1 | Perdre son point d'ancrage.

1. Perdre son point d'ancrage.

Il ne m'aurait pas été difficile de faire demi-tour. De m'échapper de la patinoire sans que mes parents ni ma coach ne s'en rendent compte. Dans quelques instants, je serai au milieu de la glace, devant une centaine de personnes qui n'auront d'yeux que pour moi. Mais alors que je suis censée patiner après mon destin pour tenter de l'attraper, pour saisir mon rêve de me qualifier pour l'équipe nationale, je n'ai qu'une envie : prendre mes jambes à mon cou.

J'avale une nouvelle gorgée d'eau au moment où la porte du vestiaire claque dans mon dos. Une autre participante se rue sur le banc le plus proche. Elle est en retard. Pas moi. J'ai l'avantage face à elle, là, maintenant. C'est stupide. Pourtant, ça me remonte le moral, assez pour que la perspective de m'enfuir m'échappe pendant quelques secondes. C'est futile, mais ça ravive mon esprit de compétition, qui a tendance à se faire trop discret ces derniers temps alors qu'il était si criard, avant.

Je ne peux pas louper ces qualifications. C'est la seule chose qui me retient à la surface depuis des mois. La seule chose qui m'empêche de me noyer. Je rêve de ça depuis toujours. C'est pour ces qualifications que je m'entraîne depuis que j'ai chaussé des patins pour la première fois, alors que je savais à peine marcher correctement, et que je passais plus de temps assise sur la glace que debout.

Je ne peux pas me louper. Sinon, je n'aurais plus rien à faire ici.

Je vérifie une dernière fois que mes patins sont bien ajustés puis me place devant le miroir. Je ferme les yeux. Une seconde, pas plus. Pour la première fois depuis longtemps, ce qu'il renvoie me plaît. Mes cheveux bruns sont remontés en une couronne tressée, dont quelques mèches solitaires dépassent. Mes yeux verts sont soulignés de noir et de bleu nuit, rappelant la couleur de ma tenue étincelante. La triste vérité, c'est que je n'aime que l'Eden qui s'inscrit dans ce monde de glace.

D'un pas qui se veut assuré, je sors du vestiaire et rejoins Charlie, ma coach, qui discute avec mes parents. Dès qu'elle m'aperçoit, le visage de ma mère s'illumine.

— Oh, ma chérie, tu es superbe ! Tu vas assurer. Je le sais. Tout le monde le sait. Même les juges le savent. Toi aussi, tu le...

— Maman.

Elle fronce les sourcils, mécontente. Ma mère est une fervente adepte de la confiance en soi. Dommage qu'elle soit tombée sur moi. Vraiment dommage.

— On croit en toi, nous. Hein, chéri ?

Mon père, qui était très occupé à vérifier la longueur de ma tenue, relève la tête brusquement.

— Bien sûr !

Avant même que ma mère ne puisse achever de me convaincre, il se tourne vers ma coach :

— Charlie, tu es sûre que la longueur est règlementaire ? Il y aura des garçons dans les gradins. Je ne veux pas que le postérieur de ma fille soit montré à tout ce public.

— Papa !

Charlie sourit et pose une main sur l'épaule de mon père.

— Il n'y a aucun risque qu'un incident qui puisse toucher l'intimité d'Eden ne se produise. Promis.

Rassuré, mon père croise les bras sur son torse sans pour autant cesser de me contempler. Même les regards de mes parents semblent peser trop lourd sur ma peau. Leur attention me suscite la même réaction qu'au lycée : un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale, mon souffle se coupe, mes poils se hérissent. J'en suis au stade où leur bienveillance ne pèse même plus dans la balance. Ça ne fait plus de différence.

 — Il ne te reste que dix minutes de temps libre, reprend Charlie. Ensuite, on aura quinze minutes pour te faire répéter avant de découvrir l'ordre de passage et que les juges se mettent en place. Tout est OK pour toi ?

J'adore Charlie. Elle me guide depuis que je suis toute petite et elle a toujours cru en moi. Je n'aurais pas pu rêver de meilleure coach qu'elle. D'habitude, elle parvient à chasser mon anxiété et à me rappeler ce qui m'a poussée à enfiler des patins en premier lieu. Aujourd'hui, j'ai bien du mal à évincer les nuages noirs qui planent dans mon esprit et même Charlie ne peut rien y changer.

— On va essayer de se trouver une place correcte dans les gradins, alors. Je n'ai pas envie que ma vidéo de ta prestation soit perturbée parce que la personne devant moi a une tête énorme.

— Si quelqu'un a perturbé la vidéo, la dernière fois, c'est toi, chérie, intervient mon père. Tu as pris une photo au début et une autre à la fin. Belle prouesse de ta part. J'étais très impressionné ce jour-là.

