2 | Ma réalité si proche du cauchemar.
2 . Ma réalité si proche du cauchemar.
Ma tête va exploser. Je ne peux plus remonter à la surface. Une force puissante me pousse au fond de l'eau, toujours plus bas. Je n'ai pourtant pas la sensation de rejeter cette poigne de fer. Le devrais-je ? Ma poitrine est douloureuse, comme si je n'avais pas repris ma respiration depuis une éternité. Je suis tombée. La glace s'est fêlée, elle m'a emportée et je suis en train de me noyer.
Mes larmes sont invisibles, noyées, elles aussi, dans l'eau glaciale qui m'entoure. Je crois que je crie. Mais personne ne peut m'entendre. Je ne sais pas trop pourquoi je crie. C'est moi qui ai demandé à la glace de m'engloutir. Elle ne fait que m'obéir. Mais je hurle. Parce que ça fait mal. Parce que j'ai l'impression que ma tête va exploser, que mon plexus solaire va s'enfoncer si profondément dans ma poitrine qu'il va me broyer tout entière.
Parce qu'en réalité, j'étais déjà en train de me noyer, avant même de tomber.
— Eden ?
On m'appelle à nouveau et cette fois, j'ouvre les yeux. Je suis dans le salon, allongée sur le canapé, les joues sillonnées de larmes et le souffle court. Ce n'était qu'un cauchemar. Un cauchemar si proche de ma réalité. Ma mère se glisse à mes côtés, passant ses bras autour de moi. Dans une semi-réalité qui me pétrifie, je suis dévastée. À moitié chez moi, à moitié immergée.
— Je t'ai entendue crier depuis la chambre de Raf. Ça va faire plus de trois semaines que ça dure... Je sais que c'est difficile, chérie, mais tu es sûre que tu ne veux pas que je prenne davantage de rendez-vous avec ta psy ?
— Non, protesté-je d'une voix enrouée, méconnaissable. Ça va aller.
Je passe une main distraite dans mes cheveux emmêlés en reprenant peu à peu ma respiration. C'est ce qu'elle veut entendre. C'est ce qu'elle doit entendre.
— D'accord, soupire-t-elle. Ton rendez-vous est dans une demi-heure. On ferait mieux de se dépêcher.
Je la suis du regard alors qu'elle remonte les escaliers. Je me redresse et rassemble mes cheveux en une longue queue-de-cheval. Appuyée sur mes coudes, je braque instantanément mon attention sur l'immense plâtre qui monte de mon pied jusqu'à la fin de ma cuisse. De ma main gauche, j'attrape mon fauteuil roulant afin de le rapprocher au maximum, sans parvenir à me détourner de cette foutue jambe.
Ma mère descend au moment où j'ai enfin réussi à me hisser correctement sur le siège. Elle fronce aussitôt les sourcils et me pointe d'un doigt accusateur.
— Je t'ai déjà dit de m'attendre pour faire ça...
— ... tu pourrais te faire mal, je termine à sa place. T'en fais pas, je peux pas vraiment tomber plus bas.
Mais quand j'aperçois son regard sincèrement inquiet, j'ajoute :
— Maman, c'est pas comme si ce putain de fauteuil était très haut.
Je sais d'ores et déjà que j'ai gagné la partie quand elle embraie sur un monologue sur le vocabulaire des adolescents d'aujourd'hui. Je ne l'écoute que d'une oreille distraite, habituée à ses tirades à répétition. Le soleil frappe contre ma peau alors qu'elle me pousse hors de la maison et je sursaute plus violemment que je ne le devrais au moment où elle pointe mes lunettes de soleil devant mon nez.
— Il fait beau, se justifie-t-elle. Et puis, il faut cacher ces méchants cernes, chérie.
Je les chausse sans protester. Au moins, elles auront le mérite de masquer mes yeux rougis. Ma mère cesse de me pousser à proximité de la voiture et ouvre la portière passagère avant de me laisser m'installer. Tandis qu'elle plie mon siège pour le ranger à l'arrière, je recule le mien afin de pouvoir faire rentrer ma jambe immobilisée à l'intérieur.
— Tu n'as pas écouté un seul mot de ce que je viens de te dire, pas vrai ?
Surprise, je me tourne vers ma mère, qui me scrute déjà d'un regard accusateur.
— Si, je tente. Pourquoi ?
Elle hausse un sourcil. Maman McShane n'est pas si facile à tromper. J'ai eu tout le loisir de le vérifier ces derniers mois.
— Si tu m'écoutais vraiment, tu m'aurais dit de me taire quand j'ai commencé à aborder les qualifications.
