Prologue

J'aimais Martin, profondément. 

Nous nous étions posés dans un petit café proche de l'Université, profitant d'une rare heure de fourche commune. J'avais un gros travail à rendre sur un conflit confrontant deux pays depuis plusieurs décennies. Mais je n'aurais pas su taper une seule phrase intelligible. 

Derrière mon ordinateur, mes cheveux étaient assaillis de petites boulettes de serviette en papier. Elles s'y accrochaient sans que je ne puisse les en empêcher, troublant le calme ambiant.

Nous étions seuls avec une serveuse. Après tout, il n'était que dix heures. 

Mon regard se tournait souvent vers Martin. Je secouais la tête, me mordais les lèvres pour retenir mes rires sans parvenir à garder mon sourire. Plus tôt dans la journée, j'avais évoqué mon envie de voir la ville couverte d'un manteau blanc. 

Elle ne l'était jamais. Les rares fois où la neige tombait, elle fondait immédiatement sur le bitume surchauffé, sous les pieds des centaines de passants. 

De là d'où je venais, c'était différent. Les prairies se givraient dès novembre et les bonhommes de neiges se promenaient dans les plaines de jeux peu après. 

Ma campagne natale me manquait mais Martin me le rendait bien. 

Je me penchai vers lui, lui volai un baiser. Mes pouces s'attardèrent sur son visage avec concentration. Sans qu'il ne s'aperçoive, les yeux fermés, de l'encre dont je les avais recouverts, cachée par l'écran de mon ordinateur. Je créai des arabesques bleutées sous son nez, remontai sur ses joues avant de disparaître de chaque côté de son menton. 

Ses yeux se réouvrirent, me lançant un regard attendri. Ce fut son tour de m'arracher un baiser. 

Lorsque nous nous décolèrent enfin, mon sourire s'était élargi. J'avais des flocons dans les cheveux et le Père Noël à côté de moi. 

— Je t'aime, Iris, m'avoua-t-il pour la première fois. 

Je ne pus m'empêcher de rire face à sa barbe bleutée surmontée de son regard sérieux. Alors, tandis que je le taisais depuis des mois, je lui offris les cinq mots qu'il espérait recevoir en retour. 

— Moi aussi, je t'aime. 

Il sourit si fort que les traits d'encre remontèrent sous ses lunettes. Nous échangeâmes un dernier baiser et il tenta enfin de se concentrer sur ses exercices de maths, incompréhensibles aux communs des mortels. 

Je retournai également à mon travail quand j'aperçus que mon ordinateur avait décidé de passer en mode veille. J'appuyai sur le clavier, attendis patiemment que mon document réapparaisse. Mes doigts décrochèrent distraitement une boulette blanche, commencèrent à jouer avec. Mes sourcils se froncèrent, mon ordinateur ne se rallumait pas. Je soufflai en vérifiant que la prise était branchée. 

— Ça va ? 

— Oui, mon...

Je redressais la tête vers Martin quand je l'aperçus. 

Il se tenait de dos, face au comptoir. Je ne le distinguais qu'à travers le noir de mon écran éteint mais n'aurais pas su le lâcher du regard. Ses cheveux d'un brun doux contrastait avec ses épaules larges qui semblaient figées, tendues par un stress qui m'était inconnu. Je voulais qu'il se retourne, je n'attendais que ça. Cependant, j'aurais juré qu'il se faisait violence pour s'en empêcher. 

— Iris, tu as enlevé tes lentilles ? 

La question de Martin me ramena à la réalité. 

Deux yeux bien trop pâle brillaient à côté de l'inconnu. Deux yeux aux rétines délavées et aux iris confondus à la sclérotique. Deux yeux d'allure aveugle mais qui voyaient pourtant, et que je préférais cacher. 

— Non, je...

Mes paupières clignèrent à plusieurs reprises, j'essayai sans succès de sentir mes lentilles. Mes yeux me piquaient légèrement. Je dus bien constater qu'elles avaient disparu.

— Comment...

— Elles sont peut-être tombées ? C'est possible ça ? 

— Non, c'est déjà tellement compliqué à retirer... Ce serait impossible...

Un incroyable frisson me parcourut. L'inconnu venait de passer à côté de moi. D'une démarche figée, il tenait un café à emporter à la main. Nos regards se croisèrent. 

J'en oubliai tout, jusqu'à ma propre existence. Seul lui existait. 

Il avait un visage jeune aux traits aussi doux que la couleur de ses cheveux. Dans ses yeux noisettes, je perçus un tas de choses indéchiffrables. Une seule, mêlée de peur, me parut distinctement : "Fuis. Quitte la ville et ne revient pas avant un moment. Il te cherche et sait que tu es ici. S'il-te-plait, je t'en supplie."

Ma fascination s'entacha. Perturbée, je l'observai me tourner le dos et partir, sans même penser au drôle de spectacle que j'avais dû donné avec Martin, sa barbe et mes boulettes de papier. 

J'aimais Martin, profondément. Jusqu'à ce jour-là. 

Pas que j'arrêtai de l'aimer, la nature de cet amour changea tout simplement, devint plus fraternel. Il crut longtemps que je lui avais menti en lui disant les cinq mots, et je sais qu'il eut du mal à me pardonner. 

De mon côté, je ne fis que de penser à cet inconnu. Il obsédait tant mes pensées et je n'avais pas compris ce qu'il s'était passé ce matin-là. J'espérais le revoir et aurais arpenté la ville des jours durant dans cet espoir. Pourtant, mue d'une intuition, je suivis ce que j'imaginai être ses conseils et rentrai dans ma campagne enneigée quelques temps. 

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