Chapitre 9 - Paris

7 novembre

Deux jours plus tôt, Peter avait quitté Berlin, Carl et toute l'équipe. Le soir du dernier concert, après s'être persuadé d'avoir halluciné les moments passés avec Carl, il était retourné à la salle de concert pour récupérer ses chiens. Il y avait croisé John et Gary, inquiets de le retrouver seul et confus alors que, la dernière fois qu'ils avaient eu de ses nouvelles, il avait disparu en compagnie de Carl après un concert exceptionnel. Interprétant un rôle qu'il avait appris à perfectionner au fil des ans, il était parvenu à les rassurer et à leur fausser compagnie facilement. Il avait ensuite réservé un vol pour Paris et attendu l'heure de partir pour l'aéroport dans un bar proche de son hôtel. Vers 5 h, il était retourné dans sa chambre, avait récupéré sa valise et s'était envolé sans un regard en arrière.

Ce soir, assis à même le sol dans son appartement de location à deux pas de la place de l'Opéra à Paris, il termine de noter quelques pensées confuses dans le carnet qui ne le quitte pas. Il y est question de Carl, de sexe et de cocaïne. Comme pas loin de 100 pour 100 des délires qu'il parvient à produire depuis 48 heures. Hors de lui alors qu'il rature un énième dessin, reflet de son obsession pour l'homme qui porte, tatoué au biceps droit, le nom de leur groupe, il entend l'un de ses chiens gémir en grattant la porte d'entrée. Relevant le nez de ses gribouillis, il croise le regard de l'animal et, dans un soupir, referme le carnet.
— Bon, bon, j'ai compris.
Trois minutes plus tard, il se retrouve à attendre dans la rue, emmitouflé dans une veste épaisse mais laide lui tombant presque aux genoux, un bonnet de laine enfoncé jusqu'aux oreilles et ses deux chiens en laisse reniflant avec intérêt un lampadaire à moitié rouillé. Une fois les canidés délestés de leurs crottes respectives, Pete s'éloigne en leur compagnie en direction d'un petit parc repéré le soir précédent. Tout juste éclairé par les luminaires de la route, l'endroit n'est, à priori, pas très accueillant. À quelques vingt mètres de lui, Peter repère un homme qui le traverse au pas de course. Casque sur les oreilles, baskets blanches aux pieds et petits nuages de vapeur s'échappant de ses lèvres à chaque expiration, le sportif n'est pas celui qu'il attend. Inconsciemment pourtant, il le suit du regard, hypnotisé malgré lui par le bruit régulier des graviers sous ses semelles. Alors que l'homme dépasse un gros hêtre sans feuilles et qu'il entame les derniers mètres qui le sépare de la rue, Pete le lâche soudain des yeux. Sous l'arbre, au-dessous d'un nuage de fumée tendant à se disperser au grès du vent, il vient de trouver celui qu'il espérait voir. Sans se presser, s'arrêtant dés que l'un des chiens souhaite renifler une odeur inconnue, il s'approche de l'inconnu rencontré la veille.

Le reconnaissant aux animaux qui l'accompagnent, le dealer sort de l'ombre de l'arbre et l'intercepte après s'être assuré qu'ils sont seuls.
— La même qu'hier, m'sieu ?
Probablement pas âgé de plus de 17 ans, le gamin, sous ses airs de racaille, n'a visiblement pas les épaules pour le boulot dans lequel il s'est lancé. Pete ne lui donne que quelques semaines, quelques mois s'il a de la chance, avant de se faire choper, si pas par les flics, au moins par une bande ou un dealer plus imposant.
Ses propres problèmes occultent pourtant bien vite sa fenêtre de compassion et il hoche la tête en signe d'assentiment. Le gamin sort d'une de ses poches un petit sachet de poudre blanche, empoche à la place le billet que lui tend Pete et s'éloigne de lui dés la transaction conclue.

Heureux de sentir l'air froid le revivifier un peu, Peter laisse la balade des chiens s'éterniser encore 20 minutes puis il rentre à l'appartement. Là, il récupère le carnet qu'il a abandonné plus tôt sur la table d'appoint dans l'entrée et en feuillette encore les dernières pages. Le nom de Carl est présent partout. Des dessins de ses mains, de sa bouche, de son corps parsèment les feuillets qu'il froisse en tournant les pages. Après avoir passé des années à combattre cette obsession, comment a-t-il pu se laisser embarquer dans un fantasme aussi réaliste ? Alors que le carnet lui échappe et tombe entre ses pieds, Peter remarque les tremblements qui agitent ses mains depuis plusieurs minutes. Sans un regard supplémentaire pour celui-ci, il redresse la tête et se dirige vers le salon, où il s'effondre dans le divan d'angle devant la fenêtre.
Il ne voit pas que sur la page restée ouverte une photo de Carl, prise lors de leur séjour en Thaïlande cinq ans plus tôt, lui sourit. Prise par un de leurs amis alors qu'ils jouent dans les vagues translucides de l'océan Indien, elle montre un Carl en short de bain et aux cheveux mouillés lui sauter sur le dos pour lui faire boire la tasse. Son regard, comme son sourire, est tendre et enjoué. Encore accrochés à Pete moins d'une seconde avant le déclenchement, ses yeux, attirés par l'objectif de l'appareil photo probablement après un appel du photographe, n'ont rien perdus de la douceur avec laquelle ils se posent généralement sur lui.