Subitement, mon cœur semble se décrocher. Il plonge, littéralement, et je ne serais pas étonnée de le trouver là, gisant au détour d'une rue.
— S'il te plaît, j'articule en baissant les yeux sur mes doigts entremêlés. J'ai pas envie d'en parler.
Cette pente glissante sur laquelle elle veut m'engager, je l'ai déjà dévalée tout entière, et à toute vitesse. Je suis tout en bas, il est trop tard pour moi, et je n'ai aucune envie d'en parler.
— Les résultats sont tombés hier, poursuit-elle.
Je décide de l'ignorer, comme j'aurais décidé d'ignorer Chad ou Sierra. Après tout, l'impact de ses mots est tout aussi douloureux.
— C'est Charlie qui m'a chargée d'en discuter avec toi, mon ange. Elle pense que tu dois le savoir. Qui a été pris, je veux dire. Elle pense que ça pourrait te motiver.
Si j'en avais l'énergie, j'aurais peut-être éclaté de rire. Mais c'est un rire sans joie qui m'échappe, le regard rivé sur la route.
— Me motiver pour quoi, au juste ?
— Tu sais très bien de quoi je parle.
J'agrippe le bord de mon short en coton. Ne craque pas. Ne craque pas. Ne craque pas. Malheureusement, oui, je sais.
— Vous l'avez tous dit, je soupire. Le patinage, c'est terminé pour moi. Fin de l'histoire.
Fin de mon histoire.
— Chérie, j'ai bien parlé avec les médecins à ce propos. Ils sont plutôt pessimistes, mais ils pensent qu'avec une bonne rééducation, rien n'est impossible. Regarde, ton frère a bien fini par avoir son diplôme ! plaisante-t-elle. Rien n'est impossible, je te dis.
Mon cœur s'acharne dans ma poitrine. Je ne peux pas laisser l'optimisme de ma mère l'abîmer un peu plus. Je ne devrais pas être énervée contre elle. Il y a tant de choses qu'elle ne sait pas, tant d'éléments qui lui manquent pour comprendre. Et pourtant, je n'arrive pas à me raisonner, à calmer la colère qui m'empoisonne. Je garde le silence pour lui barrer la route, mais l'insistance de ma mère ne me facilite pas la tâche.
— Tout est possible, Eden. Tu pourrais...
Non, non, non, non, elle ne comprend pas, ne l'écoute pas...
— Maman, j'ai une jambe totalement inutilisable et une autre avec un genou ruiné. Excuse-moi d'être réticente face à tes « tout est possible ».
Je sens son regard se tourner vers moi quelques instants, mais je m'obstine à garder les yeux sur les rues qui défilent. Je sais qui a été qualifié. Charlie me l'a appris. J'ignore ses messages et ses appels depuis les qualifications. Je ne suis même plus sûre qu'elle attend une réponse.
— Je sais ce que les médecins ont dit, insiste ma mère. J'étais là. Mais ils ont aussi dit que ta condition physique d'athlète te permettrait de te remettre plus vite. Ce sont des médecins, Eden. Évidemment qu'ils ne vont pas te conseiller de te projeter dans les airs !
— Maman ! j'explose.
Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, ou du moins ce qu'il en reste. Je passe une main sur mon visage pour tenter de m'apaiser puis reprends, plus calme :
— Pourquoi est-ce que tu insistes autant ?
— Le patinage artistique est un sport à risques et ça, on le sait depuis le début. Ça ne t'a pourtant pas empêchée d'en faire ta passion. Je veux que tu gardes espoir, ma puce.
Elle a raison. Le patinage est un sport où l'on doit très tôt accepter de se faire mal. Petite, j'ai dû passer plus de temps les fesses gluées à la glace que n'importe quel enfant. Pendant un moment, ma mère soupçonnait même Charlie de me violenter elle-même, tant elle s'inquiétait des bleus qui apparaissaient sans cesse sur ma peau. Je connais mon sport, je sais que tomber est inévitable. Mais ce qui s'est passé lors des qualifications a sonné le glas de tous mes espoirs. Dans ma chute, j'ai entraîné avec moi mon corps, ma carrière, ma raison de vivre et tout ce à quoi je m'accrochais désespérément.
L'optimisme de ma mère me sidère. En temps normal, j'apprécie cette partie d'elle si solaire. Mais tout de suite, son optimisme ne fait qu'alimenter ma colère.
— Garder espoir ? Bordel, maman ! Est-ce que tu te rends compte de ce qui s'est passé ou est-ce que tu étais coincée sur ton petit nuage ? Laisse-moi te raconter ce qui s'est réellement déroulé. Je me suis fait opérer pendant quatre heures et à mon réveil, j'ai dû regarder un médecin droit dans les yeux me dire qu'il n'était même pas sûr que je recouvre une mobilité parfaite un jour. Et tu veux que je garde espoir ? En quoi, au juste ? En quoi ?
