utopie.

Où que je regarde, que ce soit devant les immeubles ou sur les places, des arroseurs automatiques abreuvent en continu d'immenses pelouses verdoyantes. Je suis abasourdie de voir un tel gaspillage alors que l'eau devrait être une denrée rare compte tenu de la température extrême qui règne au Qatar. Je me demande d'ailleurs si cette débauche d'arrosage n'est pas à l'origine à la sensation d'étouffement que l'on ressent. La chaleur est encore plus insupportable à cause de l'humidité ambiante. On a l'impression d'être dans un hammam. Mon épiderme est moite et mes vêtements me collent à la peau. Je suis sûre que je dois avoir des auréoles de transpiration sur mon tee-shirt. Je suis tentée de renifler discrètement mes aisselles pour vérifier si mon déodorant tient le choc, mais je m'en abstiens in extremis. Avec la chance qui me caractérise, je risque de me faire prendre en flag par Grincheux. Et il n'y a rien de moins glamour qu'une fille en train de se sniffer les dessous de bras. Non pas que je cherche à le séduire, mais j'ai quand même ma fierté !

Pour ne pas le voir, je m'astreins à fixer mon attention sur les images qui se succèdent de l'autre côté de la vitre. En parcourant Doha, une évidence saute aux yeux ; trottoirs, avenues et bâtiments sont étincelants, propres et paraissent neufs, comme si la ville venait tout juste d'être érigée. Les larges trottoirs et places dallées ne sont pas bondés comme dans les métropoles occidentales. Deux choses m'intriguent assez rapidement. Il y a très peu de femmes dans les rues et la mode vestimentaire est visiblement très différente de chez nous. Certains passants sont habillés de pantalon et tee-shirt ou chemise, mais beaucoup portent des genres de sarouels et des qamis. De très nombreux hommes sont vêtus d'une longue chemise blanche qui leur arrive aux chevilles avec des manches longues. Ils sont coiffés d'un voile blanc retenu par un cordon noir. Je ne peux m'empêcher de manifester ma perplexité à haute voix :

— Pourquoi sont-ils habillés de manière aussi semblable ? On dirait des clones, il est impossible de les différencier avec leurs lunettes de soleil et ces vêtements identiques.

— C'est la tenue traditionnelle qatarie.[1]

Je suis étonnée d'entendre mon voisin me répondre de façon civilisée, alors que je m'attendais tout au mieux à un grognement indistinct.

— Vous êtes déjà venu au Qatar ou vous avez lu un guide ?

— Je ne suis jamais venu ici. En revanche, j'ai séjourné dans d'autres pays de la région pour mon travail.

— Quel est votre métier ?

Pas de réponse. Grincheux ne m'a pas entendue ou alors il fait comme si... Oui, je crois que c'est plutôt ça. S'il veut s'amuser à me snober, on peut être deux à jouer ! Vexée, je retourne à mon observation de l'extérieur. D'immenses buildings se dressent subitement devant nous. Leurs surfaces vitrées réfléchissent les rayons solaires et m'aveuglent. Je suis obligée de sortir mes lunettes de soleil pour protéger mes rétines.

— Vous avez vu, nous arrivons au centre des affaires.

Tiens, il me parle de nouveau, lui ? L'occasion est trop belle de lui rendre la monnaie de sa pièce. En général, je ne suis pas rancunière, cependant je vais faire une exception ! Je sais que mon comportement est puéril, mais je ne peux pas m'en empêcher. À croire que ce type fait ressortir ce qu'il y a de pire en moi. Je l'ignore royalement et dégaine mon Nikon pour mitrailler les gratte-ciel aux formes futuristes. Alors que je m'efforce de prendre des clichés d'un building à l'allure de tourbillon, Grincheux me souffle à l'oreille :

— C'est la Tornado Tower.

Le con ! Il m'a fait sursauter et j'ai déclenché en rafale. Mon cliché est loupé. Je m'apprête à l'engueuler quand il ajoute :

— Et celle qui ressemble à un suppositoire bleuté, c'est la Woqod Tower. L'espèce de capote géante derrière, c'est la Burj Doha Tower.

Je ne peux me retenir d'éclater de rire en entendant ses descriptions très imagées. Ma réaction doit lui plaire, car il m'adresse un clin d'œil assorti d'un sourire... ravageur. Punaise ! Il est canon, ce con ! Ma rancune fond comme neige au soleil et sans savoir pourquoi, je me retrouve à lui retourner son sourire et c'est comme si nous établissions une trêve tacite. Le city tour continue par le quartier diplomatique. Grincheux et moi entrons en compétition pour reconnaître les drapeaux qui flottent sur les ambassades bordant la corniche. Jordanie, France, Corée du Sud, Somalie, Soudan, Koweït, Iran, Pakistan... je n'ai jamais vu une telle concentration de bâtiments diplomatiques. Après une visite rapide de Katara[2], le village culturel, le bus nous emmène sur une sorte de presqu'île. Je suis abasourdie en découvrant ce quartier flambant neuf et effarée par la débauche de luxe qui nous entoure.

— Mais on est où, là ?

— Le guide vient de dire que c'est The Pearl-Qatar.

— Mais c'est quoi ? Un genre de ghetto pour milliardaires ?

— Apparemment, nous sommes sur un archipel d'îles artificielles en forme de perle.

