Chapitre 1. Le tombeau de glace
- Fuyez ! Quittez vos cabines ! Sauvez vos vies ! Gare à la glace !
Lucretia Stanhope avait senti le froid bien avant que les hurlements d'alerte de l'équipage la tirent de son demi-sommeil. Cela faisait longtemps qu'elle ne dormait plus que d'un œil.
La jeune femme se redressa sur sa couchette et se cogna violemment le front contre le lit du dessus. Elle avait oublié à quel point il était bas. Elle jura. Ses pieds se posèrent sur le métal froid du sol et sa peau fut parcourue par une chair de poule.
La température à l'intérieur de sa cabine avait baissé drastiquement. Sur l'étroit hublot, une couche de givre blanc avait entrepris de dévorer la vitre à l'extérieur. Il ne restait plus en son centre qu'un petit cercle libre de tout gel, comme la pupille d'un œil presque aveugle. Lucretia jeta un bref regard au-dehors. Le ciel était noir, brouillé seulement par une sorte de brume traversée de temps à autre par des éclairs bleu électrique.
Le dirigeable, dans lequel elle avait embarqué la veille, était piégé à l'intérieur d'un nuage de glace. Ce genre de phénomène se produisait régulièrement au-dessus des villes. Cependant, les navigateurs n'auraient jamais pu manquer une chose pareille et surtout, ne les auraient jamais conduit dans un tel traquenard.
Une violente secousse ébranla la structure de l'appareil et la jeune femme bascula en arrière. Elle eut le réflexe de mettre ses bras au-dessus de sa tête et cela lui sauva la vie, lorsqu'elle heurta violemment la porte métallique, deux pas derrière elle. Elle se redressa, le regard hagard et la bouche pâteuse. Lorsqu'elle reprit pleinement ses sens, le gel avait achevé de grignoter toute la surface du hublot.
Ce ne fut qu'à cet instant que Lucretia réalisa qu'une chose plus grave était en train de se produire, ce qui lui fit tendre l'oreille. Elle percevait bien les cris des passagers et de l'équipage, ainsi que le galop de leurs pas précipités. En revanche, elle n'entendait plus le ronflement des pales des hélices, ni le bourdonnement tranquille du moteur.
La glace avait-elle atteint la salle des machines ?
Une nouvelle secousse la plaqua au sol. Plusieurs objets glissèrent à côté d'elle, ses longues boucles brunes s'éparpillèrent devant elle, tandis qu'elle sentait le sol pencher vers l'avant. Une goutte de sueur glissa le long de sa tempe et elle se sentit pâlir. La silhouette en forme de cigare du dirigeable fendait les airs, mais au lieu de garder le cap, le nez de l'appareil piquait à présent dangereusement vers la terre ferme.
La jeune femme se mit debout en vitesse alors que ses mains agrippaient son sac de voyage préparé à l'avance, suspendu à une patère. Cette musette qui la suivait partout depuis qu'elle avait fui son foyer, était gonflée par ses affaires, le strict nécessaire pour déguerpir en une seconde, comme la situation l'exigeait à présent. Lucretia poussa le verrou de la porte et se rua dans le couloir. Ses pieds nus battaient le sol tandis qu'elle courait désespérément vers la cabine de pilotage. Les parois métalliques en laiton couvertes de boulons défilèrent sous ses yeux. L'air était étouffant, envahi par la peur et la désagréable odeur de la naphtaline qui émanait du bec à gaz des lampes. Le visage et la bouche déformés par la terreur, les passagers couraient dans tous les sens, la heurtaient et ralentissaient sa course.
Les couloirs étaient si exigus qu'elle finit écrasée contre un mur entre deux occupants du dirigeable. Hélas, même si elle avait pu se dégager, elle n'aurait pu aller bien loin car le reste du boyau métallique était encombré de fuyards qui quittaient leur cabine.