— Ça suffit ! assène-t-elle en lui frappant le bras. Arrête de te moquer.

— Alors comme ça je ne t'ai pas épousée parce que tu es un génie de l'informatique ? Première nouvelle. Je croyais que tu étais la version féminine d'Elon Musk, moi, ironise-t-il.

         Ma mère lève les yeux au ciel et me prend dans ses bras.

         — N'écoute pas cet imbécile, mon téléphone ne marchait plus, voilà tout. Cette fois, je n'en perdrai pas une miette. Tu vas être formidable, mon bébé. Oh, et n'oublie surtout pas de faire un grand sourire à la caméra !

Un petit rire m'échappe malgré moi lorsque je la regarde se diriger vers les escaliers en sautillant. Mon père la suit du regard, lui aussi, avant de me prendre dans ses bras à son tour.

— T'en fais pas, je veillerai à ce qu'elle appuie sur le bon bouton. Bonne chance, mon ange. Fais de ton mieux. Je suis fier de toi.

Je laisse mes poumons s'emplir de son parfum rassurant avant de me dégager. Il dépose un baiser sur mon front puis s'en va rejoindre ma mère, qui lui crie déjà de se dépêcher.

— J'adore tes parents, soupire Charlie, un sourire en coin. Où est Ashton, au fait ?

         Mon cœur plonge aussitôt à la mention de mon grand frère. Il devrait être là. Et si c'était son absence, qui me portait malheur, aujourd'hui ? Il est toujours là. Tu vas tomber parce qu'il n'est pas là.

Il n'a pas pu se libérer. Avec l'université, tout ça... il n'a pas pu faire le trajet. Mieux vaut ne pas en parler.

Je suis ce que l'on pourrait appeler « l'enfant du milieu ». Mon frère aîné, Ashton, est parti faire ses études à l'université de Fairfax, en Virginie. Nous sommes comme les deux doigts de la main depuis que nous sommes tout petits et pourtant, je suis incapable de lui avouer ce que je traverse. Chaque fois que je l'envisage, j'ai la sensation de m'enliser un peu plus.

— Et Raf ?

Rafael, cinq ans, est le petit dernier. Par je ne sais quel tour de magie, j'ai dû lui transférer toute mon assurance. Ce gamin est une boule d'énergie positive.

— Oh, ma mère juge qu'il est encore trop petit pour une telle euphorie, surtout à ce niveau. Enfin, c'est ce qu'elle dit. Si ça se trouve, il lui a dit qu'il s'en fiche complètement et elle n'ose pas me le dire.

La blonde éclate de rire, d'un rire sincère, sans artifice et soudain, je l'envie, parce que dans ses yeux je perçois l'éclat que je ne vois plus dans les miens.

— J'avoue que ça ne m'étonnerait pas non plus. Championne, il est temps de rentrer en piste. Tu es prête ?

Le petit sourire rassurant que je lui renvoie doit plutôt ressembler à une grimace, alors que j'essaie d'avaler l'énorme nœud dans ma gorge qui ne cesse de croître. Elle m'ouvre l'accès à la glace et je lui tends mes protège-lames avant d'entrer. Je fais quelques tours de patinoire pour m'échauffer, m'efforçant de ne pas me focaliser sur les autres patineuses. Je dois rester concentrée. Mais j'ai beau essayer, je ne peux pas m'empêcher de m'évaluer en parallèle.

Tu n'as aucune chance, Eden. Tu n'es pas assez bien.

— Eden !

La voix de Charlie me ramène à la réalité. Je patine jusqu'à elle pour avoir ses consignes. J'évite constamment son regard pétillant et je sais qu'elle le voit.

— Fais-moi un Axel réception pied gauche puis un triple Lutz.

En entendant son instruction, je considère pendant un instant d'envoyer valser mon patin dans sa direction. Cet enchaînement, présent dans ma routine, est celui que j'ai le plus de chances de rater. Mais c'est aussi celui qui pourrait me valoir ma place dans l'équipe nationale. Il me terrifie. Je l'adore.

J'ai la sensation d'avoir le regard de chacune des personnes présentes dans cette aréna braqué sur moi et, même si je sais que ce n'est pas encore le cas, je frissonne. Malgré tout, je parviens à exécuter les deux figures sans problème, ce qui me remet en confiance. Je ne dois pas oublier que je suis dans mon élément. J'ai répété pendant des mois, et je passe clairement plus de temps dans ces patins que dans mes chaussures de ville. Je suis chez moi, ici, sur la glace, personne n'a le droit de me prendre ça. Pas même mon propre esprit.

— Il nous reste encore six minutes, m'annonce Charlie. Il faut qu'on enchaîne, le troisième roulement va bientôt débuter. Fais-moi un Double Salchow, saut de valse, puis tu me feras le troisième enchaînement de ta routine.