— D'où son nom.

— Bingo.

— Je reconnais que je suis une brêle [3] en anglais, mais ce mot, je le connais.

Le car fait une halte et le guide nous invite à poursuivre la visite à pied. Nous avons une demi-heure pour découvrir The Pearl. Ou du moins une partie de cet immense complexe insulaire. Sans nous consulter, Grincheux et moi partons dans la même direction, une succession de marinas dans lesquelles sont amarrés des voiliers luxueux et des yachts. Je crois que même à Monte-Carlo on n'en trouve pas autant ! Je m'arrête à plusieurs reprises pour prendre des photos avec en arrière-plan les eaux émeraude du lagon. Alors que je pose un genou à terre pour récupérer mon porte-filtre dans mon sac à dos et le visser sur l'objectif, Grincheux se penche au-dessus du sac ouvert et inspecte mes nombreux équipements.

— La vache ! Vous en avez du matos ! Vous êtes fan de photo ?

— Quel flair, Sherlock !

Le regard torve qu'il me retourne me remplit de jubilation et j'ai beaucoup de mal à cacher mon sourire. Je crois que j'adore le railler. C'est grave, docteur ?

L'envie me prend de faire un selfie avec un superbe voilier en fond. Alors que je tiens mon smartphone à bout de bras pour trouver un cadrage intéressant, Grincheux, m'arrache quasiment l'appareil des mains.

— Donnez-moi ça ! Ça ira plus vite.

— Vous ne savez pas comment je veux cadrer !

— Je ne suis peut-être pas Robert Doisneau [4] ou David Hamilton [5], mais j'ai quand même une bonne idée d'un cadrage réussi.

Qu'il ait quelques références en matière de photographes célèbres me fait hausser un sourcil.

— David Hamilton, hein ? Est-ce que je dois prendre ça comme une proposition pour faire des photos érotiques ?

Le sourire canaille dont il me gratifie me chamboule un peu trop à mon goût. Punaise ! Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Je m'empresse de chasser ce frisson d'excitation malvenu en lui lançant une nouvelle pique :

— Parce que si c'est ce que vous avez derrière la tête, vous pouvez vous brosser !

— Aucun risque. Les teignes, c'est pas mon kiff ! me rétorque-t-il avec un rictus sardonique.

Alors comme ça, je suis une teigne ? J'en ai autant à ton service mon coco !

— Tant mieux ! Je ne fraye pas avec les goujats grincheux.

Sur cet échange d'amabilités, il me rend mon téléphone. Je ne me suis même pas aperçue qu'il m'avait photographiée pendant notre petite joute verbale. Je m'empresse de vérifier ses clichés, pensant pouvoir lui rabattre son caquet en les critiquant, mais je ne trouve rien à redire.

— Alors ? Satisfaite ? me nargue-t-il.

— Hum... ça va, elles ne sont pas trop mal, je conviens du bout des lèvres.

Que je lui concède cette petite victoire semble le satisfaire, vu le sourire qui étire ses lèvres.

— Allez, à votre tour ! lance-t-il en me tendant son smartphone.

Sans me faire prier, je m'en saisis et le photographie en prenant soin de réaliser plusieurs cadrages différents. Je suppose qu'il va examiner sa galerie pour contrôler mes clichés, mais il se contente de glisser son iPhone dans la poche arrière de son jean sans y jeter un seul regard. Il s'attend probablement à ce que je réagisse et m'impatiente. Il cherche sûrement à me provoquer. Il va être déçu ! Je reste stoïque comme si cela m'indifférait et propose de continuer notre promenade.

Nous flânons de marina en marina, déambulant sur les quais et passant sous les arches des bâtiments de grand standing qui les bordent. Le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques luxueuses et des restaurants. Et quand je parle de luxe, c'est vraiment le très grand luxe. Joaillerie et haute couture, à l'image des Ferrari, Lamborghini, Bugatti, et autres Rolls-Royce garées le long des trottoirs.


[1]El thaoub, aussi appelée dishdasha dans d'autres pays de la péninsule arabique. Le voile, gutrah, est porté par-dessus le ghahfeyah, sorte de bonnet en crochet et maintenu par le iqual, le cordon noir doublé.


[2]Il s'agit d'un grand projet culturel multidimensionnel qui accueille des festivals, des ateliers et des expositions régionaux et internationaux. On y retrouve la reconstitution d'un village « à l'ancienne » avec un amphithéâtre, un opéra, deux mosquées et des galeries d'art ainsi que des restaurants.


[3]Dans le sud de la France, on désigne par brêle une personne peu douée.


[4]Robert Doisneau (1912-1994) est un photographe humaniste français, particulièrement célèbre pour ses clichés de Paris, ses faubourgs et ses passants, dont ses photos des écoliers et Le baiser de l'hôtel de ville.


[5]David Hamilton (1933-2016) photographe et réalisateur britannique connu pour ses photos de jeunes filles dans des poses lascives ou romantiques. Sa marque de fabrique est un effet de craquelures aux couleurs pastel, de halo de pâleur d'inspiration impressionniste baptisé « flou hamiltonien » ou « lumière hamiltonienne » par les critiques.


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Bon finalement, elle ne se passe pas si mal que ça cette visite, non ? Ca va durer à votre avis ? Vont ils finalement commencer à s'apprécier ?

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