Où pensaient-ils fuir ? Dans un incendie de maison, il suffisait de sortir. Mais lorsqu'on se trouvait dans un dirigeable à des centaines de pieds du sol, l'affaire devenait plus compliquée.
Un homme d'équipage exigea qu'on le laisse passer pour pouvoir essayer de dégeler les rouages et faire redémarrer les moteurs. Malheureusement, il parla dans le vide. Sa voix s'évanouit dans la cacophonie et le chaos qui régnaient dans le couloir, tandis que les passagers paniqués ne pensaient qu'à leur vie.
La femme qui compressait Lucretia contre la paroi du couloir, était à présent si collée contre elle, qu'elle appuyait son bras contre sa gorge, sans qu'elle ait la possibilité de dégager ses propres bras pour la repousser. La Stanhope sentit alors sa respiration se tarir et sa poitrine peser lourd comme du plomb à mesure que ses poumons réclamaient de l'oxygène. Elle aurait aimé lui dire d'arrêter, mais aucun son ne pouvait franchir ses lèvres tant elle suffoquait. Et quand bien même elle aurait pu le faire, personne n'aurait pu l'entendre. L'espace était saturé de monde et les cris lui vrillaient les tympans.
Elle ne pouvait plus respirer.
Un mouvement de foule créa soudain un reflux qui repoussa tout le monde en arrière. Les individus, en aval du couloir par rapport à Lucretia, cherchaient en effet à faire demi-tour et se heurtaient à la masse de passagers amassés derrière eux. Cette presse(1) fit se décaler la femme qui libéra la gorge de Lucretia. Elle parvint enfin à respirer.
Lorsque les points noirs eurent fini de pailleter sa vue, elle put enfin observer avec horreur ce qui provoquait une telle émeute. Une couche de glace bleutée commençait à envahir le couloir, emprisonnant dans une gangue (2) les passagers tandis que son gel se déployait sur le chrome des murs.
Le dirigeable était en train de se transformer en un tombeau volant.
Lucretia rugit et donna un violent coup de poing à la femme qui obstruait son chemin pour se dégager. La voie enfin dégagée, elle s'appuya sur les épaules de deux hommes pour se hisser au-dessus de la foule. Ignorant les protestations, les injures ainsi que les menaces, elle crapahuta avec difficulté sur les têtes des passagers qui bloquaient le passage, moitié à quatre pattes, moitié rampant. Elle remonta ainsi le couloir droit vers l'endroit d'où provenait la glace. Elle tira des cheveux, écrasa des crânes, broya des omoplates, mais parvint enfin à l'autre extrémité.
Ces imbéciles allaient de toute manière crever si quelqu'un n'allait pas tout de suite redresser l'appareil. Par les Trois Aiguilles, qui pilotait ?
Quand elle eut enfin la place, elle cessa ses acrobaties et se laissa retomber souplement sur le sol entre deux membres d'équipage qui cherchaient à fuir l'avancée de la glace. Un souffle de buée blanche jaillit entre ses lèvres, telle la fumée d'une cigarette. Le froid transperçait de part en part ses bras nus comme une multitude d'aiguilles. Mais ce n'était rien en comparaison des cris de terreur qui continuaient de résonner dans son crâne. Malgré tout, elle reprit sa course.
Le brouhaha s'estompa pour faire place à un silence glacé. Les couloirs envahis par le gel étaient déserts, contrairement à ceux qu'elle venait de quitter, il n'y avait plus qu'elle au milieu du givre. Lucretia poussa un grognement étouffé de douleur et s'aperçut trop tard que la peau de ses pieds avait fini par accrocher à la couche de gel sur le sol à force de courir. Par les trois Aiguilles, dans la précipitation, elle avait oublié d'enfiler ses chaussures. La jeune femme serra les dents et arracha d'un coup sec ses pieds du sol.
