Chapitre 5 - Berlin, le matin

5 novembre


L'ambiance dans le bus n'est pas aussi détendue qu'elle n'aurait du l'être après un concert. Carl est à l'avant, en train de ruminer ses pensées. Seul. Peter, une fois encore, est installé tout au fond, partageant ses divagations d'ivrogne avec une partie de l'équipe. Avec Katia. Carl aime de moins en moins la jeune femme. Pourquoi ne réagit-elle pas ? Pourquoi ne l'aide t-elle pas ? Et pourquoi Pete ne peut-il pas se mettre en couple avec une personne bonne pour lui, une fois dans sa vie ? Carl est d'exécrable compagnie toute la soirée, si bien que rares sont ceux qui se risque à l'approcher.

Quand les lumières s'éteignent pour laisser au groupe l'occasion de dormir quelques heures avant leur représentation du lendemain, Carl s'endort tout de suite. Ce qu'il aurait trouvé étrange au vu de son énervement, s'il avait été réveillé pour s'en rendre compte.

Le car s'arrête devant un hôtel berlinois vers 6 h du matin. Pour la plupart, ses occupants ont peu voire pas dormi, et c'est telle une horde de zombies qu'ils en descendent pour rejoindre de véritables lits.
Alors qu'il fait quelques pas sur le parking en fumant sa première clope de la journée, Carl remarque Peter qui descend aussi. Celui-ci le voit à son tour et vient à sa rencontre, un sourire gêné d'enfant qu'on aurait surpris en train de voler des cookies sur le visage. La fatigue s'est ajoutée aux marques qu'ont laissé l'alcool et la coke sur lui, et pourtant le cœur de Carl se gonfle de reconnaissance quand son ami lui dit bonjour. Ils ne peuvent vraiment pas rester fâchés très longtemps. Ils partagent une cigarette, échangent quelques phrases, rient même d'une blague nulle de Pete, et rentrent finalement côte à côte dans l'hôtel. Ils partagent un ascenseur avec Gary, rigolent un peu et Carl ne quitte son ami qu'après avoir mis celui-ci au lit.
— Ce soir, on assure, Bilo.
— Ça va de soi.
Il lui serre l'épaule de la main, le quitte, sort de la chambre et se rend à la sienne, trois portes plus loin. Il aimerait croiser Katia, lui enjoindre de le surveiller un peu, de ne pas le laisser sortir, mais la fille a encore une fois disparu.
Devant sa porte, il trouve Gary, sérieux comme un pape.
— Faut qu'on parle.
— Ça peut pas attendre ?
— Je crois pas, non.


Tout le monde est couché, il ne reste plus que Gary et Carl, dans la chambre de ce dernier. Malgré l'heure, Gary prend une bière dans le frigo, la décapsule et s'assied dans le fauteuil vert aux accoudoirs moelleux. Une fois installé, le dos bien calé et la cheville droite posée sur son genou gauche, il redirige son attention sur Carl qui n'a pas bougé depuis qu'ils sont entrés. Debout dos à lui, il regarde par la fenêtre le paysage très matinal qu'offre la ville. Se raclant la gorge pour se donner de la contenance, Gary rompt le silence.
— Bon, tu vas m'expliquer ce qui se passe au juste ?
Carl n'est pas sur de vouloir parler. Il n'est même pas sur de ce qu'il va pouvoir dire. Transvasant son poids d'un pied sur l'autre, il vacille légèrement, les yeux toujours perdus dans les milliers de petits points lumineux qui éclairent la ville et bientôt s'éteindront. Il met longtemps à parler, mais Gary est patient et il attend, les yeux rivés sur le dos de son ami.
Au bout d'un moment qui lui semble infini, Carl se retourne et commence à parler. Il ne peut mettre des mots sur ce qu'il ressent aujourd'hui. Trop compliqué, trop confus et dérangeant. Mais il peut livrer ce qu'il a sur le cœur depuis de très nombreuses années.
— Quand on s'est séparés...
Mouvement du poignet signifiant « Toi-même tu sais » et yeux qui roulent dans leurs orbites. Acquiescement silencieux de Gary qui, à force, à appris à connaître par cœur le langage non-verbal de son ami.
— C'était, enfin, tu sais pourquoi... Toutes ces raisons... La drogue... L'alcool... Ses conneries... Tu sais.
Carl parle lentement, s'arrête souvent pour chercher ses mots, évite de regarder Gary dans les yeux. Celui-ci prend une gorgée de bière.
— Il y en avait une autre... De raison... On était... Rah ! Nombreux mouvements de bras désordonnés pour Carl, nouvelle gorgée pour Gary. En... En quelque sorte... On pourrait dire... Fiancés.
Le batteur recrache sa bière par le nez sous l'effet de la surprise, Carl lui lance un regard noir, l'air de dire « Oh, ça va, hein ».
Gary semble sidéré et les mots lui manquent pendant les longues secondes où ils se fixent, l'air un peu bête. Raffermissant sa prise sur la bouteille presque vide, mais pas totalement, qu'il est sur le point de laisser tomber, il se lâche.
— Vous étiez QUOI ?
— Oh, ça va ! Je pourrais t'en citer aussi des conneries que tu as faites à cet âge-là.
— Mais... Vous... Toi... Lui...
— On avait 20 ans, merde ! On était tout le temps défoncés, on savait pas ce qu'on faisait.
— Carl...
— On se tournait autour, tu le sais...
— Carl.
— T'étais là ! Tu nous as vus ! Je croyais que je l'aimais..
— CARL !
Carl s'arrête, les doigts enfoncés dans le simili-cuir du dossier du fauteuil qui fait face à Gary. Il relève la tête, tremble encore, et croise son regard abasourdi.
Gary reprend, trop calmement :
— Carl, qu'est-ce que tu lui as fait ?
Ses traits se décomposent. C'est ça le sentiment qui ne l'a jamais vraiment quitté. Une putain de culpabilité refoulée. Qui le grignote de l'intérieur. Le rend jaloux. Le pousse à boire plus que de raison. Il contourne le fauteuil, se laisse tomber dedans, la tête dans les mains. Il hoquette.
— J'ai bousillé sa vie.

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