Sur le tapis devant le divan, les chiens jouent avec une vieille peluche à la fourrure jaune délavé. Affalé sur les coussins, Pete les regarde un instant, tentant de lutter contre ses démons, les doigts de sa main droite s'étendant et se refermant inlassablement sans qu'il y prenne garde. Quand un aboiement de Zeus le sort de ses pensées, il étend le bras vers l'appui de fenêtre et y prend une seringue posée là quelques heures auparavant. Alors qu'il la pose sur sa cuisse et qu'il se tortille pour aller chercher le petit sachet de poudre dans sa poche de jean, le téléphone vibre contre sa main, annonçant un nouveau message. Instinctivement, c'est ce dernier qu'il sort de sa poche, repoussant encore un peu sa nouvelle prise de coke. Sans se l'avouer, il espère un message de Carl, bien qu'il n'ait pas répondu aux six derniers que celui-ci lui a envoyé. En l'ouvrant, pourtant, il découvre un SMS de Katia. Il le parcourt, renverse la tête en arrière et soupire. Pendant plusieurs minutes il reste dans cette position, fermant les yeux, inspirant et expirant calmement en faisant le vide dans son esprit. Il lâche le smartphone qui tombe entre ses cuisses et se met en veille quelques secondes après.

Au bout de quelques minutes, ses yeux se rouvrent et il bondit sur ses pieds, envoyant valser téléphone et seringue au plancher. Il se rue dans l'entrée, suivi des chiens qui se demandent si une nouvelle sortie est à l'ordre du jour. Devant le carnet, il se laisse tomber à genoux, le ramasse, ainsi que le crayon resté contre la plinthe après sa sortie au parc une heure plus tôt. Sans s'attarder sur la photo, il passe rapidement les pages jusqu'à en trouver une blanche. Dessus, il griffonne alors ses pensées, les potentielles paroles d'une de ses futures chansons.


Stuck in my mind
(Coincé dans mon esprit)

You turn you turn you turn around
(Tu tournes tu tournes tu tournes autour)

I try to put you out
(J'essaie de te mettre à la porte)

You turn you turn you turn again
(Tu tournes tu tournes tu tournes toujours)

Do you think it's correct
(Crois-tu que ce soit correct)

To stay here, to obsess me
(De rester là, de m'obséder)

No respite
(Jamais de répits)

Where is the exit
(Ou est la sortie)


Whitouth asking me my opinion
(Sans me demander mon avis)

Always turning around
(Toujours à me tourner autour)

In the spotlights
(Sous les feux)

In the rain
(Sous la pluie)

When did you decide to ignore my advice
(Quand as-tu décidé de te passer de mon avis)

To settle down, believing you're at home
(Pour t'installer, te croire à la maison)

You destroyed me
(Tu m'as détruit)

You hated me
(Tu m'as haï)

You turn you turn you turn around
(Tu tournes tu tournes tu tournes autour)

I loved you
(Je t'ai aimé)

I cried to you
(Je t'ai pleuré)

I turn I turn I turn around
(Je tourne je tourne je tourne en rond)


Stuck in my mind
(Coincé dans mon esprit)

I turn I turn I turn around
(Je tourne je tourne je tourne en rond)

I gave up a long time ago
(J'ai renoncé il y a bien longtemps)

To kick you out
(À te mettre à la porte)

Do you think it's correct
(Crois-tu que ce soit correct)

To stay here, to alienate me
(De rester là, de m'aliéner)

You settled down
(Tu t'es installé)

There's no exit
(Il n'y a pas de sortie)

Quand il s'arrête enfin, il a recouvert deux pages entières de son écriture bordélique. Il reste un instant à les observer puis referme doucement le carnet. Il en caresse la couverture, remarque que Narko s'est couché contre sa jambe et enfoui sa main dans son épaisse fourrure. Écrire lui a fait du bien. Écrire sur un autre sujet que Carl. Enfin, écrire sans le mentionner directement. Car il n'est pas entièrement dupe.
Il se relève, retourne dans le salon sous l'œil attentif de son chien et remarque la seringue toujours à terre. Il la ramasse, l'observe un moment puis la repose sur l'appui de fenêtre avant de ramasser le téléphone. En s'asseyant dans le divan, il relit le message de Katia.

« De retour à la maison, tu penses rentrer bientôt ? Tu me manques. »

Il aime cette femme, il l'aime tellement. Mais si seulement il pouvait n'aimer qu'elle.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top