— En toi, Eden. En toi.
Non. Non. J'ai tout foutu en l'air et pour ça je ne me pardonnerai jamais.
La douleur que j'entends dans sa voix ricoche sur la mienne. Je vois dans son regard qu'elle est déçue. Elle est déçue, car ce qu'elle a devant elle n'est qu'un ramassis de tout ce qu'elle déteste, de tristesse et de désespoir. Et je ne peux m'empêcher de penser que si elle remontait ne serait-ce qu'un peu les manches de mon sweat-shirt, sa déception ne ferait que se démultiplier. Elle me trouverait pathétique. Ça n'aurait pour effet que de lui faire mal. Ma peine deviendrait subitement la sienne.
Je suis malade. Et indubitablement contagieuse.
Elle ne prononce pas un mot du reste du trajet, ce qui me fait culpabiliser. Voilà pourquoi je préfère garder le silence, d'habitude. Parce que je suis constamment à fleur de peau et que, poussée dans mes retranchements, je laisse la douleur parler à ma place.
Tu lui fais du mal. Tu lui fais du mal.
— Eden ? Tu descends ?
Je sursaute en surprenant ma mère devant moi, la portière ouverte. Les sourcils froncés, elle attend une réponse de ma part. Je hoche la tête pour reprendre contenance, puis me détache avant de me hisser sur le fauteuil qu'elle a rapproché de la voiture. Elle me laisse régler le repose-jambe avant de commencer à me pousser vers l'hôpital.
— J'ai un service à te demander, Eden.
— Je t'écoute.
Elle me pousse jusqu'à l'ascenseur, appuie sur le bouton du troisième étage et s'agenouille devant moi une fois les portes fermées.
— Je veux que tu me promettes que peu importe ce que te dira le docteur Jenkins aujourd'hui, tu ne vas pas te braquer.
— Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
— Promets-le-moi, Eden. S'il te plaît.
L'ascenseur s'ouvre dans son dos, mais c'est à peine si je le remarque, trop occupée à fixer son visage inquiet. Finalement, c'est elle qui se retire de notre contemplation mutuelle et qui attrape les poignées de mon siège en concluant :
— Retiens seulement ce que je viens de te dire, d'accord ? Ne te braque pas. Réponds à ses questions. C'est tout ce qu'on te demande.
Alors qu'elle me laisse seule dans la salle d'attente pour aller signaler notre présence, j'essaie de me remémorer la dernière séance avec le docteur Jenkins. Les médecins nous l'ont conseillée après mon opération. Mes parents reposent tellement d'espoirs sur elle qu'à mon avis, le docteur Jenkins est à deux doigts d'avoir son assiette à notre table pour Thanksgiving. Ce n'est qu'une question de temps avant que ma mère ne crée un autel pour elle dans le salon.
D'un coup, je me souviens, et je comprends aussitôt pourquoi ma mère semble si soucieuse.
« De quoi as-tu peur, Eden ?
— Rien. Rien ne pourrait vraiment être pire que ce qui se passe en ce moment.
— Qu'est-ce qui se passe en ce moment ?
— J'ai juste dit que je n'avais peur de rien. »
Quand ma mère fait de nouveau son entrée dans la salle d'attente, j'ai déjà compris. Je la laisse s'asseoir sur une chaise à côté de moi, puis me lance :
— Elle t'a parlé de la fin du dernier entretien, pas vrai ?
Elle se fige aussitôt, comme si mes paroles étaient une grenade que je venais de jeter au beau milieu de la pièce.
— Eden... on s'inquiète pour toi. Vraiment. Tu ne manges presque plus, tu refuses d'aller au lycée, tu ne dors pratiquement pas non plus et si c'est le cas, nous sommes obligés de te réveiller parce que tu cries à t'en déchirer la gorge. Et non, elle ne m'a rien dit, mais elle m'a appelée pour me dire qu'on devrait envisager de rapprocher la fréquence de nos rendez-vous, car elle est « alarmée ». On essaie juste de t'aider, Eden.
La secrétaire du docteur Jenkins se pointe à l'entrée de la pièce et m'appelle. Je préfère ne rien répondre à ma mère avant de m'avancer vers cette dernière, car la seule chose que j'ai envie de lui répondre c'est que c'est exactement ça, le souci. Que je ne suis qu'un ennui, désormais. Je ne suis plus qu'une plaie qui semble faire souffrir tout mon entourage. La vraie Eden s'est effacée. Ma mère veut aider, réparer quelqu'un qui n'existe plus.