Des gouttes de sang s'écrasèrent sur le métal gelé, comme les pétales d'une rose fanée. Elle mordit dans son poing pour retenir un nouveau grognement de souffrance et eut l'idée de déchirer des lambeaux de tissus sur le bas de son pantalon, puis de ces bandes, elle s'enveloppa les pieds. Le lin se tinta bientôt d'écarlate et son sillage fut marqué par une suite de pointillés rouge.
La lourde porte blindée de la cabine de pilotage était entrouverte. Il régnait un silence seulement tapissé en toile de fond par le craquement du blindage de la nacelle sous la pression de la glace. L'odeur âcre de son propre sang lui parut soudain superficielle en comparaison de celle qui la frappa alors qu'elle n'était encore qu'à une dizaine de pas de son objectif.
Une sensation de peur, puis celle de l'angoisse d'une traque la saisit par les tripes. Elle cessa de claquer des dents et se courba comme pour se faire plus petite. On n'entendait que son souffle rauque dans l'immobilité gelée. En silence, elle se glissa souplement dans l'entrebâillement de la porte et aussitôt, se figea d'horreur devant le véritable charnier qui s'offrait à elle.
Leurs visages livides, les corps d'une dizaine de membres de l'équipage étaient étalés sur le sol, immobiles dans la glace et le sang. D'immenses lacérations déchiraient leurs uniformes ainsi que leurs torses. Ils étaient morts avant même d'avoir eu le temps de dégainer leurs armes. Une immense terreur la prit à la gorge et son regard vide se bloqua sur les cadavres étendus, tandis qu'ils la fixaient de leurs yeux exorbités dévorés par le givre. Un homme portant une casquette de capitaine était appuyé inerte, comme un pantin désarticulé contre le tableau de bord. Voilà pourquoi le dirigeable avait foncé dans un nuage de glace : tous les pilotes avaient été tués.
Sa raison se débattait pour la tirer de la sidération qui l'enfermait dans une bulle, la rendant imperméable à tout ce qui se passait autour. Ses lèvres s'ouvraient et se fermaient, ses mots mourant avant même d'avoir pu sortir de sa gorge.
Enfer...
La vision soudaine d'une lueur à travers le grand pare-brise de la cabine de pilotage fit éclater sa bulle en un instant. Le dirigeable avait quitté le nuage de glace et à présent, les lumières de la ville s'étendaient sous ses yeux comme un immense champ de lucioles. La clarté de la lune à travers la brume ourlait les toits ainsi que les cheminées des usines et des verrières.
Plusieurs voyants rouges clignotaient et une alarme hurlait dans le cockpit. L'appareil était descendu en dessous du palier de vol autorisé, ils étaient trop bas.
Lucretia n'avait jamais piloté un tel engin de sa vie, mais celle-ci, si elle ne faisait rien, était sur le point de s'achever ici et maintenant. Alors, oubliant qu'elle n'avait aucune compétence, la jeune femme se jeta sur la barre et tira sur tous les innombrables leviers qui lui tombaient sous la main. L'un d'eux devait être le bon, car l'appareil cessa de piquer vers le sol et se redressa. Le plancher de l'appareil ne penchait plus et elle put enfin se tenir droit. Un grincement résonna soudain, puis se répercuta en écho dans la carcasse du dirigeable avant de cesser aussi brusquement qu'il avait commencé, on aurait dit un métal qui se tordait.
L'alarme cessa enfin, mais les voyants continuèrent de clignoter anarchiquement. Le cœur de la jeune femme battait la chamade, si fort qu'elle crut un instant qu'il était sur le point de sortir de sa poitrine. Elle savait qu'ils n'étaient pas tirés d'affaire. Si les pales des hélices ne redémarraient pas, ils étaient bloqués à cette altitude, condamnés à être portés par les vents.
Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'hélium dans le ballon.