Quand je reviens vers elle après avoir exécuté ses consignes, Charlie est une véritable pile électrique.

— Ma belle, tu vas tout déchirer !

— Comme j'aimerais être aussi confiante, murmuré-je entre mes dents.

Rien n'échappe jamais à Charlie et encore moins les marmonnements que j'essaie tant bien que mal de cacher quand je rouspète après elle pendant les entraînements. Alors forcément, elle m'entend.

— Eden McShane, tu as un niveau exceptionnel, tu m'entends ? Tu n'as aucune raison de douter de toi. Être ici à ton âge, tu te rends compte ! Tu n'as que seize ans et pourtant, tu as travaillé avec acharnement pendant des années pour en arriver là. Tu as ça dans le sang, Eden.

Un rictus amusé étire mes lèvres. S'il me restait encore un tant soit peu de confiance en moi, son discours aurait peut-être eu une chance. Mais pas aujourd'hui, et pas en ce moment.

— Oh, et d'ailleurs, si tu penses que je ne suis pas au courant du pacte que tu as passé avec le vigile qui prend la relève le soir, tu te mets le doigt dans l'œil !

Georges m'aurait-il trahie ? On avait pourtant un marché équitable, lui et moi. Il me laissait m'entraîner comme je le voulais après les horaires de fermeture, et je donnais des leçons gratuites à sa petite-fille le vendredi soir.

— Comment t'as deviné ?

— Je m'en suis doutée. Et Georges a fini par tout m'avouer. Je l'ai acheté avec des paquets de chips. Trop facile.

Les haut-parleurs interrompent notre conversation, empêchant Charlie de terminer de me réprimander :

« L'ordre de passage est affiché sur l'écran central. Nous allons débuter dans quelques instants. Nous demandons à la première participante de se présenter immédiatement au jury.»

 J'attrape la main de Charlie, alors que nous nous avançons pour avoir une meilleure vue sur l'écran. Je passe en troisième.

 — C'est une bonne place, déclare-t-elle. Tu devrais être contente, tu n'as que deux routines avant toi pour t'apitoyer sur ton sort et te convaincre que tu crains.

— Eh ! je m'exclame en lui frappant le bras. Je ne fais pas ça.

Si, totalement.

Oh, s'il te plaît, Eden. Je t'entraîne depuis quoi, treize ans ? À partir du moment où ça te concerne toi et une patinoire, je suis absolument incollable.

Je ne réponds rien, trop occupée à analyser sous toutes les coutures la première patineuse à se présenter sur la glace. Elle prend vie à l'instant où les premières notes s'échappent des enceintes. Mon regard la suit partout où elle va, mon cerveau décortique chaque figure, chaque mouvement qu'elle effectue. La voix de Charlie n'est alors plus qu'un lointain écho.

 Ma respiration s'accélère. J'essaie de la contrôler pour ne pas attirer l'attention de Charlie, mais de petites étoiles dansent devant mes yeux alors que j'essaie de toutes mes forces de repousser ma crise de panique. Lorsque la deuxième patineuse entre en piste, mon angoisse redouble. Chacune de ses figures me rappelle que je ne suis pas la seule à avoir ce rêve, que j'ai été stupide d'y accrocher tous mes espoirs. Qu'est-ce que je croyais ? Je ne suis pas la seule ici à rêver de m'échapper de mon enfer personnel. Je suis peut-être la seule, en revanche, dont la vie ne tient qu'à cette issue.

Un seul rêve. Une occasion. Une raison de vivre.

Je n'ai pas le droit à l'erreur. Lorsque la musique de la deuxième patineuse s'achève, mon cœur bondit dans ma poitrine. J'ai la tête qui tourne.

 — Charlie, je...

— Tu es prête, m'assène-t-elle en me prenant par les épaules pour me forcer à la regarder dans les yeux. Tu es assez entraînée. Même plus que tu ne le devrais, grâce à Georges. Tu vas être parfaite. Tu vas briller. Fais ce que tu as répété pendant l'entraînement hier et ce sera formidable. Ne doute pas de toi, ma belle. J'ai une confiance aveugle en ton talent.

J'ai l'impression que je pourrais me briser en un millier de morceaux lorsqu'elle me serre dans ses bras. Je lui rends son étreinte en espérant qu'une partie de la confiance qu'elle a en moi se déverse dans ma poitrine. Mais quand elle me relâche, mes mains tremblent toujours autant.

Je ne fais pas demi-tour pour autant. Sans réfléchir plus longtemps, je m'élance sur la glace. Je sais ce que je dois faire, quand le faire, et comment le faire. Au moment où je m'arrête devant les juges, j'ai repris un peu d'assurance. Je suis prête.

