10. Clash ~ Aymeric


Nous nous arrêtons sur une petite place où se côtoient plusieurs cafés décontractés. Des hommes en tenue traditionnelle sont occupés à fumer la chicha [1] et à jouer à des jeux de plateau. Nous dépensons les quelques dollars qu'il me reste pour acheter des glaces et nous adossons à un mur dans l'ombre d'une arcade pour écouter un joueur de oud [2].

Au bout de quelques minutes, nous constatons que nous nous faisons dévisager par les autochtones. Miss Boucan se penche vers moi pour chuchoter :

— Qu'est-ce qu'ils ont à nous observer comme ça ?

— C'est vous qu'ils regardent.

Elle semble déstabilisée et ses joues se teintent de rouge.

— Pourquoi ? C'est la couleur de mes cheveux ?

— Certes vos mèches dorées ne passent pas inaperçues ! Mais ce n'est pas ce qui saute le plus aux yeux. Je vous l'ai dit tout à l'heure, votre tenue est provocante selon la norme qatarie.

Elle détourne le regard sur une femme qui traverse la rue devant nous, habillée d'une ample robe noire qui la couvre de la tête aux chevilles avec un voile qui ne laisse apparaître que ses yeux cernés de khôl.

— Je croyais que ce genre de burqa [3] ne se portait qu'en Iran, chuchote-t-elle en se penchant vers moi.

Burqa est un mot utilisé par les Occidentaux pour désigner les femmes entièrement voilées. Ce terme n'est pas adapté aux pays de la péninsule arabique,

— Ça s'appelle comment alors ?

— C'est une forme de hijab.

— Oui, ça, c'est le voile, mais le reste ?

— Attention, vous confondez. Le hijab n'est pas une pièce d'habillement, ce n'est pas un objet en tant que tel. C'est un terme pour désigner une femme voilée.[4]

— Donc vous êtes en train de me dire que c'est... un concept ?

— Non, au contraire c'est très concret. Je ne suis pas spécialiste en la matière, mais un collègue m'a expliqué un jour qu'il s'apparente à un symbole de modestie et de moralité pour les femmes musulmanes. Il y a différents types de hijab. En France, beaucoup de femmes portent une version moderne avec pantalon et chemise ample. Ici, elles portent plutôt la abaya [5] en plus du voile ou le jilbab [6].

— Vous voulez dire que pour les Qataris le fait que je sois en short et que je montre mes jambes est offensant ?

À voir son visage rougi par l'embarras et son regard anxieux, Blondie commence à comprendre pourquoi elle suscite l'attention des hommes autour de nous.

Pris d'une inspiration subite, je me défais de ma chemise et la lui tends.

— Tenez ! Je peux rester juste en tee-shirt. Mettez ça autour de votre taille. Ce ne sera pas trop seyant, mais ça dissimulera au moins vos fesses et une partie de vos cuisses.

Comme elle semble hésiter, je me charge de la lui nouer autour des hanches. Visiblement déstabilisée par mon geste, elle reste silencieuse quelques secondes avant de murmurer :

— Merci.

Conscient de sa gêne, je l'incite à bouger pour se soustraire aux regards insistants.

— On continue la visite ?

Guidés par le tintamarre digne d'une basse-cour surpeuplée, nous progressons dans le dédale des rues jusqu'à trouver le souk des animaux domestiques. Au fil des étals nous voyons tortues, chiens, chats, poulets, canetons, lapins, perroquets, oiseaux colorés, et poissons qui attendent de changer de propriétaire. Nous ne nous attardons pas et échappons à la cacophonie en partant à la recherche du fameux souk aux faucons. Il suffit de pénétrer à l'intérieur de l'imposant bâtiment à arcades pour comprendre que ces oiseaux de proie sont profondément vénérés et respectés par les Qataris. L'atmosphère est très différente, c'est nettement plus silencieux et empreint d'une sorte de solennité. Dans la salle d'exposition, les oiseaux majestueux se tiennent immobiles sur des perchoirs en bois, leurs têtes coiffées de capuchons. Nous les admirons pendant un long moment, puis continuons notre visite.

À peine sortie du souk aux faucons, Blondie fait une halte pour consulter son portable. Un coup d'œil à ma montre m'apprend qu'il nous reste peu de temps.

— Il faut qu'on retourne vers le bus.

— Je voudrais voir d'abord les chevaux et le marché aux chameaux.

— Je ne pense pas qu'on ait le temps.

— Mais si ! Sur le site internet, ils disent que ce n'est pas loin de l'esplanade, c'est sur notre chemin, on n'aura qu'à revenir un peu vers la droite et on tombera pile sur le car, vous verrez.

Je ne le sens pas son plan, mais alors pas du tout. Je tente de la dissuader. En pure perte, évidemment. Elle prend la poudre d'escampette sans m'attendre et je suis obligé de la suivre pour ne pas la perdre de vue. Putain ce que les nanas sont bornées ! Une fois arrivés dans les écuries, l'œil rivé sur le cadran fixé à mon poignet, je ronge mon frein tandis que Blondie photographie plusieurs spécimens particulièrement beaux et à l'allure racée.

N'y tenant plus, je la presse :

— Il faut se dépêcher ! Le bus ne nous attendra pas !

— J'ai fini, on y va.

Nous remontons la rue depuis quelques minutes lorsqu'une série de sons secs résonne subitement. Mon cerveau déclenche l'alerte et mon corps se met en mouvement de manière instinctive. J'attrape Blondie qui marche devant moi et la tire par le bras pour l'entraîner vers une arcade. Quand une deuxième salve retentit, je la pousse violemment pour la plaquer au sol et me jette sur elle en protection. Inconsciente du danger, elle se débat et je dois peser de tout mon poids sur son dos pour la maintenir à terre.