Les jambes coupées par l'émotion, elle se laissa tomber à genoux dans une flaque de sang. Ses yeux coururent sur les corps inanimés sans qu'elle parvienne à exprimer toute la terreur qui la broyait. Ce n'était pas tant la vue des corps que de réaliser que des assassins étaient à bord. Ce devait être leur œuvre et bientôt, elle allait rejoindre la collection de cadavres s'ils la trouvaient. Mais Lucretia était à bout, elle fuyait depuis des mois sans parvenir à dormir. Elle n'avait plus la force de continuer.
Son poing se referma sur la poche de sa salopette où se trouvait une photo de son oncle et de son frère. Le premier avait disparu, quant au deuxième...
Une violente poussée d'adrénaline lui secoua et la tira de sa torpeur. Elle avait un but, une mission et une maudite montre perdue dans la nature.
Lucretia se força à agripper d'une main le tableau de bord et, toute flageolante, elle parvint à se tenir à nouveau debout. Elle allait trouver une cabine pour s'y enfermer en espérant que les assassins ne tombent pas sur elle. Combien étaient-ils ?
Quoi qu'il en soit, elle n'avait aucune envie de le découvrir.
La jeune femme tituba pour sortir de la cabine de pilotage. Autour d'elle, l'air se réchauffait à présent qu'ils étaient sortis du nuage de glace. Pour le reste... Tout reposait entre les mains de l'équipage. Elle ne savait ni piloter, ni réparer n'importe quelle mécanique. Ça, c'était plutôt le travail de son frère. A la simple évocation de son souvenir, elle se sentit soudain faible et découragée.
Elle s'arrêta à mi-chemin de la sortie et ne put aller plus loin. Une femme s'était dressée sur le seuil, une main appuyée contre le chambranle. Cette dernière s'en détacha pour s'avancer vers Lucretia. La Stanhope recula précipitamment, ses pieds clapotant dans les mares de sang. Un rebord métallique lui rentra soudain dans le bas du dos. Elle se retourna et pétrifiée, elle constata qu'elle ne pouvait aller plus loin, bloquée par le tableau de bord. Les lueurs rougeâtres des voyants jetaient par intermittences des éclats de lumière sanglante sur le visage couvert par un large foulard. Elle aurait voulu l'évaluer plus en détail, mais elle n'en eut pas le loisir.
L'inconnue lança son bras vers elle. Lucretia réagit en même temps et plaça ses poings devant son visage, prête à parer, puis à répliquer par un crochet gauche. Aucun coup ne vint.
La femme venait juste de lui tendre la main.
- Si tu veux vivre, suis-moi, gronda-t-elle dans un souffle.
Comme pour accentuer l'urgence de la situation, la nacelle du dirigeable grinça de plus belle et une seconde alarme plus stridente que la première se déclencha. Une vingtaine de voyants vert et bleu scintillaient sur le tableau de bord avant d'envahir les murs, comme des constellations improbables.
En temps normal, Lucretia ne lui aurait jamais fait confiance. Mais elle n'était plus en temps normal.
Elle voulait vivre, coûte que coûte.
Alors, serrant sa musette contre son torse, sa main trouva celle de la femme. Cramponnée à son dernier espoir, elle plongea à sa suite dans les couloirs gelés et vides du dirigeable, vers la vie à moins que ce ne fût vers sa perte.
Enfin, la publication du roman peut reprendre après une sérieuse réécriture ! Pas de gros, gros changement sur le fonds pour ce chapitre, cependant. N'hésitez pas à donner votre impression ceci dit !
L'image utilisée en média est un œuvre intitulée "Femme avec neige" et réalisée par le peintre Alphonse Mucha (1860-1939), figure emblématique du style "Art nouveau". C'est un artiste dont j'apprécie tout particulièrement les œuvres pour la finesse des traits, les couleurs et les décors floraux. Je l'ai choisi par rapport au titre "Le tombeau de glace"/ "Femme avec neige", tout ça, tout ça... Bref, il me tarde de vous faire découvrir d'autres de ses travaux dans les chapitres suivant !
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(1)presse : foule très dense
(2)gangue : une couche qui entoure, dissimule une chose [synonyme. carapace, enveloppe]
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