 — Déclinez votre nom, mademoiselle.

Le menton levé, je prends une grande inspiration avant de déclarer calmement :

— Eden McShane.

Un homme hoche la tête en cochant mon nom sur son calepin. Je me place alors un peu plus loin, me positionne correctement et attends. Je n'entends que les battements de mon cœur et ma respiration haletante. Rien d'autre ne compte ni n'existe. Il n'y a que moi et la glace.

Les premières notes de piano retentissent, et je les sens m'emplir tout entière avant de les laisser m'animer. La glace crisse sous mes patins alors que je prends de l'élan pour ma première figure, puis lorsque je me laisse glisser en étendant mes bras. Chacun de mes mouvements est guidé par la musique. L'air froid me donne la chair de poule, et j'adore ça. L'adrénaline qui m'envahit me fait tout oublier. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens bien. Je me sens entière. Je me sens moi. Et je sais qu'à ce moment précis, je suis à ma place.

Un rictus se dessine progressivement sur mon visage et, furtivement, je croise le regard de Charlie. En me voyant, son sourire s'élargit. Je suis consciente que cela s'estompera à l'instant même où je sortirais de la patinoire, mais sur le moment, je ne peux m'empêcher de penser que j'ai droit au bonheur. Ce n'est que passager. Mais j'en profite.

Je reviens à la réalité juste avant de devoir exécuter l'enchaînement complexe que je viens de répéter avec Charlie. Je n'ai pas le droit à l'erreur.

Axel réception pied gauche puis triple Lutz. Front, réception sur la carre arrière, puis impulsion dehors arrière pied gauche, et saut en contre-rotation. Réception sur le dehors arrière pied droit, me répété-je avant de me lancer.

La musique ne m'attend pas et si je veux respecter les temps, je dois m'élancer maintenant. Mais dès le départ, je sens que mon impulsion est bancale et je sais que ma réception va être difficile à opérer. Ce n'est pas grave. Tu te rattraperas sur le triple Lutz. Trop de voix se disputent la parole à l'intérieur de mon esprit, et ce n'est jamais la mienne qui gagne.

         «T'as dragué qui, Eden, dis-moi, pour en arriver là? Parce que ça ne doit pas être grâce à ton minois que t'as pu arriver aussi loin.»

«Tu es enceinte de combien, déjà?»

«Tu es une cible si facile, Eden, tu peux pas savoir.»

«Tu devrais arrêter ça, Eden. Ce n'est pas fait pour toi. Tu vas finir par faire craquer la glace, un jour.»

«Tu es qu'une salope et tu le sais très bien.»

J'entends le craquement lugubre que fait mon genou avant même de sentir la douleur. Ma hanche, puis ma cuisse frappent brutalement la glace, me provoquant un gémissement de douleur, et je n'ai pas le temps de m'appuyer sur ma main avant que ma tête ne fasse de même. Le choc violent me fait perdre toute notion.

Je n'arrive pas à me relever. Le front collé sur la surface gelée, je n'ai pas la force de retenir mes larmes. La musique s'est arrêtée, et le monde tout entier semble s'être figé. Je viens de mourir et pourtant, la douleur est si vive que je suis persuadée d'être en vie. Mais c'est ce qu'on fait, quand on perd son point d'ancrage. On souffre d'abord, puis on cesse de respirer. On se noie.

La main de Charlie se pose dans mon dos. Je peux l'entendre me poser tout un tas de questions, me demander de m'allonger sur le dos. Mais je ne peux pas. Je ne veux pas. Je veux que le temps s'interrompe, je veux disparaître. Je veux que la glace s'ouvre et m'engloutisse. Si je dois être au fond du gouffre, n'ai-je pas au moins le droit de le choisir ?

Lentement, je relève la tête. Mes larmes ne coulent plus. Mon cœur s'est arrêté de battre, je crois. Je regarde la place où sont assis mes parents. Ils poussent tous les gens de leur rangée pour descendre les gradins au plus vite. Ma mère se tourne vers moi, semble me murmurer quelque chose, puis crie à nouveau à ceux autour d'elle de s'écarter.

Tu leur fais perdre leur temps, Eden. Tu n'es qu'une déception.

Je l'ai regardée, à cet instant, mais je n'ai pas souri à la caméra.

Hellooooooo !

J'espère que vous allez bien ! Les plus grosses modifications apportées pendant la réécriture arrivent dans les chapitres suivants... en attendant, j'espère que ce premier chapitre remanié vous a plu !

J'ai hâte d'avoir vos retours hihi !

Qu'avez-vous pensé d'Eden ?

De Charlie ?

De sa mère (un peu trop) enthousiaste ?

Je vous dis à bientôt pour le second chapitre !

Avec amour,

Louise

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