— Tu as bonne mine aujourd'hui, Eden ! s'exclame ma psychologue alors que son assistante referme la porte dans mon dos.
— Vous mentez très mal.
— C'était pour commencer la séance sur une note positive.
Elle replace correctement ses lunettes sur son nez, puis repousse une de ses boucles blondes derrière son oreille. Son regard ne cesse d'alterner entre mon visage et ma jambe, et cela ne fait que renforcer mon irritation.
— Comment te sens-tu depuis la dernière séance ?
C'est comme si elle était obligée de poser cette question chaque fois. Et je suis obligée d'y répondre. D'autant plus aujourd'hui, car de l'autre côté du mur, ma mère semble avoir découvert que ce qui se trame dans ma tête n'est pas tout rose et je ne veux pas être contagieuse, surtout pas.
— Mieux, je mens.
— Vraiment ?
Elle plisse les yeux, suspicieuse. Elle a probablement dû avoir affaire à des tas de cas comme le mien, qui ont tous mieux à faire que de réagir à ses questions et lui faire croire que ses méthodes sont miraculeuses.
— Vraiment.
Mes mains tremblent. J'ai peur qu'elle le remarque. Je tente du mieux que je peux de rester impassible, mais j'ai l'impression d'avoir le cœur au bord des lèvres et qu'elle peut lire en moi comme dans un livre ouvert.
— De quoi souffres-tu, exactement ?
Déroutée par sa question qui ne ressemble pas à celles qu'elle me pose habituellement, je lâche :
— Pardon ?
La jeune femme me sourit. De toute évidence, elle avait prévu ma réaction.
— Ta chute. Qu'a-t-elle causé, comme dommages, sur ton corps et toi ?
— Vous avez de drôles de méthodes, tout à coup.
— Contente-toi de répondre, Eden, s'il te plaît.
Je baisse les yeux vers ma jambe, puis sur celle qui a eu la chance d'échapper au plâtre, avant de rencontrer le regard de ma psychologue à nouveau.
— Une fracture ouverte du fémur, une entorse de la rotule et une commotion cérébrale. Entre autres.
— Et sur toi ? Pas seulement ton corps. Ton esprit, maintenant. Ton cœur.
Je la fixe longuement. Cette fois, je la regarde vraiment. Je la dévisage, même. Je ne comprends pas le tournant que prend cette conversation, mais je suis certaine de ne pas l'aimer. S'il y a bien quelque chose à ne pas me demander en ce moment, c'est de m'exprimer sur l'état minable de mon cœur — toujours faudrait-il s'assurer qu'il est encore là, niché dans ma poitrine. Pour ma part, je n'ai aucune sensation pour le confirmer.
— Eden ? Tu as entendu ma question ?
Je pose la main sur mon thorax. Mon cœur est bien là, finalement. Il s'affole, panique, me fait mal. De petites étoiles dansent devant mes yeux. Je baisse le regard pour tenter de cacher ma détresse à ma psychologue, mais j'ai à peine le temps de les cligner qu'elle est déjà à côté de mon fauteuil, ma main dans la sienne.
— Eh, ce n'est rien si tu ne veux pas répondre à cette question. Ce sera pour une prochaine fois, d'accord ? Il faut que tu te calmes. Respire.
Sa voix douce qui, j'imagine, se veut rassurante, ne parvient pas à m'apaiser. Au contraire, mes tremblements redoublent d'intensité. Je ne souhaite pas qu'il y ait de prochaine fois.
Tu es tombée. Tu es tombée, Eden. Tu ne te relèveras pas.
— Eden, je veux que tu me regardes droit dans les yeux, reprend-elle, saisissant mon visage entre ses paumes. Regarde-moi. Respire lentement. Tu te souviens de ce que je t'ai dit lors de la dernière séance ?
Je n'ai pas envie qu'elle me rappelle ça. Mais je lui fais signe que non, parce que je n'ai pas la force de dire quoi que ce soit, de lui expliquer que j'ai besoin qu'elle se taise et qu'elle me laisse tranquille. Elle hoche la tête, compréhensive, et son regard se fait plus intense lorsqu'elle me répond, reprenant exactement ses mots :
— Quoi qu'il arrive, Eden, tu dois garder la tête hors de l'eau.
Hey hey hey ! Voici le deuxième chapitre !
J'espère qu'il vous a plu !
Le retour de flammes de la chute est difficile pour Eden... heureusement qu'elle a sa mère pour l'épauler (même si elle a - un peu - envie de l'envoyer bouler). J'ai hâte d'avoir votre avis sur ce chapitre !
Plein de bisous,
Avec amour,
Louise ♡
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