— Restez couchée, bordel !

La panique m'envahit tandis que les images que j'essaie de refouler de ma mémoire depuis des semaines me reviennent par flash. Pendant un court instant, j'ai l'impression d'être allongé sur le sable brûlant du Mali, mes oreilles bourdonnent du vacarme des cris et des tirs. Seules les odeurs de sang, d'essence, de métal et de plastique carbonisé manquent au film qui défile sous mes paupières. Après une bonne minute, mon cerveau enregistre qu'il n'y a aucun signe d'affolement ou d'agitation autour de nous. Je relève la tête pour scruter le périmètre et les visions d'horreur imprimées sur mes rétines s'évanouissent. Les battements frénétiques de mon cœur commencent à ralentir en constatant que les gens vont et viennent normalement. Je glisse légèrement en arrière pour libérer en partie Blondie qui se trémousse sous moi. Ses tentatives de reptation sous mon corps, ajoutées à la vision qu'elle m'offre, ont un effet inattendu et... totalement mal venu. Sûrement un effet de la montée d'adrénaline. C'est bien ma veine, ça ! Voilà que je me retrouve avec le cul de Miss Boucan sous le nez ! Un beau p'tit cul, soit dit en passant ! Et toujours aussi appétissant... Juste ce qu'il faut pour en avoir plein les mains. Ouais, cette emmerdeuse est plutôt bien gaulée.

Je n'ai pas le temps de me relever qu'elle se transforme en véritable teigne. D'un mouvement brusque, elle me repousse et finit de se dégager. À peine sur mes pieds, un bruit sec claque à mon oreille tandis qu'une brûlure se propage sur ma joue. Merde ! Elle vient de me gifler !

— Non, mais ça ne va pas ? Vous vous croyez où ? hurle-t-elle.

Je suis tellement sidéré par sa réaction, que je réponds avec automatisme :

— J'ai cru qu'on nous tirait dessus.

— Mais bien sûr ! Et la marmotte enveloppe le chocolat dans le papier d'alu !

— Mais je vous jure que...

La petite furie se campe devant moi, d'une main elle me bloque le menton et de l'autre elle pointe le haut de sa tête avec son index avant de cracher :

— Est-ce qu'il y a écrit « prenez-moi pour une conne » sur mon front ?

Pendant quelques secondes je reste stupéfait. Comment une fille plutôt sympathique peut-elle se transformer en folle furieuse en une fraction de seconde ? Cette nana est complètement barrée ! Un véritable cocktail détonant ! Secouée, givrée et frappée ! Ce n'est pas une raison pour me laisser faire. Après tout je n'ai rien fait de mal, au contraire j'ai voulu la sauver !

— Bordel ! Vous allez m'écouter, oui ? Puisque je vous dis que j'ai cru qu'on nous tirait dessus !

— Non, mais vous êtes ravagé ou quoi ? Pourquoi est-ce qu'on nous tirerait dessus en plein milieu d'un souk pour touristes ?

— Peut-être tout simplement parce que nous sommes occidentaux !

— Non, mais vous êtes un grand malade, vous !

Conscient des regards réprobateurs dont les passants nous gratifient, je baisse instinctivement le ton.

— Arrêtez de crier ! Vous attirez l'attention sur nous, je grince entre mes dents tout en l'attrapant par le coude pour l'inciter à avancer.

D'un mouvement sec, elle se dégage de mon emprise en grondant :

— Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? C'est vous qui nous faites remarquer !

— Je vous jure que j'ai réagi instinctivement. Il n'était pas dans mes intentions de vous brutaliser ou de vous peloter ou quoi que ce soit d'autre.

— À cause de vos conneries, nous n'avons plus le temps d'aller voir le Camel Pen [7] !

Un regard rapide à ma montre me le confirme.

— Nous allons louper le bus. Vite !

Sans nous consulter, nous nous mettons à courir pour rejoindre l'esplanade.


[1]La chicha, aussi appelée narguilé, est une pipe à eau utilisée pour fumer du tabac aromatisé. Le tabac est utilisé sous forme de tabamel, un mélange à base de mélasse et d'essences ou pulpe de fruits, qui se consume avec du charbon.

[2]Oud : instrument de musique à cordes pincées très répandu dans les pays arabes. Il s'apparente à un luth à manche court par sa forme et son nombre de cordes, mais il en diffère par l'absence de frettes.

[3]La burka ou burqa, à la différence du niqab auquel on l'assimile souvent, couvre tout le corps et le visage et se complète d'un voile ou d'une grille posée devant les yeux.

[4]En arabe, le terme « hijab » signifie littéralement « un écran ». Il fait référence aux règles de la dissimulation.

[5]La abaya est une robe longue qui couvre l'ensemble du corps à l'exception du visage, des pieds et des mains. Elle est assez élégante et peut être brodée.

[6]Le jilbab s'apparente à une longue robe sombre très large assortie d'une capuche. Ne cachant ni le visage, les pieds et les mains, il masque les formes de celle qui le porte. Son équivalent masculin est le qamis.

[7]Le Camel Pen est une sorte de marché aux chameaux. 


**********

Un grand merci à Amina qui a eu la gentillesse de m'expliquer les subtilités du hijab et de me montrer les différentes tenues.

Bon... finalement c'est pas gagné entre ces deux là ! Ils ont quelques difficultés de compréhension on dirait. Dommage pour eux parce que vu ce qui va leur arriver, ils ont intérêt à se serrer les coudes. Il va falloir qu'ils mettent de l'eau dans leur vin et qu'ils cessent de s'affronter pour un oui et un non s'ils veulent en sortir vivants !!!

Et comme c'est d'actualité... je vous signale au passage que je viens de lancer un concours sur mon compte Tik Tok pour gagner des brochés et des ebooks



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top